Alain de Benoist : Face à la Forme-Capital (27/12/2014)

 

Jean-Claude Michéa, Emmanuel Todd, Après la démocratie, Alain de benoist, forme-capital,

 

 Le texte qui suit est celui d'une préface à d'un recueil d'articles parus dans la revue Rébellion : Louis Alexandre et Jean Galié, Rébellion, l’Alternative socialiste révolutionnaire européenne, Alexipharmaque, 2009 ( disponible sur http://alexipharmaque.eu/ ) .

Ce serait une grave erreur de croire que le socialisme (terme employé pour la première fois, dans son sens moderne, par Pierre Leroux en 1831) n’avait pour but, à l’origine, que de réagir contre l’abominable exploitation des masses prolétariennes que la révolution industrielle avait jetées dans les grandes villes et soumises à des conditions de travail bien souvent inhumaines. Les premiers socialistes dénonçaient bien entendu cette exploitation, protestaient contre leurs conditions de travail et exigeaient l’instauration de la justice sociale. Mais en se dressant contre la classe bourgeoise, ils se dressaient aussi contre le système des valeurs dont celle-ci était porteuse.

Toutes les sociétés traditionnelles ont tenu les valeurs économiques et marchandes (caractéristiques de la « troisième fonction » au sens dumézilien du terme) pour des valeurs inférieures ou subordonnées, raison pour laquelle l’économie ne devait surtout pas devenir autonome par rapport à la sphère sociale, à la société globale. L’économie était « encastrée » (embedded, comme le disait Karl Polanyi) dans le social, et le social ne se réduisait évidemment pas à l’économie. C’est à la bourgeoisie, en tant que classe porteuse de valeurs qui lui étaient propres, que revient le « mérite » d’avoir, en même temps qu’elle s’imposait elle-même, et précisément pour pouvoir s’imposer, érigé la sphère économique en sphère autonome d’abord, dominante ensuite. Toute l’histoire européenne peut de ce point de vue se lire comme une histoire de la montée de la bourgeoisie, à la faveur de laquelle se sont progressivement imposés les thèmes dont elle était porteuse : individualisme (contre le sens de l’être-ensemble), culte de l’efficience et de l’utilité (contre l’éthique de l’honneur), axiomatique de l’intérêt (contre le désintéressement).

La bourgeoisie s’est historiquement enfoncée comme un coin dans la structure sociale, rejetant d’un même mouvement les valeurs aristocratiques (qu’elle s’efforçait en même temps de singer sans en comprendre le soubassement, à savoir l’honneur et le désintéressement) et les valeurs populaires (au premier rang desquelles la « décence commune » évoquée par Orwell et dont nous reparlerons). La montée de la bourgeoisie a mis fin à tout ce qui pouvait demeurer de biens communs dans l’existence quotidienne, c’est-à-dire de biens qui n’étaient pas encore assujettis à l’appropriation individuelle, d’espaces de vie qui pouvaient faire l’objet d’une jouissance partagée. En Angleterre, par exemple, le mouvement des enclosures a converti les champs ouverts et les pâturages communs en territoires séparés, possédés individuellement par quelques uns, ce qui a contribué à encourager la rivalité dans le monde rural et donc la désintégration sociale des communautés. Parallèlement, la bourgeoisie s’est employée à monétiser tout ce qui échappait encore auparavant à l’évaluation monétaire. C’est ce que Karl Marx avait déjà constaté dans un célèbre passage du Manifeste du parti communiste, qu’on ne se lasse toutefois pas de citer : « La bourgeoisie là où elle est arrivée au pouvoir a détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques. Elle a déchiré sans pitié la multiplicité colorée des liens féodaux qui attachaient l’homme à ses supérieurs naturels et elle n’a laissé subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt nu, que le froid “argent comptant”. Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de la piété exaltée, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise. Elle a réduit la dignité personnelle à la valeur d’échange et, à la place des innombrables libertés reconnues par écrit et chèrement conquises, elle a mis la liberté unique et indifférente du commerce. Elle a, en un mot, remplacé l’exploitation déguisée sous les illusions religieuses et politiques par l’exploitation ouverte, cynique, directe, brutale ».

 Dans Le Capital, Marx constate aussi qu’« au fond du système capitaliste, il y a la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production ». Le capitalisme est en effet foncièrement séparateur, le mode de production capitaliste reposant sur une double séparation : la séparation des producteurs entre eux et leur « séparation radicale d’avec les moyens de production ». Cette double séparation engendre et généralise, d’une part, le rapport marchand entre les hommes, la société n’étant bientôt plus conçue que sur le modèle du marché, et d’autre part le travail salarié, le salariat étant la forme d’exploitation du travail qui contraint objectivement les travailleurs à se soumettre aux détenteurs du capital et aux propriétaires des moyens de production. Une telle évolution est généralement représentée comme résultant à la fois des « lois de l’histoire » (la nécessité historique dans la version historiciste de l’idéologie du progrès), et d’une « nature » revisitée sous l’angle d’une idéologie oublieuse de ce qui la constitue en propre (le marché est présenté comme la forme « naturelle » de l’échange social, alors qu’il fut en réalité institué à une date relativement récente, l’harmonie économique censée résulter de l’ajustement « spontané » de l’offre et de la demande étant elle aussi présentée comme « naturelle » dans l’apologétique bourgeoise), ce qui permet à l’idéologie dominante, dit encore Marx, de « proclamer comme vérités éternelles les illusions dont le bourgeois aime à peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles ».

 Le libéralisme est fermé à toute perspective sociale, dans la mesure où, fidèle à son réductionnisme intrinsèque, il ne peut analyser la société qu’à partir de l’individu et ne la conçoit que comme une somme d’individus et d’utilités individuelles. La notion de bien commun, c’est-à-dire d’un bien dont la jouissance se situe en amont même de toute possibilité de partage, est vide de sens à ses yeux. « La société n’existe pas », disait Margaret Thatcher. Tout ce que le libéralisme reconnaît, c’est une diversité d’aspirations égoïstes et intéressées, dont il affirme à la fois que le libre mouvement aboutit paradoxalement, par le jeu de la « main invisible », à l’harmonie générale et au « bonheur » de tous, et qu’elle ne saurait se concilier avec l’adhésion collective à une idée partagée de la vie bonne. Du point de vue libéral, il n’y a que des valeurs individuelles, pas de valeurs collectives, pas de projet collectif qui puisse légitimement s’articuler sur elles. Le libéralisme ne voit jamais le caractère collectif des difficultés et des misères individuelles, qu’il a toujours tendance à rabattre sur des circonstances hasardeuses ou sur la psychologie privée. Quant à la politique, elle ne se conçoit dans cette perspective que sous la forme d’une neutralité procédurale, réduite à l’expertise technique et à l’administration gestionnaire « rationnelle », processus de neutralisation qui équivaut à méconnaître et supprimer l’essence même du politique, à savoir qu’une bonne décision politique revient toujours à trancher entre plusieurs possibles au nom de valeurs qui s’incarnent dans un peuple.

C’est en réaction à cette évolution que, depuis quelques années, le journal Rébellion proclame avec force la nécessité d’une « rupture socialiste révolutionnaire ». Fidèle à l’esprit de l’immortelle Commune de 1871, sa jeune équipe se réclame du socialisme des origines, celui qui s’opposait frontalement au monde du capital. A mon avis, rien de meilleur. Dans chaque numéro de Rébellion figure d’ailleurs un bref exposé programmatique (« Nos positions »), auquel je souscris des deux mains – exception faite, peut-être, pour la référence au « national-bolchevisme » qui me paraît renvoyer à une notion, non seulement liée à des circonstances historiques obsolètes, mais aussi contradictoire par rapport au reste du texte (on ne peut à la fois rejeter le « nationalisme centralisateur » et se réclamer d’un « Etat de type fédéraliste », tout en adhérant à un national-bolchevisme dont l’esprit révolutionnaire se fondait sur un centralisme jacobin exacerbé). Mais il me semble clair que Rébellion se situe également dans la lignée des innombrables soulèvements et jacqueries populaires, de la guerre des Paysans à celle des Demoiselles, des levellers et des diggers anglais, des Canuts lyonnais, mais aussi des insurgés vendéens et des Chouans, dont la révolte contre les « colonnes infernales » de la Révolution bourgeoise de 1789 fut bien loin de se réduire à une réaction « royaliste et cléricale ». Rébellion, rupture, socialisme, révolution : en quelques mots, tout est dit.

Tout est dit, mais c’est aussi là que les difficultés commencent. Car un recours à l’inspiration du socialisme originel – un recours, et non pas un retour – ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur ce qui s’est passé depuis lors. Non seulement il est nécessaire, quand on entend s’attaquer au capitalisme, de ne pas s’en tenir à la « critique artiste », dirigée contre le « philistinisme bourgeois », qui a souvent été la marque de l’anticapitalisme romantique, mais il faut encore situer le capitalisme dans la longue durée pour comprendre ce qui distingue le capitalisme du XIXe siècle du capitalisme actuel, le capitalisme « du troisième type ».

