Jack London, le voyageur de l’abîme (19/08/2014)
QUI ETAIT AU JUSTE JACK LONDON ? La figure de l’auteur de Croc Blanc nous semble familière et pourtant sa véritable personnalité nous échappe. Jugé comme un écri- vain mineur de la littérature dite po- pulaire ou de jeunesse, on le réduit bien trop souvent à un apologiste de la vie au grand air tout juste bon à servir d’exemple à quelques troupes de boys scouts rancis. Mais cette ap- proche bien convenue, cache les as- pects les plus subversifs de cet hom- me en perpétuelle révolte.
Sur la route...
Le 12 Janvier 1876, Jack London voit le jour à San Francisco. Il n’est pas franchement désiré : son père, un astrologue ambulant, préfère fuir ses responsabilités familiales et abandonne la mère de l’écrivain, sa maîtresse illégitime, dans le plus complet dénuement. Elle tente alors de se suicider. Jack se verra reconnu quelques mois plus tard par John London, un honnête et robuste travailleur, qui lui donnera son nom et toute son affection. Délaissé par sa mère, qui s’enferme dans des expériences de spiritisme, il devra très vite ne compter que sur lui-même. Sa famille traversant régulièrement des problèmes financiers, il doit travailler très jeune pour subvenir aux besoins des siens.
Dès dix ans, il distribue des journaux. À quatorze, il travaille en usine et découvre l’exploitation capitaliste. London cherche à se libérer de cette emprise et quitte cet emploi. Avec quelques économies, il achète une minuscule barque et sent va piller les paquets à huître de la baie de Frisco. Première aventure où il découvre la passion de la mer, l’évasion par la lecture et les vapeurs empoisonnées de l’alcool. Lorsque son bateau prend feu et coule, à la suite d’une beuverie, Jack s’engage par nécessité dans la patrouille des gardes-pêche. Le pirate et devenu gendarme, il traque ses anciens compères sans réelle joie. Mais cela ne dure pas, l’aventure l’appelle et on le retrouve par- tant vers le Japon pour une campagne de chasse aux phoques.
À son retour, la crise économique ravage les Etats-Unis. Il rejoint les rangs de l’armée des hobos, qui sillonnaient le pays de petit boulot en travail saisonnier. Sautant clandestinement dans les trains de marchandises et « brûlent la dur », London veut rejoindre la grande marche des chômeurs vers le Capitole. Il racontera ses aventures dans son recueil de nouvelles, « La Route », auquel Jack Kerouac, autre ange perdu, rendra l’hommage que l’on connaît.
Rude vie que celle de ces vagabonds du rail, mais elle sera un moment clé de son existence : « J’étais né dans la classe ouvrière et, à l’âge de dix-huit ans, je me retrouvais plus bas qu’au départ. J’étais dans la cave de la société, dans les profondeurs souterraines de la misère dont il n’est ni convenable ni décent de parler. J’étais dans la fosse, l’abîme, le cloaque humain, le chaos et le charnier de notre civilisation » écrit-il. À partir de là, il aura conscience de l’existence de la lutte des classes et de la fraternité humaine. Certains de ses compagnons d’infortune lui parleront des théories socialistes qui marqueront toute sa réflexion politique. