Edito 56 : REFLEXION EN ECHO A CELLE D'UN PHILOSOPHE TRANSALPIN. (03/01/2013)

VERS LA COMMUNAUTE HUMAINE. REFLEXION EN ECHO A CELLE D'UN PHILOSOPHE TRANSALPIN.

"L'être humain est la véritable communauté [Gemeinwesen] de l'homme."Karl Marx.

La récente parution en français du livre de Costanzo Preve, "Eloge du communautarisme" (1) publié en Italie en 2007, vient opportunément rappeler ce qu'il en est de l'enjeu majeur de la période contemporaine, celui de la sortie possible du capitalisme, devenu "CapitalismeAbsolu" adossé à l'idéologie ultra-libérale et dont la pérennisation mettrait à mal - à plus ou moins long terme - la richesse des potentialités de l'espèce humaine dans un monde totalement manipulé. On ne s'étonnera pas du fait que l'éloge entrepris par le philosophe italien converge avec l'orientation communautaire que nous défendons depuis tant d'années et qu'il nous donne ici l'occasion d'y revenir. Cet effort théorique d'éclaircissement en vue d'une orientation critique dans la lutte contre le Capitalisme Absolu devrait devenir le trésor commun de tous ceux voulant se mettre en marche vers la réalisation d'une authentique communauté humaine. Notons quelques axes de pensée importants à cet égard.

I) Le capitalisme se trouve dans l'incapacité de réaliser une communauté quelconque. Sur ce point, l'auteur est en désaccord avec Jacques Camatte de la revue Invariance paraissant en France depuis la fin des années soixante. Ce dernier a estimé que le capital a pu s'ériger en communauté despotique, l'Unique autoréférentiel, par un processus d'anthropomorphose ("anthropomorphose du capital"). Il est en quelque sorte la Substance devenu Sujet du Hegel de la Phénoménologie de l'Esprit, le mouvement de la valeur s'engendrant d'elle-même, subsumant le mouvement social, dans une mystification bien réelle et agissante. Les individus ne sont plus alors que des particules attirés dans le champ social du capital. Nous serons d'accord sur le fait qu'il n'y a là qu'une parodie d'un processus d'universalisation humaine. Le problème est en effet central : comment concilier communauté particulière et universalité? Dans son universalisation de la forme-marchandise, le capitalisme produit à l'heure actuelle des pseudo-communautés, y compris totalement virtuelles par le biais de la médiasphère. La perte, l'aliénation de l'individualité humaine sont compensées en apparence par la formation et la quête d'identités phantasmées (omnipotence imaginaire des individus, leur impuissance concrète). Se trouve ainsi éradiquée toute initiative efficace de reprendre son existence en mains (par la force du lien social). Si l'on entend par communauté, la possibilité d'expression/manifestation/ /objectivation de l'homme en tant qu'être générique (produisant des formes diverses sociales du travail et des formes communautaires d'existence sociale multiples) alors, effectivement, la "communauté du capital" ne saurait faire sens, ne serait qu'une parodie de communauté puisque la source et les résultats de l'activité humaine lui échappent, se retournent contre elle sous la forme de "la communauté réelle de l'argent" (Marx). Marx peut employer ici cette expression car l'argent est l'existence réifiée de toutes les qualités humaines. Ce qui est commun dans leur abstraction quantitative et de ce fait manipulable. Le lien social est en-dehors d'elles, dans un objet ou ce qui lui sert de signe monétaire. Retenons donc que le capital ne saurait faire communauté.