Dans la première phase de l’histoire du capital, les intérêts des salariés étaient liés aux intérêts de leurs employeurs de façon purement négative, comme dans un jeu à somme nulle : plus les salaires étaient bas, plus les profits patronaux étaient grands. Les intérêts des deux classes s’opposaient ainsi frontalement avec la force de l’évidence, puisque tout ce qui était gagné par les uns était automatiquement perdu pour les autres. Mais ce premier capitalisme, qui s’efforçait de comprimer le plus possible les salaires, risquait bien entendu de voir la croissance interrompue ou ralentie par des crises de surproduction. Les détenteurs du capital ont alors réalisé que les salaires, en déterminant le pouvoir d’achat, constituaient aussi le moteur de la consommation. Il leur fallait donc veiller à une certaine redistribution des richesses, redistribution certes insuffisante pour limiter les écarts de revenus, mais qui pouvait au moins permettre de faire absorber une production toujours plus importante par des salariés considérés désormais avant tout comme des consommateurs.

C’est précisément ce changement décisif qu’incarne le compromis fordiste, qui s’est imposé lorsque les employeurs ont commencé à comprendre qu’il existait une autre manière d’augmenter leurs profits : mieux payer leurs salariés pour que ceux-ci leur achètent les biens que leur force de travail a produits. Le fordisme marque le début de l’avènement de la consommation de masse, mais aussi le grand tournant vers le réformisme. Dès l’instant où l’accumulation des profits est censée profiter globalement à tout le monde, fût-ce au bout d’un certain délai et en dépit d’inégalités persistantes, ce dont témoigne la hausse du produit intérieur brut (PIB) et l’extension des classes moyennes, les perspectives révolutionnaires s’éloignent. C’est le phénomène qu’Alfred Sauvy a décrit avec sa théorie du « déversement » : les profits accumulés au sommet de la pyramide sociale finissent au bout d’un certain temps par redescendre en partie jusqu’à sa base. Dès lors, il ne s’agit plus que de négocier une meilleure répartition des « fruits de la croissance ». Les syndicats, les uns après les autres, renoncent à combattre frontalement le capitalisme, et ne s’occupent plus que de faire profiter le mieux possible leurs adhérents des profits qu’il dégage. Cette deuxième phase de l’histoire du capitalisme, marquée par la crise de 1929, la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide, est donc aussi l’ère du compromis. Le seul objectif des organisations syndicales est d’obtenir une progression des salaires réels en phase avec les gains de productivité du travail. Parallèlement, la mise en place de l’Etat-Providence, keynésien et social, permet aux producteurs-consommateurs d’accéder à un minimum de sécurité, au risque de devenir aussi des assistés, en même temps qu’il accélère le processus d’individualisation (du fait de l’allocation individuelle des ressources) et semble contribuer à dissoudre les classes.

Dans la phase fordiste, notamment pendant les Trente Glorieuses, entre 1945 et 1975, les économies fonctionnaient encore avec des systèmes de financement radicalement différents de ceux que nous connaissons depuis les années Thatcher-Reagan, c’est-à-dire le milieu des années 1980. A cette époque, le développement du capitalisme reste encore relativement ordonné aux espaces nationaux. Ce n’est plus le cas à l’ère du « turbo-capitalisme », correspondant à la troisième vague de l’histoire du capitalisme, qui se caractérise par l’essor et l’autonomisation croissante du capitalisme financier, et par le pouvoir accru des détenteurs du capital, et plus particulièrement des actionnaires, qui sont aujourd’hui les véritables propriétaires des sociétés cotées en Bourse.

Le pouvoir croissant des actionnaires va de pair en effet avec l’autonomisation toujours croissante de ce capital financier que décrivait Rudolf Hilferding dès le début du XXe siècle, en référence à ce que Marx avait écrit avant lui sur le « capital fictif » (la pyramide des titres financiers) et les « administrateurs » du capital de financement. Cette autonomisation crée un déséquilibre grandissant entre la production réelle et la fantasmagorie monétaire. Désireux d’obtenir un rendement maximal aussi rapide que possible de leurs investissements, les actionnaires poussent à la compression des salaires et à la délocalisation opportuniste de la production vers des pays émergents où la hausse de la productivité va de pair avec de très bas coûts salariaux. Résultat : partout, l’augmentation de la valeur ajoutée profite aux revenus du capital plutôt qu’aux revenus du travail, la déflation salariale engendrant à son tour la stagnation ou la baisse du pouvoir d’achat de la plupart des gens, et la diminution de la demande solvable globale. Dans le même temps, nombre de fonctions remplies naguère par l’Etat-Providence sont, soit transférées vers des organisations internationales, soit rabattues sur la psychologie personnelle et mises à la charge de la « politique de vie » du seul individu.

Ce qu’on appelle de nos jours « néolibéralisme » – généralement pour éviter d’avoir à parler de capitalisme – est donc, à bien des égards, une restauration du système capitaliste des origines dans ce qu’il a pu avoir de plus brutalement destructeur, la mise en concurrence des travailleurs sous l’effet du libre-échange mondial et de la mobilité complète des capitaux créant un surcroît de pression disciplinaire face auquel les syndicats, dont la marge de manœuvre continue à s’inscrire principalement dans le cadre national, sont aujourd’hui presque impuissants. Le capitalisme retrouve son caractère prédateur de l’époque de Thiers, de Guizot et de Mac-Mahon. Alors que dans la deuxième phase, les salaires contribuaient avant tout à la formation et au développement de la demande intérieure, dans la troisième, ils redeviennent perçus comme un coût pur. L’élément nouveau est qu’aujourd’hui, les délocalisations et la dérégulation permettent d’échapper dans une large mesure aux revendications populaires et aux pressions syndicales : si celles-ci deviennent trop fortes, les entreprises partent s’installer ailleurs, là où les normes fiscales, écologiques et sociales sont moins contraignantes. La précarité de l’emploi devient alors la règle. Elle est relativement contenue, mais aussi soigneusement entretenue pour imposer la crainte du chômage, faire accepter des rémunérations toujours plus faibles et désarmer les revendications révolutionnaires. Les conséquences sont connues : crise de la suraccumulation, inégalités croissantes dans la répartition des revenus, courses folles entre prix et salaires, etc., tandis que l’on assiste à une réorientation à la baisse de la trajectoire des taux de profit, selon le diagnostic posé par Marx dans le livre III du Capital, réorientation accélérée par la substitution grandissante du travail mort machinique au travail vivant sur des marchés de plus en plus saturés, à commencer par le marché des solvabilités réelles.

Dans cette troisième phase, la paupérisation relative s’étend à nouveau, au fur et à mesure que s’étendent des inégalités dont les réformistes se bornent, au mieux, à faire une critique « morale », en oubliant de dire qu’elles sont aussi politiquement insupportables. Aux Etats-Unis, le 1 % le plus riche de la population gagne plus de 16 % du revenu national, contre 7 % après la guerre. A l’intérieur de chaque pays, mais aussi entre les pays, les riches sont toujours plus riches, les pauvres toujours plus pauvres. Alors qu’à l’époque des Trente Glorieuses, quand on entrait dans la classe moyenne c’était pour ne plus en ressortir, ce constat a cessé d’être vrai. La classe moyenne ne cesse de s’appauvrir et ne parvient à maintenir son niveau de vie qu’en s’endettant, alors même que sa solvabilité diminue. Globalement parlant, l’enrichissement ne profite plus à l’ensemble de la société, mais lui inflige des dommages incalculables.

 

La stratégie actuelle de la Forme-Capital est donc de comprimer toujours plus les salaires, d’aggraver toujours plus la précarité du marché du travail, produisant ainsi une paupérisation relative des classes populaires et des classes moyennes qui, dans l’espoir de maintenir leur niveau de vie, n’ont d’autre ressource que de s’endetter, alors même que leur solvabilité diminue.

La crise mondiale qui a éclaté à l’automne 2008 aux Etats-Unis, avant de s’étendre presque instantanément de façon « virale » au reste du monde, a bien illustré, non seulement les méfaits de la dérégulation généralisée et la tragique erreur de la croyance dans les vertus « autorégulatrices » du marché, mais aussi la façon dont, en période de fin de cycle économique, le capitalisme financier tend inévitablement à s’émanciper et à s’étendre aux dépens de l’économie réelle, aboutissant à des bulles spéculatives dont l’éclatement fait clairement apparaître toute la fragilité et la nocivité du système. L’origine de cette crise réside, on le sait, dans la possibilité offerte aux ménages d’emprunter pour couvrir leurs dépenses courantes ou acquérir un logement, qui fut l’innovation financière majeure du capitalisme d’après-guerre. Les économies furent alors stimulées par une demande artificiellement fondée sur les facilités du crédit. Outre-Atlantique, cette tendance a été encouragée depuis les années 1990 par l’octroi de conditions de crédit de plus en plus favorables (apport personnel voisin de 0 %), sans aucune considération de la solvabilité des emprunteurs. On a ainsi cherché à compenser la baisse de la demande solvable résultant de la compression des salaires par l’emballement de la machine à crédit. En d’autres termes, on a stimulé la consommation à travers le crédit, faute de pouvoir la stimuler par l’augmentation du pouvoir d’achat. C’était là le seul moyen, pour les détenteurs de portefeuilles financiers, de trouver de nouveaux gisements de rentabilité, fût-ce au prix de risques inconsidérés.

