Editorial du numéro 59 de la revue Rébellion (08/07/2013)

DESORDEM E PROGRESSO

Le positivisme vient d'être mis à mal au Brésil par la pratique de la lutte de classe dont on conviendra qu'elle constitue un critère d'évaluation et de réfutation d'une théorie se réclamant de la scientificité. Il est bien connu que la devise figurant sur le drapeau national brésilien, "ordem e progresso" a été imposée dans la deuxième moitié du 19° siècle par des disciples brésiliens du français Auguste Comte ayant qualifié sa philosophie de positiviste, indiquant par là que la pensée scientifique établissait des corrélations constantes entre phénomènes, méthodiquement mesurables. Ainsi aurions-nous l'opportunité et le devoir d'abandonner la pensée théologique et métaphysique précédant l'ère positive s'offrant désormais à nous. Le progrès se déroulant irréversiblement dans l'histoire pourrait être appliqué jusqu'au sein de la vie sociale devenant elle-même un objet de science et de prévisibilité que la sociologie rendrait possible. L'ordre intellectuel se distillerait par le canal de la raison jusqu'au cœur des phénomènes sociaux, rendant dès lors possible l'application de la recette positiviste afin de, comme le soulignait ironiquement Karl Marx, "faire bouillirles marmites de l'avenir". Comme le philosophe français était moins sot et plus sensible que ses héritiers du 20° siècle (tels Karl Popper et l'Ecole de Vienne), il avait néanmoins compris qu'il faut bien faire lien social et que les hommes doivent être reliés par quelque chose qui transcende leur singularité sous peine de sombrer dans un libéralisme vide parce qu'individualiste. La religion devint alors dans son esprit, celle de l'Humanité qualifiée de Grand Etre duquel toutes les générations passées et actuelles participent ; ce qui a au moins l'avantage de mettre en avant les devoirs de chacun plutôt que les fameux droits de l'homme, dernière fantaisie métaphysique dans l'histoire, selon le penseur positiviste. Cette doctrine a plus ou moins inspiré la plupart des hommes politiques brésiliens ayant exercé le pouvoir jusqu'à nos jours et il existe même encore des représentants de l'Eglise positiviste au Brésil. Ce que l'on sait moins, c'est que le PT de Lula a lui-même subi l'influence d'un tel courant de pensée. Cela se traduit par la vision interclassiste qu'il défend ; le prolétaire étant invité par l'idéologie positiviste à participer à l'effort productiviste et progressiste et incarnant aussi bien le travailleur salarié aux revenus modestes que le capitaliste entrepreneur. L'accession au pouvoir de Lula a justement été rendu possible par la collaboration des classes et le soutien qui lui a été apporté par certains secteurs de la bourgeoisie nationale brésilienne. C'est sans doute une des clefs expliquant le maintien de son parti politique aux fonctions suprêmes et de la relative mansuétude lui ayant été accordée jusqu'ici par l'impérialisme dominant. Ce consensus interclassiste vient de se fissurer ouvertement comme il est possible de le constater avec les récents évènements de contestation et d'affrontements s'étant produits dans certaines grandes villes du Brésil. Si le culte footballistique y fait toujours recette, il n'en reste pas moins vrai que la conscience du fossé existant entre les conditions d'existence de millions de prolétaires et le monde des affaires, des spéculations financières et immobilières autour de l'organisation de la compétition vouée au ballon rond, a émergé clairement, donnant lieu à des revendications portant initialement sur la question du prix des transports, question vitale pour les travailleurs esclaves d'un mode de vie délirant au cœur des mégalopoles que l'on connaît.