II) L'éloge du communautarisme ne peut faire l'impasse d'une critique de certaines interprétations de celui-ci.

a) D'abord, est-il un substitut pertinent au terme de communisme, et que nous devrions utiliser? Oui et non, pensons-nous. Oui, parce qu'il permet de prendre ses distances à l'égard de certaines expériences historiques qui n'ont pas échoué, comme le remarque Preve, mais n'ont que trop bien réussi! C'est-à-dire, qui ont mené à bien la vision néopositiviste et scientiste qu'était devenu le marxisme de la fin du 19° siècle et dont avait hérité, en particulier, le marxisme soviétique dans sa forme historique récemment disparue. Cela permet à un marxisme vivant (ou théorie marxienne?) de s'appliquer à lui-même sa charge critique (ce qui est, pour le moins, ce que l'on doit attendre d'une pensée dialectique). Non, dans une certaine mesure à notre avis, car il ne signifie pas autre chose que ce que Marx a toujours pensé sous le terme de communisme comme étant l'équivalent de la réalisation de la communauté humaine. Le vieil Engels, lui-même, rappelant que les deux compères avaient depuis leur jeunesse utilisé le terme allemand ancestral de "Gemeinwesen" pour signifier ce qui appartient en propre à l'essence des hommes. Puisque nous rejetons intégralement la dynamique du capital sous toutes ses formes, nous pouvons alors nous qualifier de communistes ou communautaristes, indifféremment. Le terme de communaliste serait également adéquat dans cette optique.

b) Ensuite, le communautariste pense de façon rigoureuse le rapport individu/communauté. Les deux sont complémentaires. En fait, seule la véritable communauté donne tout son poids à l'individualité. Elle en est même la condition sine qua non. L'universalisme de Costanzo Preve n'est pas à la remorque du globalisme marchand. Celui-ci ne fait que briser les derniers vestiges de ce qui restait des communautés traditionnelles déjà fort mises à mal par le monde moderne. Ce qu'il y a d'universel en l'homme, c'est en premier lieu une aspiration utopique ancienne et enracinée de l'espèce humaine et que l'auteur revendique explicitement. Elle est un rêve (pas un délire) d'une hominisation/humanisation en quête d'harmonie. Elle a, par ailleurs, sa forme concrète dans une pratique et une aspiration à la démocratie réelle inhérentes à la nature humaine dans la mesure où l'être humain possède le logos (raison et parole) qui ne le fige pas dans une universalité muette de type instinctuel.

c) La praxis libérée de l'aliénation capitaliste ne saurait déboucher sur la création de formes de communauté figée sur une identité plus ou moins supposée et fixée de toute éternité. Pour être simple et à titre d'exemples, ce n'est pas parce que le capitalisme dans son appétit insatiable de consommation de capital variable prône à cet effet, le "multiculturalisme" et l'antiracisme de salon, qu'il est nécessaire de lui opposer un racisme plus ou moins assumé. Les deux participent de la construction du monde tel qu'il est. Dans un monde uniformisé, il est bon de protéger son individualité mais celle-ci ne s'exprimera guère qu'au sein de limites très étroites débouchant parfois sur des bizarreries et lubies diverses. De même, un "communisme de caserne" reste fondamentalement irrationnel quant aux perspectives d'épanouissement humain. Ces quelques illustrations témoignent d'oppositions mécaniques entre individu/communauté, identité/altérité, pérennité/processus, substance/devenir, égalité/différence, qu'il faut au contraire dialectiser.

III) Qu'est-ce qui garantit la véracité d'une telle orientation communautariste sachant que le relativisme, le scepticisme et le nihilisme minent les fondements de la pensée occidentale au moins depuis l'accession du capitalisme à sa domination? Costenzo Preve a le mérite de reconduire la question de la pertinence des idées au socle de la pratique sociale : "la notionabstraite de 'vérité' ne naît pas en tant qu'approximation scientifique procédant d'une compréhension toujours meilleure d'un monde extérieur donné comme préexistant, mais plutôt comme réduplication de la communauté sociale matérielle dans une communauté idéale de faits et de valeurs partagées." (2). Ainsi est dépassée l'aporie de l'opposition matière/esprit et de son complément gnoséologique (3) de la théorie du reflet idéel de la matière extérieure à la conscience ayant fait couler beaucoup d'encre. La conscience est celle de l'être social vivant et de son déchirement dans l'aliénation du processus social jusqu'à son stade contemporain de la manipulation universelle. C'est l'occasion pour l'auteur de réévaluer à cette aune l'histoire de la philosophie occidentale en mettant l'accent sur les moments de prise de conscience des ruptures au sein de la vie communautaire et des moyens de les penser et d'y remédier, notamment chez les trois grandes figures que sont Aristote, Hegel et Marx. Ce sont des philosophes ayant mis l'accent sur les nécessaires médiations productrices de lien social s'opposant au mouvement d'autonomisation/ domination de la valeur. Le triomphe de l'Economie au détriment de la vie communautaire n'est pas une loi naturelle dont la justification par le règne universel des droits de l'Homme serait l'expression idéelle et incontestable. "La tradition philosophique occidentale, comme d'autres, naît en tant que réflexion sur la nature de la vérité sociale, une fois que cette vérité est mise en péril par l'avènement d'un non-sens qui est toujours et en toute chose un non-sens communautaire." (4). Le philosophe turinois se fait ici l'écho, nous semble-t-il, du philosophe napolitain du début du 18° siècle, G. Vico qui écrivait : "Le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c'est de l'avoir fait."De l'Antique sagesse de l'Italie. Chap I. Seul, le recours à l'essence de la vie communautaire dans ses possibilités, donne sens aux propositions les plus fondamentales. Il y a toujours au sein de la réalité quelque chose qui existe "en puissance" comme l'avait théorisé Aristote et que la désaliénation sociale traduirait "en acte".