 

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Quelles leçons peut-on tirer de ce rappel historique, brossé ici à grands traits ? La première, à mon sens, est la confirmation qu’il est impossible de réduire le système capitaliste à une simple forme économique, de n’envisager la Forme-Capital que sous le seul aspect financier. Il y a une anthropologie du capitalisme, un type d’homme capitaliste, un imaginaire capitaliste, une « civilisation » capitaliste, une façon de vivre capitaliste, et aussi longtemps que l’on n’aura pas rompu avec le capitalisme en tant que « fait social total », que l’on n’aura pas remis en question « l’ensemble des manières de vivre aliénées qui sont structurellement liées à l’imaginaire capitaliste d’une croissance et d’une consommation illimitée » (Jean-Claude Michéa), il sera vain de prétendre lutter contre le capital.

Le génie de Karl Marx, au-delà de tout ce que l’on peut contester chez lui, a été de comprendre que la notion même d’accumulation du capital impliquait à la fois la mondialisation du marché et, parallèlement, la marchandisation de toutes les activités sociales, la transformation de toute chose en marchandise, la réduction des rapports humains à de simples relations d’intérêt ou d’utilité et le règne sans partage de l’argent. C’est en ce sens qu’il parle, non sans raison, de « prostitution universelle ». Sa supériorité par rapport aux autres théoriciens du socialisme est d’avoir produit une analyse du capitalisme qui, allant très au-delà de la seule approche économique, cerne dans le détail la façon dont le règne du capital débouche sur le fétichisme de la marchandise et la réification des rapports sociaux, et d’avoir posé en objectif, non pas seulement une redistribution plus équitable des biens aliénants de la consommation marchande, mais une réappropriation de la « qualité ontologique de nos rapports humains réels sur l’espace communautaire de l’être ensemble, enfin débarrassé de tout faire valoir »1.

Dépassant tout point de vue moralisant pour affirmer l’historicité des catégories dans lesquelles une société est conduite à se penser, Marx, comme Hegel avant lui, a su reconnaître dans le système des intérêts le point d’aboutissement d’un long processus de désenchantement du monde et l’essence même de la société civile bourgeoise, et dans l’utilitarisme à la fois la forme de pensée typique (l’idéologie) et la forme sociale de l’époque du capitalisme bourgeois, sa seule erreur étant sans doute de n’avoir pas vu que la théorie de l’utilité est immanente à la sphère économique elle-même, y compris à la forme d’économie dont il se réclamait lui-même. A la façon dont Nietzsche croyait avait pris le contre-pied de la philosophie de Platon, Marx a voulu prendre le contre-pied de la théorie bourgeoise de l’utilité, de l’idéologie véhiculée par la science économique bourgeoise de son temps, sans réaliser que sa critique s’articulait encore à partir d’une conception foncièrement économique de l’essence de l’homme qui, confondant l’histoire de l’homme avec celle de la production, fait de l’activité productive le principe même de l’autocréation de l’humanité.

L’irrationalité constitutive du système capitaliste, comme le note Claude Guillon, « se lit dans son incapacité à prendre en compte des pans entiers du réel, la finitude de l’espace géographique disponible, le caractère épuisable et dégradable des ressources naturelles, la fragilité des écosystèmes, etc. »2 Mais le système capitaliste est tout aussi incapable de mesurer l’irréalisme de sa théorie de la valeur, de sa théorie de la concurrence, de sa croyance en la « main invisible » qui serait à l’œuvre sur des marchés autorégulateurs et autorégulés, de son analyse de l’« irrationalité » du politique et du pouvoir. Le capitalisme, enfin, nourrit l’inculture – qu’il remplace par le savoir technique spécialisé –, au seul motif qu’il en a besoin. Seule une pensée unique réduite aux slogans de la spectacularité marchande permet au marché de s’étendre à toute la Terre. Seul un imaginaire symbolique réduit au narcissisme et à la concurrence des intérêts peut justifier le règne sans partage de la marchandise et permettre de transformer chaque individu en commerçant.

Le moteur du capitalisme n’est pas la production de biens et de services, comme on le dit trop souvent, mais le profit que permet cette production, profit que l’exploitation du travail et de la force de travail permet de maximiser. La notion de profit repose sur elle-même sur l’abstraction de la valeur d’échange, dont l’argent est le support, matériel ou (de plus en plus souvent) immatériel. Tout l’égalitarisme moderne est construit au fond sur le modèle monétaire, qui est aussi par définition la sphère de la profitabilité. Un homme et un autre homme, un dollar et un dollar : le même. Alors que chacun d’entre eux est unique et irremplaçable, les hommes sont perçus comme interchangeables, à la façon dont l’argent se définit comme l’équivalent universel, comme ce qui permet de tout réduire à l’équivalence de la marchandisation et de la calculabilité une fois qu’on en a évacué les qualités pour les réduire à des quantités.

Dans Le Capital, Marx observe très justement : « Le capital ressent toute limite comme une entrave, et la surmonte idéalement, mais il ne l’a pas pour autant surmontée en réalité : comme chacune de ces limites est en opposition avec la dé-mesure inhérente au capital, sa production se meut dans des contradictions constamment surmontées, mais tout aussi constamment recréées »3. C’est le règne du Ge-stell évoqué par Heidegger, le règne de cet immense malheur planétaire que représente l’arraisonnement général du monde par la raison marchande, le règne de la quantité, la logique du profit, l’axiomatique de l’intérêt, la transformation de toutes les valeurs en marchandises. Arraisonnement sans fin, aux deux sens du terme, dans la mesure même où le déchaînement du Ge-stell relève avant tout de l’hybris, de la démesure, de l’illimité.

Opposer l’internationalisme à cette démesure, à cette illimitation propre au dispositif utilitaire du Ge-stell, est d’autant plus inopérant que le capitalisme est plus que quiconque « citoyen du monde » (pour autant que cette expression ait un sens). Le marchand n’a d’autre patrie que le lieu qui lui permet de maximiser ses profits, observait déjà Adam Smith, et la tendance du capitalisme à ignorer les frontières date de ses origines. Les frontières constituent une limite, donc une entrave. Elles ressortissent de la logique de la Terre, tandis que l’activité marchande et commerciale est par définition « maritime » : elle se développe dans un monde où aucune frontière ne peut être tracée, un monde où n’existent que des vagues, des flux et des reflux. Si le capital, comme on l’a déjà dit, est resté quelque temps ordonné à la nation, il s’est aujourd’hui émancipé de toute attache particulière. Dans la mesure même où il est porteur de l’aspiration à l’illimité, le capitalisme est non seulement déterritorialisé par nature, mais constitue aussi le meilleur moyen d’abolir les territoires comme lieux privilégiés de l’être-ensemble.

Le capitalisme ne connaît d’autre pluralisme que la multitude des produits, qui n’est qu’apparence de diversité. Il aspire à un immense marché homogène où les hommes aspireraient aux mêmes objets, où les spécificités de culture et de mentalité n’entraveraient jamais la logique du capital, il aspire au remodelage des esprits par le seul désir d’avoir, par l’obsession de la marchandise. Il tient pour superfétatoire, transitoire ou inexistant, tout ce qui ne se laisse pas réduire au calcul, à l’appréhension comptable. Il fait en sorte que tous les domaines qui échappaient naguère à la marchandisation lui soient désormais de part en part soumis. Il s’affirme par là producteur d’un homme unidimensionnel, sans vie intérieure ni imaginaire autre que celui de la marchandise, d’un homme sans qualités, au corps machinique, à l’esprit formaté, conditionné, aspirant au « bonheur » par l’avoir et n’ayant plus d’autre passion que le désir passionné de maximiser ses intérêts, qui est aussi le « dernier homme » dont parlait Nietzsche.

On ne peut, de ce point de vue, que donner raison à l’équipe de Rébellion quand elle définit la patrie comme « un lien charnel entre les travailleurs, issu de leur pratique collective et un espace de solidarité forte face à la mondialisation destructrice de son essence populaire et culturelle ». Mais ce rappel ne doit pas faire oublier que la « patrie » peut aussi être utilisé comme fiction mystificatrice lorsque, sous couvert d’unité nationale, voire d’« union sacrée », cette référence tend à faire oublier la lutte des classes. Il faut bien distinguer ce qu’est la patrie pour le peuple et ce qu’elle est pour la bourgeoisie, à savoir un simple outil de brouillage interclassiste.

 

Mais il faut avoir le courage de s’interroger aussi sur l’idéologie du travail, c’est-à-dire sur la valeur et le sens du travail lui-même, au moment où celui-ci est en train de redevenir un thème central du débat social. Il ne suffit pas de dénoncer les aliénations du travail, il faut aussi démasquer le travail lui-même dans ce qu’il peut avoir d’intrinsèquement aliénant, ce que Marx a rarement fait. On a maintes fois souligné le caractère ambivalent du travail (Bourdieu parlait de sa « double vérité »). Le salariat, qui ne s’est imposé et généralisé qu’en se heurtant à de fortes résistances populaires, a sans doute « libéré » ou « émancipé » certains, mais il a aussi aliéné le plus grand nombre. Il reste aujourd’hui, comme on l’a souvent dit, une instance de socialisation et un facteur d’identité : le chômeur, « inutile au monde » (Robert Castel), est en quelque frappé d’indignité nationale ; il n’a plus les moyens de s’insérer dans le corps social. Mais il y a le revers de la médaille, qui ne se réduit pas à la façon prédatrice dont la force de travail continue d’être exploitée, fût-ce par la violence douce d’une « culture d’entreprise » qui n’entend abolir les cadences tayloristes que pour y substituer de nouvelles formes de domination et de sujétion dans un climat général de précarité des positions et des emplois (l’« insécurité sociale »).

