Vincenot :Entre Anarchisme individualiste et retour à la Terre (06/04/2010)
Chronique parue dans Rébellion 27- Novembre/Décembre 2007
Avoir Les Yeux en face des trous, c’est accepter de se prendre la réalité en pleine gueule ! Henri Vincenot, connu et reconnu comme l’immortel chantre de la terre bourguignonne et de ses secrets (La Billebaude, Le Pape des escargots...), le pépère moustachu que l’on aime à lire, en rêvant, les nuits d’hiver, savait aussi, en bon gaulois, gueuler un bon coup quand il le fallait ! Et même bien plus que cela... Il le prouve à merveille avec Les Yeux en face des trous, roman méconnu (oublié ?) que l’on peut lire comme un pamphlet ! Roman paru, accessoirement, en 1959, au temps de l’industrialisation triomphante... Mais, trêve de discours, le bouquin ne s’y prête guère, venons-en aux faits !Le narrateur, Jefkins, après avoir erré par monts et par vaux, vécu maintes aventures en faisant le tour du monde moderne (Etats-Unis, URSS), prend femme dans une famille paysanne, enracinée, depuis de nombreuses générations, dans ce sol bourguignon dont on hume les senteurs à travers la description de la « terre usée (...) par le piétinement familier, l’orme sec où grincent les pintades, le tas de sarments où nichent les vipères, et, sur le pâtis, le traîneau à bois, laissé là comme un squelette de grand échassier blanchissant au soleil. « Chez ces gens, il redécouvre les joies simples du foyer et de la ferme. Cette chaleur perdue de la vie villageoise, celle qui voyait chacun se lever au petit matin pour aider le voisin à faire accoucher sa vache, avant de se retrouver, au coin du feu, pipe à la bouche, autour de la gnôle coulant à flots !Et voilà qu’un jour, les ingénieurs, oiseaux de malheur, se pointent chez eux pour trouver du pétrole ! Et dégradent les esprits, abusent les ruraux enthousiastes et inconscients... Et pourtant ! Cela ne se fera pas faute de résistance. Dans la famille, sur le point d’être expropriée - c’est-à-dire chassée en toute légalité - contre un (prétendu) équivalent sonnant et trébuchant, le malaise s’est installé. Jefkins (qui, pour le coup, sait à quoi s’en tenir !) a bien su voir dans l’ingénieur, « un de ceux qui foutraient le feu à la planète par dévotion aux logarithmes, un fondu qui, faute de bander, fait l’amour avec sa règle à calcul, et s’imagine qu’il nous intéresse ».
Le pépère Féli, oscillant entre folie et lucidité, en vient - peut-être parce qu’il n’y a « rien à attendre de bon des gens qui refusent un canon ! « -à employer les grands moyens. Fuite. Poursuite. Feu sur quelques envahisseurs ! Feu sur quelques profanateurs de la terre ! Poursuite à nouveau. Puis arrestation. Jefkins, un peu porte-parole de l’auteur, doit se résoudre à renouer avec sa vie d’aventurier et à laisser... sa terre aux cons ! C’est le début d’un long et palpitant périple parisien. Paris et sa misère, Paris et son horreur, Paris et sa laideur qui compromet les charmes qu’on lui trouvera par ailleurs... Là-bas, il goûtera l’usine et l’exploitation. Usine peu regardante sur les conditions de travail ; usine d’avant-garde. Dans, les deux cas, le fier paysan fera l’expérience de la dépossession de soi. Et en ressortira, sourire aux lèvres et tête haute, à mille lieues au-dessus des zombis, plus remonté que jamais contre ce qu’il avait déjà vu à l’oeuvre en son domaine et qu’on appelle «Progrès». « Appelez-vous progrès les corons, les ateliers, les brais poisseux qui coulent dans les ruisseaux, les goudrons qui rongent les herbes, étranglent les arbres, les gaz qui brûlent tout et transforment un pays verdoyant en un cratère où les animaux même se font honte de vivre ? «Si Jefkins reste inaccessible à la massification de ce monde inhumain, il le doit peut-être à son individualisme frondeur et anarchisant. Excessif (« Je suis, comme chacun, le seul exemplaire d’une race unique dont je suis exclusivement chargé d’assurer la conservation et d’assumer le destin. (...) Je n’ai pas de semblable »), mais pas sans fondements. C’est ainsi qu’il se rira des bonzes syndicaux venant recruter. « Où est la foule, il y a des idoles. Mieux vaut le