IV) Ces possibilités authentiquement humaines et potentiellement explosives pour le règne du Capital existent bel et bien et sont ce contre quoi celui-ci s'acharne pour en faire disparaître jusqu'au souvenir et/ou les pervertir (aliénation/réification des passions humaines en particulier). "Le Capital doit travailler sur les deux plans de la rationalité et de la socialité humaine de l'homme, qui sont inextirpables, mais aussi manipulables." (5). Rationalité instrumentalisable, purement technicienne et gestionnaire contre rationalité philosophique. Communautés de substitution (pseudo identités sectorielles) contre "souveraineté communautaire" incompatible avec le monothéisme de marché. Costanzo Preve défend alors une "redéfinition universaliste et progressive du communautarisme" (Chap. VI. p 209 à 240). "L'universalisme philosophique représente tout simplement pour moi l'extension physiologique et géo-philosophique de l'idée de vérité communautaire à celle d'une unique communauté mondiale. La 'vérité' du moment communautaire consiste en ce que l'individu a besoin d'une médiation concrète qui soit en état de relier son irréductible singularité à l'universalité abstraite de l'humanité pensée de façon planétaire." (6). Aux antipodes de l'idée de téléologie objective dirigeant l'ensemble du processus historique de l'humanité de façon nécessaire, il faut plutôt penser que la caractéristique de l'homme comme être social, générique, produit le mouvement plus ou moins irrégulier et non linéaire sur le chemin conduisant à l'unité au sein de l'espèce humaine. Ce que l'on peut appeler un processus d'universalisation. L'homme entre de plus en plus en relation par ses multiples productions/extériorisations objectives avec l'ensemble des autres hommes. En ce sens sa socialité s'élargit. Mais le Capital dresse des barrières aliénantes en travers de celle-ci. Il s'enferme dans un cycle de reproduction extensive et intensive de la domination de l'Economie sur l'activité sociale. Sa globalisation est donc destructrice du lien communautaire et de toute médiation donnant sens au rapport individu/communauté. Inversement, c'est grâce à diverses médiations culturelles, politiques, etc. que l'individu peut prendre part à la dimension universelle de l'espèce humaine. Le cosmopolitisme ultra-libéral ne met en relation que des individus mûs par le cycle production/consommation de marchandises et de sa représentation spectaculaire. Ce n'est que dans la lutte contre l'universalisation du règne despotique de la valeur et de la marchandise que les hommes constitués en groupes, communautés agissants, retrouveront le chemin de leur hominisation/humanisation enracinée et du libre développement de l'individualité.

 

NOTES :

1) Ed. Krisis. Traduit et présenté par Yves Branca. Préface de Michel Maffesoli. Sept.2012. 267p. 23 euros.

2) Ibidem. p. 95.

3) Gnoséologie : théorie de la connaissance.

4) Ibidem. p.97.

5) Ibidem. p.215.

6) Ibidem. p.240.

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