Une des très grandes erreurs de l’idéologie du progrès a été de prolonger rétrospectivement vers le passé des tendances qui se sont particulièrement actualisées au XIXe siècle, sous le règne de la bourgeoisie triomphante. De la condition des femmes au XIXe siècle, on a déduit que cette condition devait obligatoirement avoir encore été pire auparavant. De l’exploitation des hommes par le capital à l’époque de la révolution industrielle, on a pareillement déduit que cette exploitation devait avoir été encore plus affreuse dans les siècles précédents. C’est, me semble-t-il, dans cette optique qu’un Karl Marx a pu louer en des termes ambigus la bourgeoisie capitaliste d’avoir aboli le mode de production féodal, impulsant ainsi dans le bon sens le développement des forces productives. L’historiographie contemporaine nous a appris que les choses ont été moins simples.

C’est précisément, en tout cas, parce que le capitalisme n’est pas seulement un système économique qu’une lutte radicale engagée contre lui se trahirait elle-même en se situant uniquement dans le règne de la quantité. Le réformisme a d’ailleurs toujours consisté à réduire la lutte à la revendication d’une amélioration relative des conditions d’exploitation par le capital plutôt qu’à exiger l’abolition du capital. En 1865, Marx stigmatisait déjà les sociaux-démocrates qui, en se bornant à réclamer « un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ne se rendaient pas compte qu’ils contribuaient ainsi à la mise en acceptabilité du système qu’ils critiquaient par ailleurs. Pour paraphraser Rosa Luxemburg, ils militaient pour une société où les esclaves seraient seulement mieux nourris.

Une telle attitude n’est pas très différente de celle de ces observateurs qui assurent aujourd’hui qu’il suffirait de « réguler » ou de « moraliser » le système capitaliste pour échapper à ses effets les plus négatifs. On a vu ainsi, au lendemain de la crise structurelle de l’automne 2008, les hommes politiques, à commencer par François Fillon et Nicolas Sarkozy, parler de « dévoiement de la finance », tandis que d’autres stigmatisaient l’« irresponsabilité » des banquiers, laissant ainsi entendre que la crise n’était due qu’à une insuffisance de réglementation et qu’un retour à des pratiques plus « transparentes » permettrait de faire revenir sur la scène un capitalisme moins carnassier4. C’est évidemment là une double erreur. D’abord parce que c’est précisément l’impuissance des politiques à faire face à la crise d’efficacité du capital qui a ouvert la voie à la libéralisation totale du système financier. Ensuite et surtout, parce que c’est ignorer la nature même du capitalisme, puisque la logique de l’accumulation du capital, c’est le refus de toute limite.

 Marx disait que le communisme n’était pas selon lui « un idéal auquel la réalité devra se conformer », mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ». Le socialisme entend certes mettre un terme à l’exploitation de l’homme par l’homme, mais s’il veut être fidèle à son aspiration la plus fondamentale, il doit aussi viser à sortir de la dictature de l’avoir et de l’imprégnation des esprits par les valeurs marchandes. Ce qu’il doit chercher à instaurer, ce n’est même pas l’« égalité », ce terme qui a fait couler tant d’encre et qui peut recouvrir des choses si différentes, mais bien plutôt l’autonomie5. Il s’agit au fond de choisir entre l’être-mieux ou l’avoir-plus, de rétablir les conditions de l’être-ensemble, que Marx appelait Gemeinwesen, en redéfinissant les conditions de l’ajointement du je et du nous.

On en est loin. Nous vivons aujourd’hui le moment historique de la globalisation, c’est-à-dire le moment de la diffusion et de l’unification mondiales de l’idéologie de la marchandise. L’homme que consacre la globalisation est l’homme sans qualités (Musil), l’homme unidimensionnel (Marcuse), à la fois monade et nomade, jeté sur le grand marché planétaire de la non-vie. La nature est dévastée par l’homme, qui s’est instauré comme son « souverain maître », ainsi que le voulait Descartes, mais ce faisant l’homme s’est coupé de ses bases et devient désormais lui-même artefact, matériel humain. Parallèlement, les démocraties libérales sont devenues des oligarchies dirigées par une Nouvelle Classe capitaliste médiatique et politico-financière, pratiquant largement l’endogamie sociale et pour laquelle les élections ne sont qu’un rite obligé, en marge duquel s’exerce, à l’échelle internationale, la véritable « gouvernance » des nommés et des cooptés, des experts et des techniciens protégés des humeurs trop volatiles, déroutantes et finalement dangereuses, des électeurs qui « votent mal ». On assiste ainsi, d’une part à la neutralisation du politique, qui est pris dans l’étau de l’économie (le marché) et de la morale (l’idéologie des droits de l’homme), et de l’autre à la séparation de plus en plus grande de la politique et du pouvoir, caractéristique majeure de la modernité tardive. Restent les éternels moteurs : la puissance, le sexe et l’argent. Le fric et le coït, pareillement inusables.

La vie sociale se trouve ainsi plongée dans l’insignifiance et dans l’anomie. Castoriadis parlait d’une « époque de basses eaux », qui est aussi celle de la privatisation intégrale, de la « république procédurale », de la dé-liaison sociale généralisée, du narcissisme de masse et de l’axiomatique de l’intérêt. On pourrait aussi bien dire : le nihilisme. L’ignominie économique généralisée, fondée sur le monothéisme du marché et la religion de l’illimité, l’idéal de la croissance sans fin et l’enfermement consommatoire dans la société spectaculaire, la légitimation de l’inauthentique et l’appauvrissement de l’imaginaire symbolique, l’illusionnisme de masse comme mode d’organisation des solitudes, tout cela aboutissant à la colonisation de l’être par l’impérialisme de l’avoir et du paraître, c’est en effet est très exactement cela, le nihilisme – déperdition totale, déréliction absolue.

 

* 

« Aucun changement n’arrive sans une escorte qui d’abord montre le chemin », disait Heidegger. Où est donc aujourd’hui l’« escorte », intellectuellement structurée et décidée à agir ? Où se tient le moyen de produire à nouveau du collectif dans un monde en proie à l’atomisation, où les citoyens sont devenus des consommateurs infantilisés ? Et enfin, éternelle question à laquelle nous sommes plus que jamais confrontés : où est le sujet historique ou social-historique dont l’action déterminera le sens des temps qui viennent ? Je ne crois pas que l’avenir soit dans le recours aux « multitudes » dont Hardt et Negri se font les apologistes, légitimant ainsi un capitalisme du troisième type qui ne cesse de produire ces multitudes anonymes, déracinées et interchangeables, en détruisant les frontières. Je crois qu’il ne peut être que dans le peuple. Mais comment ne pas voir qu’aujourd’hui, ce mot est lui-même devenu problématique ?

Le peuple de Paris n’a pas survécu à la répression de la Commune de 1871. Plus largement, le peuple français a été saigné à blanc par les guerres révolutionnaires et celles de l’Empire, et surtout par la Première Guerre mondiale, grande guerre civile européenne et boucherie sans nom qui mit à feu et à sang le vieux continent. Au chemin des Dames, l’offensive du général Nivelle fit à elle seule 281 000 morts, blessés et disparus en un peu plus d’un mois. La Première Guerre mondiale a été beaucoup de choses, mais elle a d’abord été l’occasion pour les bourgeoisies européennes de régler leur compte au vieux peuple révolutionnaire ouvrier et paysan, qui avait si longtemps incarné les « classes dangereuses ». Lorsque le conflit s’acheva, on dénombrait en France huit millions de morts et vingt millions de mutilés. Le mouvement ouvrier, qui n’avait pas résisté aux mirages du nationalisme et d’une « union sacrée » dont le premier objectif était de résoudre la crise de surproduction et de relever le taux de la plus-value, était durablement décapité. Le capitalisme s’empressa de se réinstaller sur les charniers.

Il ne faut évidemment pas idéaliser le peuple. Il n’est pas à l’abri de l’envie et du ressentiment. Dans l’histoire du mouvement ouvrier, il n’a d’ailleurs pas manqué de critiques de la bourgeoisie qui n’exprimaient en réalité que le dépit de ne pas y appartenir et la volonté secrète d’y être acceptés. Il n’a pas manqué non plus de théoriciens pour voir dans le peuple le témoin de la « bonté naturelle » de l’homme, en s’imaginant qu’il n’est que corrompu de l’extérieur, aliéné par des structures sociales dont l’avènement devenait du même coup incompréhensible. Si le mal social, le fons et origo malorum, est la « société », tandis que l’homme est « naturellement bon », comment expliquer que cette société ait autant de caractéristiques détestables ? Vieux problème de la théodicée. Du point de vue chrétien : comment un monde créé par un Dieu tout-puissant et infiniment bon peut-il être habité par le mal ? Du point de vue « progressiste » : comment des sociétés composées d’individus « naturellement bons » peuvent-elles être aussi mauvaises ?

