Un émule de Maigret dans la Russie de 1917. (13/12/2014)

A propos de MADAME TCHAÏKOVSKI, publié aux Editions Astrée.

Voici un scénario inédit d’Olga Mikhaïlova, dramaturge et poétesse moscovite, et Igor Minaev, metteur en scène russe installé à paris. Ils lui ont donné la forme d’un bref roman, non sans affinités par endroits avec certaines oeuvres de Simenon – j’y reviendrai; et il est d’un grand intérêt, littéraire autant qu’historique.

C’est la frénésie hystérique de la malheureuse Antonina Ivanovna Milioukova, la femme sacrifiée à la propre folie de Tchaïkovski, et recluse à l’asile d’aliénés de Saint-Pétersbourg, qui rend naturels les retours en arrière par lesquels se révèlent, et la perversion tourmentée de l’illustre Musicien, et la vie étonnante d’Antonina jusqu’à son internement.

La personnalité de Tchaïkovski est un exemple paroxystique de ce type d’homme russe « découvert et génialement dessiné par Pouchkine », selon Dostoïevski: «… cet infortuné, vagabond sans foyer dans son pays natal, ce type historique du russe souffrant, que l’histoire devait si nécessairement faire apparaître dans notre société coupée du peuple ». (Discours sur Pouchkine, 1880). Si d’ailleurs on connaît un peu l’évolution de la musique russe au XIXe siècle, on peut trouver significatif que le seul auteur qu’ait signalé Dostoïevski, et avec éloge, dans son Journal d’un écrivain, fût Mikhaïl Glinka, le maître du fameux Groupe des cinq, dont Tchaïkovski se distingue nettement, par un romantisme beaucoup plus occidental. Quant au sort d’Antonina, bonne pianiste qui avait été élève de Tchaïkovski, elle représente une « version » russe du semblable destin de femmes européennes liées au « meilleur monde » des arts et des lettres, et femmes de lettres ou artistes elles-mêmes, comme Adèle Hugo et Camille Claudel. Camille garda ses facultés, mais ne se remit jamais de l’infidélité de Rodin, qui refusa de l’épouser, et elle s’abandonna à une vie pauvre et solitaire, que son frère Paul, ce diplomate dévot à qui les tombeaux des Ming avaient fait horreur (« C’est ici la tombe de l’Athée ! » etc.), ce moine manqué qui prétendait écrire en versets, jugea scandaleuse.

L’infortune d’Antonina résume assez bien les paradoxes de la Russie du règne des derniers Romanov; la nature de sa folie n’est autre que l’évolution maniaque d’une fidélité mystique à un amour désespéré fondé sur l’admiration, et sa fureur même le dévoiement d’une loyauté et d’une force inflexibles, dont trois des plus belles figures dans la littérature russe sont la Tatiana d’Eugène Onéguine, l’Olga d’Oblomov de Gontcharov, et la Grouchengka des Frères Karamazov. Ce monde russe en effet n’est pas le monde bourgeois européen; il est en apparence plus dur, mais il recèle des vertus, des sentiments et des clartés qui se desséchaient, s’étiolaient, s’éteignaient en Occident.

