La liquidation de la recherche française (11/06/2010)
Article paru dans le Rébellion 40 – Janvier/Février 2010
Depuis son élection en mai 2007 à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy a mis en oeuvre une politique de destruction du service public. Les réformes proposées pour l’enseignement supérieur et la recherche s’inscrivent dans le cadre d’une américanisation toujours accrue de la société française. Elles visent à régir le champ du savoir au moyen de notions issues du champ économique, comme la productivité ou la rentabilité.
« Le monde de l’Université et de la Recherche est en proie depuis quelques temps déjà à un processus de dégradation sans précédent en Occident depuis des siècles, et à de lourdes menaces non pas contre la liberté de pensée, apparemment portée au pinacle, au contraire, mais contre la pensée elle-même. Plus spécifiquement, ce que ces assauts menacent de faire disparaître, définitivement peut-être, c’est le rapport humaniste à la culture qui était au fondement de l’Université, ce mélange d’obligation et de plaisir pris à la connaissance désintéressée des œuvres d’art et de pensée, littéraire, philosophique ou scientifique (1) ». Ce constat amer est celui porté par la grande majorité des chercheurs et enseignant-chercheurs sur les réformes de l’actuel ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse. Parmi ces mesures, le demantèlement des organismes de recherche, la réduction des effectifs de chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs et la précarisation des statuts des personnels des instituts de recherche, l’augmentation de la part du privé dans le financement de la recherche.
Le démantèlement du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et des Etablissements Publics à caractère Scientifique et Technologique (EPST)
Dans son discours sur la stratégie nationale de recherche et l’innovation du 22 janvier 2009, Nicolas Sarkozy a déclaré qu’ «à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50% en moins qu'un chercheur britannique dans certains secteurs » (2), lançant ainsi l’offensive contre le système de recherche français, accusé d’être improductif et de ne pas assurer un transfert suffisant de connaissance et de technologie vers le secteur privé. Derrière ces accusations dénuées de tout fondement – rappelons, par exemple, que le CNRS, organisme de recherche français mondialement reconnu, est le 4ème institut de recherche au monde et le 1er en Europe selon le classement Webometrics (3) et que la France se classe au 5ème rang mondial en terme de production scientifique dans le domaine des Sciences de la Vie et de la Santé (4) – et l’autonomie des universités, se cache la volonté de contrôle de l’enseignement supérieur et de la recherche par des technocrates et des experts autoproclamés, pour les mettre au service d’intérêts privés. Les propos de Nicolas Sarkozy sur l’opacité de l’évaluation des chercheurs - « Nulle part dans les grands pays, sauf chez nous, on n'observe que des organismes de recherche sont à la fois opérateurs et agences de moyens à la fois, acteurs et évaluateurs de leur propre action » (2), alors que la qualité des recherches effectuées par ceux-ci est principalement évaluée en fonction du nombre de publications parues dans des revues à comité de lecture, le plus souvent internationales, et donc soumises au jugement de leurs pairs, et du nombre de brevets déposés - s’inscrivent dans la volonté de faire de l’enseignement supérieur et de la recherche des marchandises. Le démantèlement du CNRS, remplacé par des instituts nationaux ou agences de moyens (5), de l’Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale (INSERM) et de l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) pour former l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, illustrent cette tendance à la gouvernance d’un cénacle d’experts et de décideurs, pour lesquels les activités scientifiques appartiennent au domaine de la production et doivent avoir un volet applicatif et des retombées économiques pour être viables. La disparition des Sciences Humaines et Sociales (SHS) du CNRS, évoquée avec insistance (6), s’inscrit dans cette logique. « L’hétéronomie commence quand quelqu’un qui n’est pas mathématicien peut intervenir pour donner son avis sur les mathématiciens, quand quelqu’un qui n’est pas reconnu comme historien (un historien de télévision par exemple) peut donner son avis sur les historiens, et être entendu » (7). L’effet de ces réformes est donc totalement opposé à l’objectif d’autonomie de l’enseignement supérieur et de la recherche voulu par Nicolas Sarkozy.
Réduction des effectifs et précarisation des statuts
Selon Nicolas Sarkozy, la France compte « plus de chercheurs statutaires, moins de publications [que la Grande Bretagne] et pardon, je ne veux pas être désagréable, à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50% en moins qu'un chercheur britannique dans certains secteurs » (2). En stigmatisant le manque de productivité de la recherche française, - assertion mensongère comme nous l’avons mentionné précédemment et sans fondement car le nombre de publications ne reflète pas nécessairement la qualité des travaux menés -, Nicolas Sarkozy a pour objectif de réduire le nombre de postes de chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs permanents pour les remplacer par des chercheurs en CDD (post-doctorants, Attachés Temporaires d’Enseignement et de Rercheche ou ATER, ...). Cette rédution des effectifs a déjà commencé : le CNRS va recruter 300 chercheurs en 2009 contre 400 en 2008, soit une réduction de 25% des recrutements (8), l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), 20 en 2009 (dont 12 Directeurs de Recherche, c’est-à-dire essentiellement la promotion de Chargés de Recherche faisant déjà partie de l’institut) contre 34 en 2008, soit une réduction de 40%. Une évolution similaire est enregistrée dans les différents instituts pour le recrutement des chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs. Cette diminution des recrutements de permanents est en partie « compensée » par une multiplication de contrats et statuts précaires ayant en commun d’être mal rémunérés: stagiaires, doctorants, post-doctorants, ATER, CDD divers.
