La science en péril (02/06/2014)

Dans un récent ouvrage intitulé « La science à bout de souffle ?», Laurent Ségalat, généticien, directeur de recherches au CNRS, dressait l’inventaire des maux qui affaiblissent la science moderne. Au travers de ce diagnostic amer partagé par de nombreux chercheurs, se dessine en filigrane l’emprise de la logique du marché sur le fonctionnement de la recherche scientifique. Etat des lieux.

Les sciences et techniques ont connu au cours du siècle passé un développement spectaculaire, au point que l’ensemble des domaines scientifiques ont connu une voire plusieurs révolutions. Force est de constater que les grandes découvertes scientifiques se sont raréfiées au cours des dernières décennies, alors que la majorité des scientifiques et ingénieurs ont vécu dans le dernier quart du XXème siècle et la première décennie du XXIème, et que des moyens financiers considérables ont été déployés par les gouvernements et les industries pour soutenir les activités de recherche. Ce ralentissement est-il imputable à des impasses conceptuelles et à la nécessité de remettre en cause les paradigmes dans certaines disciplines, ou est-il lié aux mutations récentes affectant l’organisation et le financement des systèmes de recherche dans l’ensemble des pays industrialisés? Les mêmes maux affectant l’ensemble des champs du savoir, tout laisse penser que l’hypothèse des problèmes structurels est à privilégier.

La recherche scientifique provient d’une aspiration profonde de l’homme à comprendre le monde dans lequel il vit. Jusqu’à très récemment, cette activité n’était pas soumise aux lois de l’économie en raison de l’absence de retombées marchandes directes des sciences fondamentales. Les découvertes étaient rendues public, les savoirs et connaissances partagés au sein de la communauté, puis transmis aux étudiants via les cursus universitaires, et vulgarisés en direction du grand public. Les chercheurs de l’ensemble des pays industrialisés travaillent soit au sein d’universités, partageant leur temps entre activités de recherche et d’enseignement, soit au sein d’organismes de recherche public, comme le CNRS ou l’INSERM pour la France. Travaillant sur leur sujet de prédilection au sein d’un laboratoire, ils jouissaient jusqu’à peu d’une grande indépendance, n’entrant en concurrence qu’avec les chercheurs d’autres institutions pour être les premiers à effectuer une nouvelle découverte.

 

La mutation des politiques de recherche

Cette situation s’est maintenue jusqu’à la fin du XXème siècle, moment où les pouvoirs politiques dans la grande majorité des pays industrialisés ont décidé de mieux contrôler et d’orienter, suivant leurs intérêts, les activités de recherche. Cette mutation peut également être vue comme un corollaire de l’émergence de la technoscience, à savoir une science plus technicienne, visant à la domination du monde plus qu’à sa compréhension. Désormais, comme le fait justement remarquer Laurent Ségalat, « la plupart des pays ont institué un système de répartition des moyens qui veut que l’on donne aux plus brillants des chercheurs la plus belle part des budgets. La table est mise une fois par an ; les plus heureux repartent avec les meilleurs morceaux, les suivants avec les miettes, les plus malheureux bredouilles (1)». Si ce système, basé sur la loi communément admise du que le meilleur gagne, peut paraître juste, et est accepté sans trop de réticences par les chercheurs, il n’est pas sans conséquences graves sur le fonctionnement de la recherche scientifique.

 

La dure loi des indices bibliométriques

Les critères retenus par les états pour évaluer la pertinence des recherches effectuées et la qualité des travaux scientifiques se basent quasiment uniquement sur les indices bibliométriques, c’est-à-dire sur des indices de productivité : nombre de publications par an et par chercheur ou par organisme, comme dans le cas du très controversé classement de Shangaï, qualité de la revue dans laquelle ces résultats ont été publiés estimé par un facteur d’impact déduit du nombre de citations des articles publiés dans la revue au cours des deux années précédentes sur le nombre total d’articles publiés au cours de la même période, nombre de citations des articles publiés par chaque chercheur et nombre d’articles (n) cités au moins n fois (facteur h), ... Etant donné la difficulté pour les pouvoirs publics d’évaluer le bien-fondé de l’utilisation de l’argent public à des fins scientifiques, ce système pourrait, dans l’absolu, se justifier. En effet, les articles scientifiques, avant d’être publiés dans les revues de rang A, passent devant un comité de lecture composé des pairs, c’est-à-dire d’autres scientifiques de la discipline, généralement au nombre de deux ou trois, censés évaluer objectivement et rendre un avis sur la qualité et le caractère novateur des travaux de recherche exposés et suggérer des corrections et des améliorations si nécessaires. L’éditeur décide, suivant les avis exprimés par les relecteurs, si l’article est publiable en l’état, après des corrections mineures ou majeures, s’il est non publiable pour insuffisance des résultats, erreurs méthodologiques, ou absence de nouveauté. Le problème majeur que pose ce système d’évaluation est d’engendrer course contre la montre pour améliorer ses indices bibliométriques, et in fine ses opportunités de financement. La finalité principale de l’activité de chercheur n’est plus de faire des avancées dans son domaine de recherche, mais d’identifier les sujets et les collaborations qui donneront lieu à des publications dans les meilleures revues, au moindre coût, et le plus rapidement possible. C’est le syndrome du « publish or perish » apparu il y a deux décennies outre-Atlantique, et qui s’est depuis généralisé à l’ensemble des pays industrialisés.

