En première ligne au Kosovo (26/03/2015)

( Article paru dans le Rébellion 55 de septembre 2012) 

Europe. Juillet 2012.

Je suis assis sur un banc face à une église. Au sommet d’un village à flanc de colline, je domine d’ici une ville qui s’étend à perte de vue. Une route pentue permet de rejoindre la zone dans laquelle je me trouve aux quartiers bas de la ville. Les habitations qui m’entourent forment un espace circulaire qui fait office de place du village. Quelques arbres me protègent d’un soleil déjà haut. L’atmosphère est des plus tranquilles et on se dit que si ce n’est pas le paradis, ça y ressemble.

A quelques mètres de moi des enfants jouent au ballon et les filles au cerceau. Les garçons font quelques dribles avec des maillots de foot usés tandis que les fillettes les regardent du coin de l’œil avec admiration. Ils courent, ils tombent, ils rient, bref ces gosses vivent. 

L’un des garçons vient me défier au foot, je le ramène rapidement à la raison après quelques buts mais me laisse surprendre sur la fin… Il marque, son honneur est sauf, il devient le temps d’un instant le petit prince du ballon rond pour les spectateurs en culottes courtes qui le regardent.

Une vieille grand-mère coiffée du foulard slave s’approche alors de moi pour me faire la causette. Le gosse blond avec lequel j’ai joué était son petit fils. Elle me propose un café qu’elle m’apporte accompagné d’un verre de liqueur de framboise « maison ». C’est un délice !

Un léger grésillement vient alors troubler cette paisible atmosphère dans laquelle nous nous trouvons. Quelque chose bourdonne et ce n’est pas un insecte. « ca y est, c’est reparti pour un tour » me glisse la grand-mère. Interpellé je cherche la source de cette nuisance. Je l’identifie bientôt. Deux immenses minarets blancs sur lesquels flotte un drapeau vert paré d’écritures arabes fendent le ciel bleu au dessus de nous. Soudain, l’appel du muezzin retentit depuis les haut-parleurs accrochés aux extrémités du toit du minaret et raisonne sur la colline en amplifiant terriblement ce cri de ralliement sectaire. Les enfants semblent habitués à ce rituel qui se répète cinq fois par jour. Ils continuent de jouer presque comme si de rien n’était. La vieille dame quant à elle semble accablée. Elle se lève, me salue et rentre chez elle. Je n’aurai pas le temps de lui poser des questions sur tout ça. Elle ne semblait de toute façon pas disposée à en parler.

Je reprends petit à petit conscience de là où je me trouve. Un ghetto serbe au Kosovo. Le bas de la ville est habité par des Albanais musulmans, le haut par des Serbes chrétiens. La limite entre les deux ? Une rangée de maisons serbes brûlées et des lignes de barbelés prêtes à être redéployées.

La réalité revient au galop. Pour me rendre jusqu’ici j’ai dû passer plusieurs postes frontières, des check-points de l’OTAN, des contrôles de police albano-kosovare. Je suis au Kosovo, et douze ans après la fin de la guerre la situation ne semble pas s’être apaisée.

Ce lieu paisible où il faisait si bon vivre s’appelle Orahovac, c’est l’une des pires enclaves serbes de tout le Kosovo. Ici les gens vivent dans un isolement total et dans une crainte permanente. Le 17 décembre 1999 un groupe de fanatiques avait ouvert le feu dans un café serbe de l’enclave, blessant des dizaines de personnes et en touchant mortellement une. La pauvreté des villageois y est saisissante !

Une enclave c’est, de manière générale, une sorte de village d’Astérix au 21ème siècle. Des petites communautés serbes vivent retranchées dans des villages protégés par des barbelés, entourées par des Albanais musulmans. Les habitants sont comme pris au piège. Ils ne peuvent sortir de leur enclave sans une escorte militaire des forces internationales.

Des choses aussi banales qu’aller chez le médecin, rendre visite à un parent ou tout simplement faire des achats deviennent un véritable calvaire quand on est un Serbe du Kosovo. Il est obligatoire d’attendre les escortes militaires qui partent plus ou moins régulièrement vers d’autres zones à majorité serbe. Très souvent un médecin habite l’enclave, mais la vétusté du matériel et le manque de médicaments ne permettent pas de traiter les cas sérieux. En cas d’urgence médicale il faut se rendre tout au nord du Kosovo pour pouvoir accéder à un hôpital non contrôlé par les Albanais.