Ne pas idéaliser le peuple, cela signifie aussi : ne pas se tromper sur la nature humaine. L’idée que l’homme est fondamentalement bon et qu’il n’est dévoyé que par quelques méchants – dont on ne parvient pas dès lors à expliquer l’existence – est l’une des erreurs classiques d’une « gauche » imbibée de la philosophie optimiste des Lumières. L’homme n’est en réalité ni naturellement bon ni naturellement mauvais mais, en tant qu’être « ouvert au monde » (Arnold Gehlen), capable du meilleur comme du pire, capable de se dépasser lui-même ou de retomber au-dessous de lui-même, capable de conquérir son autonomie ou de végéter dans l’hétéronomie. Le mal n’est pas toujours dû aux circonstances extérieures, mais résulte aussi de la faiblesse, voire du désir de l’homme. Croire que le peuple ne peut pas se tromper, qu’il est incapable de faire le mal volontairement, qu’il suffirait de lever les obstacles extérieurs pour lui faire retrouver automatiquement son « propre », ou bien encore que la nature humaine est spontanément orientée vers le bien commun (et l’harmonie économique), en sorte que la suppression des aliénations conduirait automatiquement chaque individu à se placer du point de vue de l’intérêt général, c’est retomber dans un angélisme qui ne peut déboucher que sur la déception. Jean-Claude Michéa, si lucide par ailleurs, n’échappe pas à cette erreur quand, après avoir évoqué les « valeurs morales spontanément partagées par une grande partie des classes populaires », il se borne à stigmatiser la « volonté de puissance de quelques uns », ce qui laisse entendre que le plus grand nombre, une fois rendu à lui-même, serait immunisé contre l’égoïsme, le désir de pouvoir ou la volonté de faire le mal, celui-ci n’apparaissant plus alors que comme une « perversion », et en tout état de cause comme une exception6. Jacques Julliard voit plus juste quand il écrit : « Mais dire que l’homme est capable du mal ne signifie pas qu’il n’est pas aussi capable du bien. Il faut le traiter en être libre, et non en délinquant potentiel ou en ange des cieux »7.

Cependant, même si tous ses membres ne le sont pas au même degré, le peuple n’en reste pas moins le dépositaire privilégié de la « décence commune », de cette common decency dont George Orwell faisait le propre des gens ordinaires, des « gens de peu » (c’est-à-dire de ceux qui sont beaucoup, mais qui possèdent peu) : sens de l’honneur, loyauté, honnêteté, bienveillance, générosité, propension à l’entraide, confiance, sens du bien commun, adhésion à la logique du don et du contre-don. Michéa, ici, a parfaitement raison d’affirmer que la société marchande ne parvient à tenir qu’en faisant appel à des valeurs non marchandes qu’elle tend en même temps à faire disparaître (c’est là l’une de ses contradictions principales). Julliard, lui aussi, constate que la société libérale ne survit « qu’en continuant à puiser à fonds perdus dans les valeurs prélibérales communes aux sociétés chrétiennes, aristocratiques et prolétariennes »8. C’est également dans cette optique qu’on doit donner raison à Emmanuel Todd, selon qui « le véritable drame, pour la démocratie, ne réside pas tant dans l’opposition de l’élite et de la masse, que dans la lucidité de la masse et l’aveuglement de l’élite »9.

En septembre-octobre 2008 (n° 32), l’éditorial de Rébellion était titré : « Ni de droite, ni de gauche. Le socialisme révolutionnaire ! » Soulignant que le clivage droite-gauche « n’est pas pour nous un cadre indépassable à notre réflexion politique », car « il n’y a pas de valeurs ou d’idées appartenant de manière propre et définitive à la droite ou à la gauche », ce texte rappelait l’immense différence existant entre le socialisme des origines et la « gauche » : « L’histoire de la gauche commence dans la tradition de la bourgeoisie dite ‘progressiste’ qui, profitant de l’Affaire Dreyfus, fut amenée à conclure une alliance stratégique avec le monde ouvrier contre les forces réactionnaires et conservatrices pour sauver ses acquis ».

J’approuve bien entendu cette prise de position, mais à un détail près. La formule « Ni droite ni gauche » n’est en effet pas nouvelle. Elle a déjà une histoire. Cette histoire nous révèle que, dans le passé, cette expression a fréquemment été utilisée, soit comme mode de légitimation d’un rapport pour le moins ambigu à la logique du capital, c’est-à-dire en dernière analyse pour masquer la réalité de la lutte des classes, soit tout simplement pour masquer une appartenance de fait à la droite (procédé politicien courant). C’est la raison pour laquelle, à la formule « ni droite ni gauche », qui suscite une interrogation sur le point de vue que l’on cherche à exprimer, je préfère la formule « et droite et gauche », qui veut dire au fond la même chose, mais le fait en mettant l’accent sur l’esprit de synthèse dialectique et d’Aufhebung qui est le propre des logiques transversales et des nouveaux clivages.

De la droite, hormis des évolutions individuelles, il n’y a évidemment rien à attendre. Elle est aujourd’hui, sinon passée totalement du côté de l’argent, du moins ne cesse-t-elle d’entretenir autour de la réalité omniprésente du capital un flou fort peu artistique, où les réticences d’habitude vis-à-vis du social s’ajoutent à une totale inconscience du moment historique que nous vivons. Sinon dans quelques petits cénacles, la droite a abandonné ce qui a pu dans le passé faire sa légitimité : sa fidélité à l’éthique de l’honneur, de la gratuité et du désintéressement. On pouvait autrefois être riche parce que l’on était puissant ; aujourd’hui, on est puissant parce que l’on est riche. La droite est devenue possédante, et du même coup elle a été possédée. Elle a cessé de lire Sorel et Proudhon. Elle préfère les prédateurs du CAC 40 à Bernanos et Péguy. Allergique par réflexe au « marxisme » et au « communisme », elle prône la collaboration des classes – sans jamais avoir sérieusement lu Marx (ni Rousseau). La droite est devenue libérale, oubliant que c’est le libéralisme des Lumières qui avait commencé par causer sa perte. Sur ses marges, elle se survit à elle-même avec ses slogans obsolètes, ses nostalgies dépassées, ses références fétiches. Restaurationniste (« c’était mieux avant »), elle allègue le passé comme un alibi et se fait de l’histoire un refuge et une consolation. Toujours hostile aux « hommes en trop », elle verse dans le racisme et la xénophobie imbéciles, et aussi dans l’islamophobie au nom d’un improbable « choc des civilisations » (qui joue le rôle classique de la diversion par rapport aux conflits de classes). Elle est devenue aveugle et sourde à ce qui se joue sous ses yeux. Elle s’épuise dans des agitations stériles, commettant perpétuellement les mêmes erreurs et se caricaturant elle-même.

Mais la gauche ne se porte pas mieux. Historiquement, elle a toujours été affligée de quatre grandes tares : l’universalisme politique, bien différent de l’internationalisme concret, l’absence d’une anthropologie réaliste (c’est l’erreur sur la nature humaine dont nous avons parlé), la croyance au « progrès » (qui fait regarder comme « archaïques » bien des traits de société qui ont historiquement limité l’emprise du capital), un constant moralisme (un christianisme sécularisé) tendant au dolorisme de principe et à l’exaltation de la faiblesse. S’y ajoute, toujours sous l’influence de la philosophie des Lumières, l’incapacité à analyser la modernité comme montée progressive des valeurs bourgeoises qui ont engendré le capitalisme, d’où ce paradoxe qu’elle persiste, comme le disait à peu près Péguy, à encenser « sous le nom de moderne » le même monde qu’elle dénonce « sous le nom de bourgeois et de capitaliste », sans voir que la modernité constitue avant tout le contexte social-historique dont le capitalisme libéral avait besoin pour se former et se développer complètement.

Le parti communiste, qui était parvenu dans les années 1950 à créer une véritable culture politique populaire, et même une véritable « contre-société », en étant à la fois le plus nationaliste et le plus internationaliste de tous les partis politiques français, est devenu un fantôme (1,9 % des suffrages exprimés à la présidentielle de 2007). Social-démocrate, et non plus communiste, il s’est progressivement aligné sur toutes les modes, toutes les dérives auxquels il aurait du s’opposer. Le parti socialiste, lui, est devenu un parti social-libéral, le parti de gens qui n’ont eu de cesse de s’intégrer aux classes moyennes supérieures en s’éloignant le plus possible du peuple, un parti de notables et de fonctionnaires relativement protégés des dégâts du capitalisme néolibéral et des tumultes du marché mondial (les fonctionnaires ne risquent pas d’être victimes d’une délocalisation), un parti dont l’évolution se laisse symboliquement résumer par l’arrivée de deux de ses membres, Dominique Strauss-Kahn et Pascal Lamy, à la tête de ces deux grandes institutions internationales libérales que sont le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Avec leur vision du social de plus en plus nébuleuse, leurs appareils de plus en plus coupés des classes populaires, leur vocabulaire subrepticement délesté, non seulement de la « dictature du prolétariat » et de la « révolution », mais aussi des notions de « lutte », de « travailleurs », d’« ouvriers », d’« ennemi de classe », et même d’opposition entre le capital et le travail, le PS et le PC sont aujourd’hui, eux aussi, des outils de la collaboration de classe. Quant à l’histoire du mouvement ouvrier, en dehors de quelques cercles qui en ont fait leur objet d’étude, elle est purement et simplement oubliée. Parmi les jeunes adhérents du PS et du PC, qui a jamais entendu parler d’Emile Pouget, de Benoît Malon ou de Fernand Pelloutier ?