 

Les nouveaux modes de financement de la recherche publique

Au système classique de financement de la recherche publique – sommes allouées par les pouvoirs publics aux organismes de recherche, chargés de redistribuer cet argent aux laboratoires et aux chercheurs afin de leur permettre d’exercer convenablement leur activité, c’est-à-dire pour pouvoir rétribuer les étudiants en stage et thèses et les chercheurs non-titulaires de postes permanents, financer l’achat de matériel scientifique et informatique, payer les frais de participation à des congrès nationaux ou internationaux et de publication de leur résultats, de payer leur frais d’expériences et l’accès à de grands équipements, s’est subsitué un système d’appels d’offres sur des thématiques dites prioritaires au sein de chaque champ du savoir. Tout au long de l’année, les chercheurs du monde entier sont sollicités pour y répondre, sur des laps de temps relativement courts au vu des exigences requises – qualité du projet, mais de plus en plus, collaborations internationales, multi-disciplinarité, applications au développement durable, transferts de compétences vers le privé via l’insertion dans des pôles de compétitivité, et aussi, chronogramme des résultats attendus et des produits fournis à l’issue de chaque étape (du résultat d’expérience dans le domaine de la génétique ou de modélisation mathématique à l’enquète sociologique), ... Les critères d’évaluation des grandes agences de moyens comme l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) en France, le Community Research and Development Information Service (CORDIS) de l’Union Européenne, ou la National Science Foundation (NSF) aux Etats-Unis, s’apparentent de plus en plus à ceux appliqués dans l’industrie et les « bons » scientifques, au sens des nouvelles règles du jeu, sont ceux dont l’activité principale est celle de chefs de projets ou de maître d’oeuvre, tout en continuant à faire preuve d’une activité scientifique de premier plan à l’aune des indices bibliométriques. Il est évident qu’il est impossible pour un même individu de concilier des activités si différentes et si prenantes en terme de temps. D’autant plus que ce nouveau mode de fonctionnement s’est accompagné de la mise en place de systèmes administratifs d’une grande lourdeur, obligeant les chercheurs à justifier de leur activité sur les différents thèmes du projet en termes de pourcentage d’activité de chaque chercheur, ingénieur, ou technicien affecté au projet, de coût horaire, de fournir un descriptif détaillé de chaque tache réalisée, d’expliquer les causes d’éventuels retards, de changement dans le programme d’étude proposé, ... Les documents à rendre deviennent d’une telle complexité qu’ils obligent les responsables de projet à recruter un administratif, dont le salaire est pris sur des fonds normalement dédiés à la recherche, pour les aider. Bien évidemment, la mise en place de ses structures bureaucratiques, dont les coûts de fonctionnement prohibitifs sont pris sur les budgets affectés par les états pour la science, réduits la portion déjà congrue distribuée aux chercheurs.

 

Les conséquences désastreuses des nouvelles politiques

Il va sans dire que ces nouvelles politiques affectent gravement les activités de recherche scientifique. La science, activité de production de connaissances, est par nature complexe et imprévisible, les grandes découvertes étant le résultat de la remise en cause des paradigmes existants et de l’émergence de nouveaux. Elle ne peut s’inscrire dans les standards de productivité du monde économique car « la découverte commence avec la conscience d'une anomalie, c'est-à-dire l'impression que la nature, d'une manière ou d'une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale (2)». Le temps nécessaire à la réflexion, à la mise en place de processus expérimentaux et de méthodologies poussées, de vérification des résultats obtenus, de reproductibilité des expériences est réduit à sa plus simple expression. Il est désormais beaucoup plus rentable (sic) pour son évolution de carrière, et qui sait, pour apparaître dans les pages people (sic) de Science ou Nature, d’être en mesure de passer rapidement d’un domaine en vogue au prochain domaine connexe en vogue, et pour cela de savoir quelles thématiques seront plébiscitées dans les futurs appels d’offre, donc de disposer d’un réseau de connaissances haut placées, de faire du lobbying.

Les principales conséquences, néfastes pour la science elle-même, sont les suivantes :

1) L’abandon à intervalles réguliers de certaines thématiques de recherche. Non subventionnées, elles n’attirent plus qu’un nombre limité d’étudiants en raison du faible du nombre d’allocations de recherche disponibles, du peu de perspectives à long terme, de la dégradation et de l’obsolescence des équipements. Les chercheurs permanents, quant à eux, cherchent à se reconvertir dans un domaine proche temporairement à la mode. Cette absence de vision à long terme conduit à des pertes de pans entiers du savoir, et à une connaissance approximative des domaines d’étude survolés lors des réajustements de carrière.