désert, même avec la soif et la brûlure du soleil... « (Nietzsche). Isolé par l»hostilité généralisée, jamais son regard ne perdra sa profonde acuité. Il s’exhale du bouquin un souffle proprement révolutionnaire ! Là où Jefkins passe, se met en marche un impitoyable jeu de massacre des idoles du progrès. Une lumière froide est ainsi jetée sur la tragique réalité de l’immigration. Ce que la politique ne sait pas dire, l’écriture peut le traduire :» Quand on voit un Berbère, le bâton en travers des épaules, aller, la tête droite, bien drapé dans ses flanelles, l’oeil perdu dans des horizons bibliques et qu’on le revoit ici, on se demande où est le bienfait de la civilisation... (...) Ici, regarde-le rêver qu’une perceuse lui crève le crâne parce qu’il a mal rempli l’imprimé de la Sécurité sociale. Il est accablé d’une journée de travail accomplie à un rythme qui le dépasse. Il est hanté par la journée de demain où l’attendent les contremaîtres, les moqueries, les règlements, les horaires, et cette extraordinaire piocheuse pneumatique dont l’admirable efficacité en tous terrains ne fera de ceux qui l’emploient que des vieillards précoces... « Visionnaire, Jefkins - et à travers lui, Vincenot - voit, au-delà de l’écrasant capitalisme productiviste, l’étouffant capitaliste consumériste. Il en parle dans des pages entourées d’allusions à la féminisation que ne renierait pas Alain Soral : « Je ne donne pas cinquante ans à l’humanité pour que la femme soit devenue son tortionnaire. Son besoin d’aimer peut devenir, pour peu qu’on sache l’appliquer, le meilleur auxiliaire de l’inexorable exploitation de l’homme par la société. (...) Tout ce qui fait de la femme une amante farouche, une épouse parfaite, une mère admirable, peut en faire la pire des gardes-chiourmes. » Les Yeux en face des trous, roman qui fait peur, réfléchir et force le fou rire, c’est aussi des personnages hauts en couleur ! Tel Robert Baylet, dit «balayette». Sorte de Saint-Taupin (symbole de l’épopée des prêtres-ouvriers) qui, ingénieur de formation, hante, pour vivre avec les pauvres et se rapprocher du Christ, les usines et les taudis. Persuadé qu’il est que l’introduction des prêtres dans la civilisation des robots rachètera le progrès, il a toutes les peines du monde à comprendre qu’il est illusoire de vouloir réformer le système. Ce que son ami Jefkins traduira, bien à sa façon, en proposant « le camp de concentration pour tous les taupins et les sous-taupins «, car, après tout, on en a fusillé pour moins que ça !
Toutefois, ce livre ne se limite pas aux phrases provocatrices et fracassantes qu’il contient. Son dénouement est heureux, prometteur. Vincenot est un éveilleur par qui l’on aimerait tous être réveillés et emmenés vers les cimes... En attendant, nous avons ses bouquins... et c’est déjà mieux que rien ! Mais nous avons aussi cette clef, qu’il nous livre au détour d’une page et qui permettra peut-être aux rescapés de la post-humanité de sauver leur âme : « Au passage dans les combes des monts de Bourgogne, j’ai eu comme une révélation : j’ai revu ces forêts, ces friches, ces lointains abrupts, où montait la fumée blanche d’un bûcheron. Que n’y ai-je pensé plus tôt ? Il y a là, dans ces solitudes, je le sais pour les avoir rencontrés à la chasse, de petits villages de pierre, vides comme des carapaces de scarabées. Des hameaux qu’on trouve encore, dans des taillis farouches, en écartant les broussailles de la main. Des maisons, endormies pour toujours. Pour toujours ? " L’homme de l’avenir renaîtra dans les friches et les bois".<
Disponible en Livre de Poche
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