Ni Adèle Hugo après la mort de son père, ni Camille Claudel, n’ont rencontré la moindre compassion dans leur propre famille ni leur entourage, ni ceux de l’homme qui les avait tant déçues. Adèle est morte à l’Hôpital de Suresnes, après quarante ans d’internement, « engloutie », comme l’a dit Henri Guillemin, en pleine guerre de 1914. Paul Claudel, devenu oblat laïc bénédictin, a laissé sa sœur Camille mourir de faim à l’asile de Ville- Evrard, pendant l’autre guerre, où plus de quarante mille fous périrent d’inanition. C’est lui qui l’y avait fait très brutalement interner en 1915, pour « mauvaises mœurs », peu après avoir écrit « L’Annonce faite à Marie ». On peut mettre ces deux femmes au nombre de ceux qu’Artaud, à propos de Van Gogh, a appelés les « suicidés de la société ». Mais Antonina a vécu en rebelle et en amoureuse désespérée, et dans la plus entière liberté, entre 1877, l’année même de son mariage avec Tchaïkovski (qui la rejeta deux mois après, toujours vierge), et 1893, où il mourut, Quand il eut demandé le divorce, provoquant chez elle une première crise d’hystérie, la propre sœur de Tchaïkovski, Alexandra, pourtant convaincue que « son frère est un génie qui ne peut appartenir à personne », sut montrer à Antonina qu’elle l’aimait comme une sœur. Alexandra tombe en défaillance à cette nouvelle, qu’elle prend sur soi de lui annoncer, tout en s’efforçant de la consoler, de la persuader qu’elle trouvera aisément un homme qui la rendra heureuse. La famille d’Antonina lui trouve un avocat, qui d’ailleurs s’éprend d’elle; mais elle refuse le divorce. On sait en vérité peu de chose sur sa vie jusqu’en 1893, l’année où la mort de Tchaïkovski la fait sombrer définitivement dans la monomanie et la grande hystérie, qui nécessitent son internement, jusqu’à sa mort, en 1917, en pleine Révolution de Février. Le mystère dont la famille Tchaïkovski avait décidé d’entourer la mort suspecte du musicien, et sa vie la plus intime, en détruisant le plus possible de ses archives, laisse place à la fiction; et la fiction conçue par Olga Mikhailova et Igor Minaev est très pertinente.

Elle fait état de ce qu’on sait aujourd’hui de plus certain sur la mort de Tchaïkovski. La légende du choléra masque un suicide d’honneur, auquel ses tourments intérieurs l’aidèrent à se résigner. Pour avoir dépravé un cadet de seize ans, qui servait au palais impérial, il y fut poussé, avec l’assentiment tacite de la Cour, par la confrérie de ses anciens condisciples du Collège Impérial de Jurisprudence, selon un usage imité de l’Allemagne prussienne. Certains avaient trouvé que sa dernière symphonie, la Pathétique, achevée et jouée en public quelques jours auparavant, « sentait la mort » (et les auteurs du scénario imaginent que ces mots hantent toujours à l’asile l’esprit d’Antonina). On sait aussi que la famille Tchaïkovski, prenant à sa charge les frais de son internement, l’y avait inscrite sous son nom de jeune fille, et fait isoler dans un petit « secteur fermé », où elle bénéficiait d’une chambre particulière, et du droit de se promener dans le parc sous stricte surveillance, lorsqu’elle était calme.

Seul le psychiatre Kronfeld est un personnage entièrement fictif, mais parfaitement vraisemblable. Il est de ces esprits éclairés qui déplorent que la Russie ait été entraînée dans « cette guerre démentielle ». Sa profonde compassion pour la vieille folle rappelle tout naturellement la bienveillance que Gogol sombrant dans le délire mystique rencontra chez la plupart de ses amis et protecteurs; la bienfaisante amitié de Razoumikhine pour Raskolnikov, l’attention de ce dernier pour le misérable Marmeladov, l’amour d’Aliocha Karamazov pour la petite Lise presque hystérique, « éprise du désordre », etc. Dans Les Frères Karamazov, même la « psychologie à la vapeur » du très médiocre juge Kirilovitch n’est pas entièrement dépourvue de lumières sur le cas de Smerdiakov. Si l’on veut se donner la peine de chercher la clef de ce phénomène, je renvoie aux chapitres « La nuit, I et II » de la deuxième partie des Possédés, où s’affrontent Chatov et Stavroguine, deux hommes russes qui osent, qui savent l’un et l’autre regarder et aller jusqu’au fond, jusqu’au « bout de la nuit ». Mais c’est notre destin occidental que Céline et Bernanos, qui leur correspondent assez bien, se soient ignorés, irrémédiablement séparés;

et que Les deux étendards n’ait jamais eu, en soixante ans, plus de quelques dizaines de lecteurs à la fois, c'est-à-dire chaque année, selon les statistiques de Gallimard.