Financement externe de la recherche française
Les budgets de fonctionnement des laboratoires et des unités de recherche sont de plus en plus réduits. Pour pouvoir mener à bien leurs activités de recherche, les chercheurs sont amenés à faire des demandes de fond à des instances étatiques, des organismes nationaux et européens, ou des fondations privées comme l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), les divers Plans Nationaux, les Réseaux Thématiques de Recherche Avancée (RTRA), par le biais de dépôt de projets. Suivant le résultat de l’évaluation des projets, les équipes de recherche sont dotées de crédits leur permettant de financer l’achat de matériel, de payer leurs missions en France et à l’étranger, de règler les frais de publication et d’inscription à des colloques, et d’embaucher des chercheurs en CDD. Bien évidemment, la rédaction de ces projets, de plus en plus ambitieux, nécessitant « la mise en place de thématiques transverses sur des pôles émergents», « de pôles de compétence », « la création des passerelles entre les sciences dures et les SHS », « de liens avec l’industrie »..., et la nécessaire justification des dépenses et des frais de fonctionnement, est très coûteuse en temps. Les chercheurs en poste se muent, à leur corps défendant, en chefs de projet, suivant le modèle anglo-saxon. L’essentielle de l’activité de recherche repose, de plus en plus, sur les doctorants et les post-doctorants, chercheurs en CDD, ayant pour objectif, eux aussi, de rentabiliser le plus possible, leur un, deux voire trois ans de contrat, en terme de publications, espérant, à terme, pouvoir intégrer un poste de chercheur ou d’enseignant-chercheur. L’on comprend aisément que ce mode de fonctionnement, qui prendra une importance plus grande suite à la réforme, se fait au détriment d’une recherche de qualité.
Contrairement aux ambitions affichées, les réformes actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche ne conduisent pas à plus d’autonomie pour les chercheurs et les enseignenants chercheurs. Elles ne font que parachever la destruction, entamée depuis plusieurs années, d’un système qui a fait ses preuves et a permis à la recherche française d’être reconnue pour sa qualité dans le monde entier, pour le remplacer par un système combinant les inconvénients de la lourdeur administrative française (multiplicité des évaluations, complexité des appels d’offre, …) et de la flexibilité du système anglo-saxon (réorientation rapide sur les thématiques sur lesquelles se portent les sources de financement). Si différents aspects du système de recherche français méritent d’être repensés (mode de recrutement des chercheurs, diversité des statuts au sein des unités mixtes de recherche, diminution du nombre d’heures de cours pour les enseignant-chercheurs), les réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche ne feront que porter préjudice aux aspects positifs du système de recherche français. Loin de renforcer l’autonomie des universités, elles rendront le système de recherche français dépendant d’orientations décidées par des experts au sein des agences de moyen. Ces orientations seront fortement influencées par les intérêts du monde économique (les activités de recherche devant conduire à des applications industrielles et commerciales), alors qu’il est évident que les productions intellectuelles ne sauraient être régies par les lois du marché. Comme le remarquait fort justement Pierre Bourdieu, « historiquement toutes les productions culturelles que je considère, - et je ne suis pas le seul, j’espère -, qu’un certain nombre de gens considèrent comme les productions les plus hautes de l’humanité, les mathématiques, la poésie, la littérature, la philosophie, toutes ces choses ont été produites contre l’équivalent de l’audimat, contre la logique du commerce » (9).<
NOTES
1> Pour la création d’un Cercle des professeurs et des chercheurs disparus, Pétition à l’initiative de la Revue du MAUSS, Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, http://journaldumauss.net/spip.php?article468.
2> Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, Sur une stratégie nationale de recherche et d'innovation, à Paris le 22 janvier 2009, http://discours.vie-publique.fr/notices/097000238.html
3> http://research.webometrics.info/top2000_r&d.asp
4> Communiqué de presse du 8 avril 2009, Huit acteurs de la recherche française créent l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, http://www2.cnrs.fr/presse/communique/1571.htm
5> Communiqué de presse du 27 mars 2008, Réforme du CNRS : l'organisme accélère, http://www2.cnrs.fr/presse/communique/1316.htm
6> Appel : Pas de CNRS sans Sciences Humaines et Sociales !, http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1867
7> Pierre Bourdieu, Sur la télévision, p. 66, Ed. Raisons d’Agir.
8> Communiqué de presse SNCS/FSU du 29 octobre 2008,
Recrutement chercheur 2009 au CNRS : − 25 %, http://sncs.fr/imprimer.php3?id_article=1354&id_rubrique=17
9> Pierre Bourdieu, op. cit, p. 29.
13:58 | Lien permanent | Facebook | | Imprimer