2) La dilution et la fragmentation des connaissances dans un nombre croissant d’articles. Pour augmenter les valeurs de leurs indices bibliométriques, de nombreux scientifiques ont pris la facheuse habitude de multiplier le nombre de publications d’un résultat en soumettant des articles similaires dans différentes revues. Alors qu’auparavant une idée ou un résultat était présenté de manière exhaustive dans un seul et même article, aujourd’hui, il est courant de trouver plusieurs articles présentant partiellement un résultat sous différentes formes, ce qui oblige les lecteurs à lire, synthétiser et, c’est le but recherché, à citer plusieurs travaux du même auteur ou groupes d’auteurs, au détriment de la cohérence dans la présentation du travail effectué.

3) Le manque d’originalité de nombreux travaux. A des fins de rentabilité, une approche méthodologique appliquée avec succès pour une expérimentation sera réappliquée (ou copiée par une autre équipe) à de nombreux cas similaires pour donner lieu à autant de publications que possible. En conséquence, entre 25 et 45% des articles publiés, suivant les domaines, ne sont jamais cités (3).

 

4) La généralisation de la fraude scientifique. Dans enquête réalisée auprès de 8000 chercheurs américains du domaine biomédical (4), 33% d’entre eux ont reconnu avoir manqué à l’éthique scientifique, principalement pour modification de résultats à la demande d'un bailleur de fonds (15,5 %), et avoir omis des résultats contradictoires (6 %).

Cette convergence de pratiques douteuses concourt à un inquiétant déclin de la science (5), se traduisant, par exemple, par l’émergence d’une science vite publiée, vite oubliée. Les récentes polémiques lancées par des scientifiques ayant partie liée avec les industriels du domaine pétrolier (6), sur la véracité des résultats publiés par leurs collègues, suspectés, à tort ou à raison, de créer une atmosphère de panique autour du changement climatique afin de récolter des financements publics, renforcent le malaise existant au sein de la communauté scientifique en jetant le discrédit sur la déontologie des chercheurs.

 

Les raisons de l’absence de résistance des scientifiques

Pour quelles raisons, ce malaise ne se traduit-il pas par une véritable opposition aux réformes mises en place par les états? Il est certes difficilement concevable qu’un pays puisse être paralysé par ses chercheurs en colère. D’autres arguments peuvent également être invoqués pour expliquer cette absence de résistance. Et tout d’abord, il faut avoir à l’esprit que les chercheurs en place ont obtenu leur poste suite à une dure sélection – compétition pour obtenir une bourse de thèse, un et souvent plusieurs post-doctorats dans des institutions prestigieuses, encadrés par des chercheurs reconnus de leur domaine, avec généralement au moins un an passé à l’étranger, et enfin un poste acquis de haute lutte suite à des concours de recrutement – et que leur activité est placée sous le signe de la compétition, compétition pouvant aller de la saine émulation à une rude concurrence, pour être le premier à réaliser une découverte. Dans ce contexte, on comprend mieux que l’instauration d’une nouvelle sélection n’est pas entraînée une très forte contestation. En France, ceux qui se sont le plus plaints de la création de l’ANR, souvent des syndicalistes, enjoignant leurs collègues à boycotter ce nouvel appel d’offres, furent les premiers à y répondre pour s’octroyer la plus belle part du gâteau. Belle illustration de la double pensée chère à Jean-Claude Michéa, ou comment la bonne conscience de « gauche » sait être la première à profiter de l’extension du système libéral au champ du savoir, pour favoriser l’instauration d’un nouveau type de mandarinat au profit des héritiers des contestataires du système du mandarinat. En effet, le chercheur qui décroche une ANR ou son équivalent dans un autre pays industrialisé, obtient non seulement des financements importants lui permettant d’augmenter ses indices bibliométriques grâce aux publications découlant des travaux réalisés par les CDD travaillant sous sa direction, et plus il y a d’argent, plus le nombre de « petites mains » augmente, mais aussi, s’il peut démontrer ses capacités de manager, il pourra alors postuler à des responsabilités plus importantes dans le cadre d’un projet européen, ..., ce qui le conduira probablement à exercer des responsabilités éditoriales ou de siéger dans des commissions d’attribution de budget, d’orientation des politiques scientifiques... pour favoriser ses intérêts et ceux de ses proches qui lui renverront l’ascenseur en tant voulu. Le champ du savoir, jusqu’alors épargné, entre dans l’ère de la guerre du tous contre tous de la société libérale. C’est bien de l’individualisme forcené de quelques uns, de leur absence de vision à long terme, de leur mépris du bien commun que souffrent principalement la science aujourd’hui.

 

(1) Laurent Ségalat, La Science à bout de souffle ?, Seuil, 2009, pp. 14-15.

(2) Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs, Flammarion, 1962,pp. 83.

(3) cf. Laurent Ségalat, op. cit., pp. 72.

(4) Meredith Wadman, One in three scientists confesses to having sinned, Nature, 435, 718-719, 2005.

(5) cf. par exemple Jean-Marc Lévy-Leblond, La pierre de touche, la science à l’épreuve, Folio Essais, 1996.

(6) cf. Stéphane Foucart, Le populisme climatique, Impacts, Denoël, 2010.

 

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