Sous couvert de « réalisme », d’« adaptation à la modernité », de reconnaissance de la « complexité », les partis de gauche n’en finissent plus de courir après la droite en appelant au « dialogue social » et en se bornant à réclamer un « supplément d’âme » à l’idéologie dominante. Incapables de tirer la leçon de leurs défaites successives, ils aspirent comme les autres à une meilleure répartition de la « croissance », reprenant à qui mieux mieux les mantras de la « concurrence » et de la « compétitivité ». Muets devant l’obscénité publicitaire, devenue le paradigme de tous les langages sociaux, communiant dans l’adoration des « droits de l’homme », en oubliant la critique radicale qui en a été faite par Karl Marx, les partis de gauche ont conduit le mouvement ouvrier sur la voie du consentement consommatoire. Leur seul objectif est désormais de « moraliser le capitalisme », ce qui revient à sortir du politique pour en revenir à un moralisme évoquant l’époque des dames patronnesses et du christianisme social. La vogue de l’humanitaire caritatif, du charity-business, fait partie du même mouvement, qui tend à remplacer la justice sociale par l’orchestration des compassions envers les victimes de l’existence (qui ne sont plus désormais des travailleurs ou des prolétaires, mais « les plus démunis », « les plus défavorisés », etc.), s’interdisant par là-même d’analyser de façon radicalement critique le système en place. Les revendications sont de plus en plus fragmentées, au lieu de viser à unir contre l’ennemi commun. Dans un climat général d’individualisme où les engagements sont de plus en plus ponctuels, éphémères, transitoires, c’est l’idée même de projet collectif qui s’évanouit.

« Conversion au libéralisme économique, acceptation du capitalisme financiarisé, carriérisme cynique de ses hauts fonctionnaires : la trahison par le parti socialiste des valeurs de la gauche est une évidence », écrit Emmanuel Todd10. Le propos est juste, encore qu’il aurait sans doute mieux valu parler de trahison des valeurs socialistes, tant le terme de « gauche » est ambigu. Le constat, en tout cas, a été fait à d’innombrables reprises. Comme l’écrit Jean-Claude Michéa, « à lire les programmes de la gauche et de l’extrême gauche françaises, on en retire la curieuse impression qu’une société socialiste (quand d’aventure ce terme “archaïque” est encore employé), ce n’est fondamentalement rien d’autre que la continuation tranquille du mode de vie présent, tempérée d’un côté par une répartition plus équitable des “fruits de la croissance” et de l’autre par une exhortation perpétuelle à lutter contre “toutes les formes de discrimination et d’exclusion”, que celles-ci, d’ailleurs, soient réelles ou purement fantasmées »11. Tandis que la droite a renoncé à la nation et à la critique de l’argent, la gauche renonce au socialisme et à toute critique radicale de l’emprise du capital. L’une et l’autre, ce faisant, se coupent pareillement du peuple.

Ce ralliement de la gauche à la société de marché, avec ses corrélats habituels (rentabilité, calculabité, compétitivité, profitabilité, etc.), a deux aspects. D’une part, il se légitime de l’idée qu’à l’expérience, le système capitaliste est finalement celui qui s’est révélé le « plus efficace » pour produire des biens et des services en grande quantité, ce qui revient à faire de l’efficacité en ce domaine le critère essentiel du jugement, sans considération du prix dont cette efficacité est payée ou de l’appauvrissement qu’elle entraîne dans d’autres domaines, sans réflexion sur le sens et la valeur de ce que l’on produit. L’erreur est ici de ne voir dans le système capitaliste qu’une forme économique parmi d’autres – par rapport à laquelle les autres se sont révélées moins performantes – et d’interpréter son succès comme le résultat d’une évolution irrésistible, dans une optique qui n’est pas très éloignée de celle du darwinisme social. Il en découle un inévitable réformiste, puisque le système capitaliste est posé d’emblée comme le seul possible, ou du moins comme le moins mauvais. Il ne reste dès lors plus qu’à tenter de l’aménager. L’autre aspect est qu’un tel ralliement vaut aussi alignement sur l’idéal d’illimitation à tout prix, de croissance matérielle indéfinie, qui est précisément celui de la Forme-Capital.

Dans l’espace politique laissé libre par le PS et le PC, une nouvelle radicalité « de gauche » cherche à s’installer, mais elle vaut rarement mieux que les réformistes auxquels elle prétend s’opposer. Au lieu de défendre le peuple, l’extrême gauche s’oriente en effet vers des luttes marginales, de l’aide aux clandestins et aux sans-papiers au mariage homosexuel, en passant par le néoféminisme égalitaire, l’extension du droit à l’avortement, la légalisation des drogues douces, la dénonciation du harcèlement sexuel, le soutien aux « révoltes des banlieues » (les « quartiers difficiles ») ou la défense de l’« art contemporain », toutes causes dont le peuple se contrefiche complètement et auxquelles il est parfois même tout à fait allergique. Ce faisant, elle se situe dans la filiation d’un Mai 68 dont on ne rappellera jamais assez qu’à côté d’un aspect véritablement contestataire (critique de la société du spectacle, rejet des valeurs marchandes, désir de servir le peuple, la plus grande grève ouvrière de l’histoire de France, etc.), il comprenait une composante purement infantile, hédoniste et permissive, et donc profondément libérale, qui est aussi celle qui l’a emporté. Ceux qui voulaient il y a quarante ans « jouir sans entraves » n’ont pas tardé à comprendre que c’est le capitalisme libéral et la société de marché qui leur permettraient le mieux de réaliser cet idéal. Ils disaient : « Sous les pavés, la plage », ils ont eu Paris-plage. Cette extrême gauche rejoint ainsi une gauche sociale-démocrate ou « bobo », désormais aussi libérale sur le plan des mœurs que sur le plan économique, et pour laquelle les « problèmes de société », les questions « sociétales » et « citoyennes », importent visiblement plus que les principes et les exigences politiques.

 Le grand mérite de Jean-Claude Michéa est d’avoir montré la congruence entre les différentes formes de libéralisme, et l’incohérence de l’attitude consistant à s’affirmer libéral sur le plan des mœurs tout en ne l’étant pas sur le plan économique. Les deux finissent toujours par se rejoindre. Le libéralisme économique et le libéralisme politico-culturel, écrit Michéa, constituent « les deux versions parallèles et (ce qui est le plus important) complémentaires d’une même logique intellectuelle et historique », ce qui explique pourquoi la plupart des tenants, pseudo-libertaires, du libéralisme des mœurs ont « fini par voir dans l’économie de marché le complément naturel de leurs axiomes idéologiques initiaux »12. Les héritiers de Mai 68 ont voulu faire croire que la « libération des mœurs » était le principal acquis du mouvement, et encore aujourd’hui ils se refusent à comprendre que cette « libération », loin de s’inscrire en faux contre le monde bourgeois, était en réalité parfaitement conforme à l’esprit même du libéralisme, et correspondait très exactement à ce que l’on a pu décrire comme « le simple stade suprême de l’impérialisme de l’avoir et du faux, l’étape supérieur de la colonisation du sexe par la libre circulation fétichiste de l’échange et du vide ». Ils ont cru saper l’ordre en place en multipliant des « transgressions » de toutes sortes, sans voir que ces transgressions qui les fascinent ne faisaient que laisser le champ libre à la logique de la consommation, que les défis à l’« ordre moral » ouvraient la voie à la pensée unique et qu’elles ne permettaient de s’émanciper de la tradition que pour mieux se soumettre aux diktats publicitaires et aux modes. Rien d’étonnant à ce qu’ils défendent aujourd’hui la cause de ces « jeunes de banlieues » dont le seul regret – et le vrai motif de colère, lorsqu’ils deviennent « casseurs » et brûleurs des voitures de leurs voisins – est de ne pas pouvoir profiter aussi vite et aussi massivement qu’ils le voudraient des objets de la production marchande.

 A la recherche d’un substitut de prolétariat, l’extrême gauche s’est fixé pour but de trouver un sujet historique qui ne soit surtout pas le peuple. Difficile ici de ne pas évoquer le problème de l’immigration. Comme hier le chômage conjoncturel, l’immigration représente en effet d’abord une armée industrielle de réserve du capital, exerçant une pression à la baisse sur les salaires et accroissant d’autant le taux de profit, la prédication « antiraciste » interdisant, parallèlement, que l’on critique les substitutions de population auxquelles procède le capital pour éteindre les traditions révolutionnaires des peuples européens, en exilant le prolétariat indigène de sa propre histoire.

 Il ne fait aucun doute que l’« antiracisme » contemporain, formulé à partir des années 1980 par des organisations comme SOS-Racisme, a été formulé avant tout pour remplacer l’anticapitalisme et dissimuler l’abandon par la gauche de ses anciens idéaux. Le danger, désormais, c’était « Le Pen », et non plus le capital. Mieux encore, en « combattant Le Pen », on faisait le jeu d’un capitalisme trop content de trouver dans l’immigration un nouveau gisement de main-d’œuvre à bon marché, malléable, corvéable à merci et ignorant tout des traditions révolutionnaires du prolétariat français. Tout cela n’avait évidemment rien à voir avec la nécessaire lutte contre le racisme. Ceux qui, aujourd’hui, se consacrent à la défense inconditionnelle des clandestins et du « sans-papiérisme » continuent en réalité à « offrir à la classe capitaliste l’armée de réserve soumise à bon marché dont celle-ci a besoin à mesure qu’elle entend se débarrasser des vieilles contestations ouvrières européennes »13. Les Besancenot et autres gauchistes, adeptes du néopopulisme incantatoire, qui ne parlent au nom du peuple que pour mieux le faire taire, ne constituent aujourd’hui rien d’autre que l’aile gauche de l’appareil politique du capital.