La liberté de circulation n’existe pas. Malgré cela, des jeunes serbes se risquent parfois à prendre la voiture par défi et par lassitude d’attendre indéfiniment des véhicules blindés sensés les protéger. Mais ils ne se lancent pas sans réaliser tout un processus de sécurisation (somme toute relative). Il faut enlever de la voiture les vieilles plaques d’immatriculations serbes en vigueur dans les enclaves, pour les remplacer par les nouvelles plaques albano-kosovars, arracher les chapelets du rétroviseur intérieur, vérifier que rien ne pourrait laisser penser que cette voiture est conduite par un Serbe. Ensuite il est impératif de ne pas se faire arrêter ou de ne pas tomber en panne entre deux enclaves… Car là, la situation se compliquerait grandement ! Mais si cette technique peut fonctionner un temps et avec de la chance, elle est inadaptée pour les nombreux moines qui vivent dans les monastères millénaires du Kosovo et de la Métochie. Les moines orthodoxes sont très reconnaissables de par leurs soutanes noires et leurs longues barbes. Le subterfuge du changement de plaques devient donc inopérant. J’ai ainsi rencontré des moines dans la ville de Kosovska Mitrovica, au nord du Kosovo, qui attendaient la nuit tombée pour commencer à s’aventurer sur les routes incertaines du Kosovo.

Si se déplacer est déjà problématique, travailler devient quasiment impossible. Suite aux bombardements de l’OTAN, les usines du nord Kosovo (à majorité serbe) ont cessé de fonctionner. Plusieurs milliers de personnes se sont ainsi retrouvées sans travail. Les mines de Trepča ne ressemblent plus qu’à une vieille usine rouillée qui finit de polluer les eaux impropres à la consommation de tout le nord Kosovo. Au drame social est en train de se substituer un drame sanitaire.

Le travail agricole n’est possible que dans les champs qui bordent les villages serbes, les zones plus éloignées étant dangereuses ou carrément usurpées par d’autres agriculteurs albanais. Le souvenir de ces 14 agriculteurs serbes assassinés le 23 juillet 1999 à côté de Lipljan alors qu’ils moissonnaient hante encore toutes les mémoires. Les paysans se trouvent dans l’obligation de cultiver de petites parcelles dont le rendement est insuffisant pour vivre convenablement. La plupart des Serbes survivent grâce à un potager, grâce à quelques poules, ils se chargent de la coupe du bois ainsi que de l’affinage du fromage de vaches ou de chèvres. L’enclave de Banja près de Rudnik a connu il y a quelques années de cela un évènement qui peut paraître anodin à première vue mais qui révèle ô combien la vie d’une enclave peut basculer à tout moment.

Les Albanais avaient volé dans ce village de 300 habitants un tracteur, du bois et quelques vaches. Cet évènement ne risque pas d’émouvoir ou d’interpeller un haut fonctionnaire européen qui lit un épais rapport sur le Kosovo depuis son bureau bruxellois. Pas plus que ce vol ne choquera l’opinion française, trop habituée à lire dans les journaux que des dizaines de voitures sont incendiées chaque nuit sur tout le territoire français. Un tracteur au milieu de tout ça, cela semble être bien peu de choses. Il manque en effet une mise en contexte pour comprendre ce fait divers qui nous paraît banal. Car le tracteur volé, était l’unique outil de travail de la petite communauté. Ce bien durable avait été acquit grâce aux cotisations de tous les paysans et sans tracteur le rendement sera encore plus faible. Les vaches coutent chères et permettent d’avoir du beurre, du lait, de la crème et du fromage. Quant on vit dans une enclave on n’a pas de supermarché pour en acheter. Le bois sec volé était l’unique moyen de se chauffer cet hiver. Le nouveau stock de bois est trop vert, il brûlera mal, libèrera moins de calories tout en encrassant les conduits des poêles. On voit ici qu’un simple vol qui passerait inaperçu aux yeux de tous est pourtant d’une gravitée extrême qui met en danger la survie de tout un village. Les vols et les injustices quotidiennes dont sont victimes les Serbes sont autant d’attaques directes à leur présence dans la région.

Pourtant les Serbes résistent et ne lâchent rien. Ils gardent le moral et n’abandonnent pas. La natalité y est ici plus élevée que dans le reste de la Serbie. Le nombre d’enfants dans les enclaves est suffisamment haut pour maintenir la flamme de l’espoir. Ce symbole de vitalité est un signe encourageant pour l’avenir. Une population qui abandonne et renonce commence par ne plus faire d’enfants. Ici ce n’est pas le cas.

Mon séjour estival au Kosovo se termine sur ces dernières lignes. Alors que je m’apprête à quitter son village, le petit footballeur en herbe s’approche de moi et me glisse « dis, tu es journaliste ? Tu peux leur dire en France que je veux être champion de football ? ». Je vais leur dire, mais pas que ça…

Julien Bornel

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L’existence de ces enclaves, vous la découvrez sans doute en lisant ces lignes. Si vous souhaiter aider les populations serbes du Kosovo-Métochie, vous pouvez soutenir l’association française Solidarité-Kosovo, fondée en 2004, qui fournit une aide concrète et quotidienne aux enclaves serbes du Kosovo et de la Métochie. Plus d’informations sur : www.solidarité-kosovo.org. Solidarité Kosovo – BP 1777, 38220 VIZILLE

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