Le prolétariat a pris ponctuellement ainsi son destin en mains, en critiquant violemment la gabegie entretenue par l'oligarchie en place qui tentait comme d'habitude de se donner à elle-même et au regard aliéné des spectateurs mondialisés, la représentation festive de sa propre réussite sur le champ de la compétition sportive marchandisée. L'imposition de l'ordre et du progrès capitalistes sur toute la surface du globe n'est qu'un désordre, un chaos, asservissant l'immense majorité des travailleurs salariés. La prise de conscience de cette condition imposée par la quête du profit et qu'aucun gouvernement social démocrate (y compris le PT) ne remet en question, constitue le sens et la leçon majeure de la critique pratique mise en œuvre par les manifestants brésiliens en colère.

Ceux-ci ne sont pas essentiellement des membres des fameuses "classes moyennes" comme aime à les présenter l'idéologie médiatique du système et que celle-ci découvre de façon récurrente lors des moments de contestation plus ou moins radicale depuis "le printemps arabe" jusqu'aux récents évènements en Turquie. La réalité est que le système capitaliste globalisé produit avec les mêmes causes, les conditions modernes d'aliénation, des effets globalement identiques. En cherchant son bonheur (un profit maximum) sous des cieux éloignés des centres prolétariens occidentaux traditionnels, le capital pensait également y trouver des prolétaires peu aguerris dans les luttes sociales. Néanmoins, cette année, les manifestations du 1°mai ne furent pas de tout repos, par exemple, pour les représentants des pouvoirs exotiques. De même, il n'échappera à personne la différence qualitative entre la colère de rue s'exprimant politiquement en marge des terrains de football au Brésil et le chaos engendré, il y a quelques semaines à Paris, par le lumpenprolétariat que draine l'entreprise qatarie du PSG et qui fait l'aubaine de la stratégie du pouvoir régnant par le désordre. Partout dans le monde, le capital fait naître ses propres fossoyeurs, non pas des "classes moyennes" mais des êtres humains recevant parfois une éducation, une formation, rendues nécessaires par les critères de fonctionnement et de rendement propres au processus de valorisation capitaliste contemporain. Pour autant, l'existence de ces nouveaux travailleurs, souvent au chômage et sans avenir glorieux de réussite sociale, n'en est pas moins soumise à l'aliénation généralisée. Dans la plupart des pays "émergents", dorénavant, la critique sociale peut se hisser à un niveau qualitatif à la hauteur des enjeux contemporains de la lutte de classe. Parallèlement, la classe dominante tente d'ériger ses contre-feux idéologiques à l'aiguisement de celle-ci, en faisant la part belle à la légitimité d'une demande de "plus de démocratie", de respect des "droits de l'homme" et autres sornettes habituelles. Ainsi, certains représentants du PT brésilien se posent la sempiternelle question que la mauvaise conscience sociale démocrate se pose, d'un infléchissement nécessaire de la politique du parti "à gauche" puisqu'il apparaît nettement que les travailleurs n'ont pas été totalement anesthésiés. Les compromis idéologiques, les consensus interclassistes n'ont donc pas une efficacité absolue. En Turquie, l'islamisme capitaliste s'est effrité dans une société ouverte économiquement à la modernité du marché mondial ; le parti sensé défendre "la Justice" était trop sensible à l'édification de nouveaux lieux de culte voués à la marchandise et à l'attrait de la spéculation immobilière. La colère populaire s'est alors fait vigoureusement entendre. S'il n'y a pas encore matière à voir dans les divers phénomènes que nous venons d'évoquer, les prodromes de la révolution, il y a pourtant lieu d'y percevoir les symptômes d'une prise de conscience populaire des impasses et contradictions du système capitaliste dans son ensemble, du fait également, que nulle part ce dernier n'est porteur d'un avenir radieux d'ordre et de progrès comme le croyait le positivisme du 19° siècle hérité, en particulier mais pas exclusivement (1), par l'idéologie de "gauche". Dès lors se dresse le défi, pour le prolétariat, de mener sa critique jusqu'au bout, jusqu'au fondement du système, à la source d'où s'extraient le surtravail, la survaleur permettant d'ériger le mode de vie mondialement défiguré par l'aliénation.

 

NOTE :

1) Rappelons que Charles Maurras se référait explicitement à Auguste Comte.

 

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