Notre psychiatre s’intéresse donc à la malheureuse Antonina, veut la comprendre, au lieu de la surveiller, et entreprend toute une enquête pour découvrir si les apparences de vérité qu’il a décelées dans son délire peuvent être confirmées. Il se fait détective, et même traiter de « policier » par les fonctionnaires de l’Asile, payés pour la maintenir au secret. C’est surtout son entrevue avec la vieille Madame Von Meck qui rappelle certaines enquêtes de Maigret. Cette riche et prude veuve avait aimé Tchaïkovski par lettres, été son mécène, sans le rencontrer jamais, et s’en détourna quand elle eut appris sa pédérastie. Voici les derniers mots de leur entretien, où le jeune psychiatre est un émule du célèbre commissaire :

« Puis-je faire quelque chose pour elle ? - demande Anna, radoucie.

- Je crains que non. Mais vous m’avez beaucoup aidé ».

Alphonse Boudard, dans sa préface à l’excellent Simenon ou la comédie humaine, du juge Didier Gallot, ne croit pas si bien dire en écrivant que certaines fictions que le créateur de Maigret qualifiait de « romans durs », comme « La neige était sale », sont dignes « de se placer près des grands romans de Dostoïevski ». Dans plusieurs entretiens radiophoniques et télévisés des années cinquante et soixante du siècle dernier, Simenon conseille aux jeunes gens qui se sentent une vocation de romancier de commencer par lire abondamment et intensément « tous les grands classiques, et tous les grands romanciers russes », et insiste sur son goût personnel pour « Gogol et Dostoïevski ». Pour s’en tenir à Maigret, le fait est que sa « méthode » toute intuitive, son approche du meurtrier, sa patience, sa fermeté inébranlable alliée à une profonde humanité, sont analogues à celles du commissaire Porphyre de Crime et châtiment.

Il se pourrait bien que, dans la France en bonne voie de décomposition des années 1930 à 1970, le commissaire Maigret, issu d’une antique lignée paysanne de la Sologne bourbonnaise, et médecin manqué non par sa faute, mais par des coups du sort, ait suggéré, aux yeux d’un peuple abandonné, la seule figure possible du « raccommodeur de destinées ». On peut aller jusqu’en 2005, en comprenant les deux incarnations télévisées successives du commissaire par Jean Richard, puis par Bruno Cremer, si différentes, mais l’une et l’autre souvent si intéressantes1.

En s’ouvrant à la littérature par une pièce de théâtre de la même Olga Mikhaïlova, et le scénario dont je viens de parler, les éditions Astrée nous donnent accès à une Russie réelle, qui peut nous en apprendre beaucoup sur nous-mêmes, mais que l’Occident euro-atlantiste officiellement méprise, et désormais « déteste » - comme l’écrivait Pouchkine en 1831. On devine que le drame de Mikhaïlova, inspiré d’une correspondance de 1905 entre Tolstoï et Stolypine sur la brûlante question paysanne, est excellent. Malheureusement, sa traduction est au dessous du médiocre, et le livre tombe des mains. En récompense, la traduction de Madame Tchaïkovski par Anne de Pouvourville doit être excellente; son seul agrément en est une preuve: « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».

NOTE : 

1. Dans l’ensemble les scénarios de la série Cremer sont beaucoup moins fidèles aux romans et même à l’esprit de Simenon, et prennent souvent d’étranges libertés, comme dans Le fou de Bergerac (qui devient « Le fou de Sainte-Clothilde »), Les Vacances de Maigret, où les Sables d’Olonne sont transférés dans les Ardennes Belges, Maigret et le marchande de vin, etc.

Il faut rappeler la prodigieuse incarnation de Maigret par le grand Harry Baur, dès 1933, dans La tête d’un homme, de Duvivier. Hormis La nuit du carrefour de Jean Renoir avec Pierre Renoir, de l’année précédente, tous les autres interprétations françaises de Maigret, avant celle de Jean Richard, ne méritent que l’oubli.

Yves Branca

 

Madame Tchaïkovski , par Igor Minaev et Olga Mikhaïlova,

Editions Astrée, 2014, 143p, 16 Euros..

 

contact@editions-astree.fr

par la poste : Astrée Editions, 2 rue de Turenne, 75004 Paris

 

 

 

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