 

Michéa a très bien montré également comment, dans l’extrême gauche d’aujourd’hui, la figure autrefois centrale du prolétaire et du travailleur exploité a été abandonné pour être remplacée par celle de l’« exclu », dont les sans-abri et les sans-papiers « constituent à présent l’incarnation médiatique privilégiée »14. Cette nouvelle catégorie, aux contours remarquablement flous, permet de faire l’économie d’une analyse de fond des aliénations contemporaines. L’«exclu» est aussi bien souvent l’immigré ou le « jeune issu de l’émigration », dont la rhétorique du moment fait une figure messianique renvoyant l’indigène à son indignité naturelle et dont l’exaltation, sur un mode systématiquement lacrymal et compassionnel, et non plus revendicatif-insurrectionnel, sert avant tout à légitimer la « déterritorialisation » (la mise-hors-sol généralisée), la déconstruction de principe des cultures populaires enracinées, conforme à la phobie libérale des enracinements particuliers, des habitudes locales, des valeurs partagées et des appartenances héritées (avec les solidarités organiques qu’elles engendrent), et l’accélération d’une mobilité universelle intégrale, celle d’individus posés comme fondamentalement interchangeables au sein d’un « monde sans frontières », dont la Forme-Capital fait l’une des conditions premières de la circulation sur le marché.

 

Le sujet historique dont se réclame le gauchisme est au fond assez peu différent de ce lumpenprolétariat auquel Karl Marx, qui y voyait la lie de la société urbaine (« cette lie d’individus corrompus de toutes les classes, qui a son quartier général dans les grandes villes »), déniait toute historicité, notant que son parasitisme est reproduit, sous des formes « luxueuses », par l’organisation sociale de la classe financière dominante, « en escamotant la richesse d’autrui disponible ». « L’aristocratie financière, écrivait-il, n’est rien d’autre que la résurrection du prolétariat encanaillé aux sommets de la société bourgeoise »15.

 

Le prolétariat a-t-il cependant vraiment disparu ? De la montée de l’individualisme, d’une part, de l’expansion de la classe moyenne, de l’autre, on a conclu un peu trop vite à la disparition des classes et, partant, de la lutte des classes. L’effondrement intérieur et la désagrégation du système soviétique ont simultanément répandu l’idée que le capitalisme libéral a triomphé de tous ses compétiteurs, et qu’il n’y a désormais plus d’alternative à ce système. On a annoncé sans rire la « fin des idéologies » (alors que nous baignons dans l’idéologie de la marchandise) et la « fin de l’histoire » (alors qu’elle ne cesse de faire retour). Pourtant, les dégâts du capital sont toujours là, et ils ne cessent de s’étendre. Et c’est encore la répartition des catégories socioprofessionnelles qui demeure aujourd’hui, après la désintégration des familles politiques traditionnelles, le facteur qui permet le mieux de comprendre et d’analyser les résultats électoraux. Comment expliquer en effet la montée du Front national dans les années 1980, le « non » au référendum de 2005 ou l’épuisement des partis politiques classiques, sans prise compte des milieux populaires ?

 

L’histoire n’a certes pas évolué, contrairement à ce que croyait Marx, vers une confrontation directe entre une bourgeoisie et une masse prolétarienne homogènes. Mais par contraste avec les dîners au Fouquet’s et les parachutes dorés qui caractérisent le règne abominable de la grande bourgeoisie libérale, tandis que les délocalisations, pudiquement travesties en « internationalisations de la production », entraînent partout licenciements et compression des salaires, les différences sociales ne cessent de reprendre du relief. Si les paysans sont en voie d’extinction (les agriculteurs ne constituent plus que 1,6 % des ménages), on compte encore aujourd’hui en France 20 % d’ouvriers et 11,5 % d’employés, les premiers étant en majorité des hommes et les seconds en majorité des femmes, soit respectivement 32 et 18,8 % (50,8 % au total) de la population active. La tendance est en outre au déclassement des classes moyennes, plus spécialement des classes moyennes inférieures. Qui peut dire que cela compte pour rien ?16 C’est d’ailleurs chez les ouvriers qu’en 2005, le « non » au projet de Traité constitutionnel européen l’a emporté le plus nettement (81 %), tandis qu’à la présidentielle de 2007, 82 % des chefs d’entreprise ont voté pour Nicolas Sarkozy. En mars 2006, les ouvriers étaient aussi favorables à 63 % au protectionnisme, car ils savent bien que c’est aujourd’hui l’une des conditions de la remontée des salaires 

La part des salaires dans le PIB a chuté de 9,3 % entre 1983 et 2006, soit un total de 120 à 170 milliards d’euros qui sont venus chaque année s’ajouter aux revenus du capital. Alors que les entreprises du CAC 40 enregistraient des profits record, le revenu salarial net n’a pratiquement pas augmenté depuis 25 ans (il a même reculé entre 2000 et 2005). Entre 1998 et 2006, le revenu médian n’a en fait augmenté en France que de 0,6 % par an, tandis que celui des 350 000 ménages les plus riches augmentait de 20 %, celui des 35 000 plus riches de 30 %, celui des 3500 plus riches de 40 %. Ceux qui possèdent le capital disposent ainsi plus que jamais de la vie de ceux dont le travail leur permet de faire leurs profits.

La déconnection de la classe politique et du peuple a aussi entraîné, de façon simultanée, la dérive oligarchique de la classe dominante, la bourgeoisie financière, et avec elle la dictature de la « gouvernance » et l’avènement d’une société de surveillance, et à la base la floraison des « populismes ». La démocratie n’est plus dès lors la forme politique qui fait reposer la légitimité du pouvoir dans la souveraineté du peuple et qui, de ce fait, est d’autant plus fidèle à son inspiration intrinsèque qu’elle permet une participation plus large des citoyens aux affaires publiques. Les démocraties représentatives libérales, non seulement ne représentent plus rien, mais sont devenues de simples appareils aux mains de la Nouvelle Classe. Le peuple n’est plus représenté, et c’est la raison pour laquelle il se détourne de plus en plus de la vie politique. Les classes populaires ne se reconnaissent plus dans ceux qui prétendent parler en leur nom, et pour qui le « populisme » est devenu un terme insultant. On s’oriente vers une post-démocratie, qui est tout simplement une démocratie sans peuple. On n’y vote plus pour choisir les meilleurs, mais dans le seul espoir d’éliminer les plus nuisibles. Et comme à l’expérience, ils se révèlent tous plus mauvais les uns que les autres, on ne vote plus du tout. Le spectacle, sous sa double face publicitaire et de « divertissement », est en outre l’un des instruments privilégiés de neutralisation du suffrage. Mais ce n’est pas pour rien qu’à la fin du XIXe siècle, les syndicalistes révolutionnaires désignaient déjà le suffrage universel comme une mystification qui portait avec elle le mythe du brouillage interclassiste et de la « pacification sociale ».

 

Ce ne sont pas les classes populaires qui ont disparu, mais la claire conscience de leur condition et de ce qui réunit leurs membres contre un ennemi commun. Cet affaissement de la conscience de classe (la « classe en soi » au lieu de la « classe pour soi ») n’est pas nouveau. On connaît les travaux qui ont été publiés sur la « fausse conscience ». Il n’a jamais manqué d’auteurs pour affirmer que les malheurs des dominés proviennent d’abord de l’ignorance de leur domination, voire de leur irrésistible tendance à se complaire dans leurs chaînes et à en chercher le renforcement : ils sont dominés parce qu’ils ne savent pas qu’ils le sont. Encore ne faut-il pas abuser de cette interprétation, dont on ne contestera pourtant pas la réalité. Il y a toujours quelque prétention à déclarer que l’on connaît mieux que les gens eux-mêmes la situation réelle dans laquelle ils se trouvent et les sentiments qu’ils devraient éprouver. Bien des avant-gardes autoproclamées sont tombées dans ce piège, et aussi des théoriciens comme Pierre Bourdieu, comme l’a maintes fois souligné Jacques Rancière (qui déclare aujourd’hui avoir rompu avec le marxisme en raison précisément de son refus du présupposé selon lequel les hommes sont dominés parce qu’ils n’ont pas conscience de leur domination, en sorte qu’il suffirait, pour leur permettre de s’émanciper, de leur communiquer le « savoir » suffisant). La sujétion ne s’explique pas seulement par l’ignorance, même si la fausse conscience, telle qu’elle est par exemple aujourd’hui entretenue par les médias, constitue une incontestable aliénation. Elle s’explique aussi par la résignation, qui conduit à vivre sous l’horizon de la fatalité, par le manque d’imagination et l’oubli des références qui va de pair avec l’inculture en général, et aussi par le doute du plus grand nombre sur sa capacité à changer les choses. Mais il n’en reste pas moins, comme le dit Jean-Claude Michéa, qu’il est difficile « de décrire ou d’expliquer [les] nouveaux développements de la civilisation libérale sans prendre appui, d’une manière ou d’une autre, sur les concepts philosophiques de fausse conscience et d’aliénation »17, concepts dont il note au passage qu’ils ont eux aussi remarquablement disparu du vocabulaire de la gauche actuelle.

 

Il reste aux classes populaires, aujourd’hui simples agrégats d’éléments sociaux relativement hétérogènes, à susciter ce que Gramsci appelait des « volontés collectives ». C’est là le seul moyen de redonner au peuple sa dignité de sujet politique apte à remplir son rôle historique. Le terme d’« autonomie » peut résumer cet objectif, à condition de n’en pas faire le synonyme de l’idéal de la monade, c’est-à-dire de l’« indépendance » de l’individu atomisé. L’autonomie, pour un individu comme pour une collectivité, c’est d’agir et de penser par soi-même – devenir un adulte post-œdipien –, et de conquérir les moyens de décider le plus possible par soi-même de ses conditions d’existence. Il n’y a pas d’autonomie sans relation dialogique, sans rapport à l’autre. Et l’autonomie ne saurait s’atteindre par la seule indépendance juridique ou l’émancipation par le droit de consommer (qui ne rend pas nécessairement la demande solvable).

 

Michéa dit encore très justement que, si l’on doit voir un jour les gens ordinaires s’engager dans un nouveau grand projet collectif d’autonomie et d’émancipation, susceptible de déboucher sur une société où l’on ne pourra plus vivre du travail d’autrui, ce mouvement « ne partira jamais d’en haut »18. Comme l’avait également bien montré André Gorz, il est en effet clair qu’il faut aujourd’hui partir du local, c’est-à-dire du lieu de vie, du quartier, de l’entreprise, de la démocratie municipale. Lorsqu’un changement global est impossible, il faut d’abord recréer des espaces de liberté et d’être-ensemble qui soient autant de « territoires » le plus possible soustraits aux emprises dominantes, permettant du même coup de remédier à la dé-liaison sociale, de faire réapparaître des valeurs partagées et de susciter la renaissance d’une sphère publique de citoyenneté active, liée à une démocratie plus participative et plus directe, seule apte à permettre aux gens de décider par eux-mêmes de ce qui les concerne dans une optique de subsidiarité.

 

Ceux qui s’emploient à cette tâche ne peuvent être que des révolutionnaires. Le mot doit être employé sans se payer de grandiloquence. Etre un révolutionnaire, ce n’est pas se bercer, de façon romantique ou nostalgique, de souvenirs de barricades et d’insurrections armées, mais entretenir en soi une disposition d’esprit qui se veut totalement étrangère à ce qui triomphe aujourd’hui dans le monde de l’inauthentique et de l’aliénation, et qui s’éprouve comme telle. Le révolutionnaire agit dans un monde auquel il se veut parfaitement étranger, parce qu’il le trouve abject, mais qu’il connaît cependant parfaitement. C’était déjà le conseil que donnait Georges Sorel aux militants syndicalistes révolutionnaires en leur conseillant de prendre pour exemple les premiers chrétiens, qui refusaient absolument le monde qu’ils contestaient. L’attitude nécessaire est celle de la plus totale radicalité critique. La radicalité critique – qui n’est pas le synonyme de l’extrémisme, mais bien plutôt son contraire – se bat, certes, pour le maintien des peuples et des cultures, mais aussi pour le maintien de ce qu’il y a d’humain (et de spécifiquement humain) en l’humanité, sachant que les hommes n’appartiennent précisément à l’humanité que de façon médiate, c’est-à-dire par l’intermédiaire des peuples et des cultures dont ils sont les héritiers et dont il leur revient de prolonger à leur mesure l’éternelle narration historique.

 

Rébellion s’est engagé délibérément dans cette voie difficile. Il est triste d’avoir à dire que, dans un premier temps, ce ne sont probablement pas ses ennemis naturels, les maîtres du capital, qui lui témoigneront le plus d’hostilité. La jeune équipe qui l’anime devra d’abord affronter les problèmes, les polémiques, les inévitables déceptions, qui sont liés à l’histoire de toutes les organisations. Ensuite, et surtout, elle devra faire face aux imbéciles, c’est-à-dire à ceux pour qui sa volonté de tracer de nouveaux clivages ne peut être que « suspecte ». Les dominants ont toujours appliqué le même mot d’ordre : diviser pour régner. Ceux qui n’ont pas compris que, face à l’ennemi commun, tout le reste est secondaire, les aident à réaliser ce programme. D’où l’importance de désigner l’ennemi principal.

 

L’ennemi principal est à la fois le plus nuisible et, surtout, le plus puissant. C’est aujourd’hui le capitalisme et la société de marché sur le plan économique, le libéralisme sur le plan politique, l’individualisme sur le plan philosophique, la bourgeoisie sur le plan social et les Etats-Unis sur le plan géopolitique. L’ennemi principal occupe le centre du dispositif. Tous ceux qui, dans la périphérie, combattent le pouvoir du centre devraient être solidaires. Mais ils ne le sont pas. Certains croient plus que le plus important est de savoir « d’où l’on vient » et « d’où l’on parle ». Ce sont ceux qui, lorsqu’une maison brûle, pensent que le plus urgent est de demander leurs papiers à ceux qui viennent éteindre le feu. En aucun cas, à leurs yeux, les ennemis de leurs ennemis ne sauraient être leurs amis. Je crois exactement l’inverse. Les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis, mais ils sont nécessairement des alliés. Je ne suis notoirement pas castriste, mais je soutiendrai toujours Castro dans son combat contre l’impérialisme américain. Je ne suis notoirement pas chrétien, mais je soutiendrai toujours les chrétiens chaque fois qu’ils lutteront contre le pouvoir de l’argent. Ceux qui raisonnent autrement n’ont pas le sens des priorités ni celui des enjeux. A moins qu’ils ne soient tout simplement complices.

 

Rébellion est un petit groupe. Je ne sais pas si ce groupe grandira. Je l’espère. Il a en tout cas le mérite d’aller à l’essentiel. Il est porteur d’une espérance exigeante, et aussi d’une volonté. Il est une étincelle (iskra). Il est encore trop tôt pour dire si cette étincelle va mettre le feu à la plaine, comme disait le bon président Mao. Dans l’immédiat, il n’est pas interdit de souffler sur les braises pour faire grandir la flamme.

 

Alain de Benoist

 

 

 

Jean-Claude Michéa, Alain de benoist, forme-capital,

 

 

 

1. « La domination capitaliste, le communisme, les communaux et l’émancipation ontologique de l’être de l’homme », texte anonyme, Internet, 2008.

2. Claude Guillon, « L’‘économie réelle” : une fiction capitaliste », Internet, 19 novembre 2008.

3. Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique.

4. « L’anticapitalisme n’offre aucune solution à la crise actuelle », proclamait sans rire Nicolas Sarkozy le 25 septembre 2008, au cours d’une allocution dans laquelle il affirmait aussi, très sérieusement, que « la crise financière […] n’est pas la crise du capitalisme, mais la crise d’un système qui s’est éloigné des valeurs les plus fondamentales du capitalisme, qui a en quelque sorte trahi l’esprit du capitalisme » !

 5. Jean-Claude Michéa remarque à très juste titre que « l’égalité purement abstraite des monades citoyennes finit toujours par accroître les inégalités réelles et renforcer ainsi la domination de classe » (La double pensée. Retour sur la question libérale, Flammarion-Champs, Paris 2008, p. 223).

6. Nous n’avons pas le temps de développer la critique sur ce point, mais il nous semble que Michéa se trompe totalement lorsqu’il affirme que le libéralisme en tient pour une « anthropologie pessimiste et désespérée » (La double pensée, op. cit., p. 87), car il se rattacherait à la tradition, d’origine augustinienne et hobbesienne, d’une nature humaine intrinsèquement mauvaise. Le libéralisme affirme certes que l’homme vise naturellement à satisfaire son meilleur intérêt, mais, loin d’en tirer l’idée qu’il est un « pécheur corrompu », c’est au contraire pour affirmer qu’il s’agit là d’un trait éminemment positif, l’addition des « vices privés » étant censé aboutir à l’optimum social et l’ajustement spontané des égoïsmes individuels faire finalement le bonheur de tous (cf. Mandeville et Adam Smith). La philosophie des Lumières, à la fois parce qu’elle adhère à la théorie de la table rase et nie le péché originel, professe au contraire un complet optimisme quant à la nature humaine.

 7. Jacques Julliard, Le choix de Pascal. Entretiens avec Benoît Chantre, Flammarion-Champs, Paris 2008, p. 293. Julliard ajoute : « Mon problème, mon problème politique s’entend, est de concilier une idéologie de gauche avec une anthropologie de droite. Je crois fermement que le but final de toute société est de combattre l’injustice ; mais je crois non moins fermement que ce combat est un combat, non contre les seules contraintes extérieures, mais contre la nature humaine elle-même, telle qu’elle vit et prospère en chacun de nous » (ibid., p. 304).

 8. Ibid., p. 306.

 9. Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, Paris 2008, p. 223.

 10. Ibid., p. 27.

 11. Op. cit., p. 97.

 12. Op. cit., p. 14.

 13. Texte anonyme, Internet, 2008 (cf. note 1).

14. Op. cit., p. 54.

15. Karl Marx, Les luttes de classe en France, 1848-1850.

16. Cf. François Ruffin, La guerre des classes, Fayard, Paris 2008 ; Marcel Gauchet, « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes », in Le Débat, mai-août 1990, texte repris in La démocratie contre elle-même, Gallimard-Tel, Paris 2002, pp. 207-228.

17. Op. cit., p. 35.

18. Ibid., pp. 174-175.

 

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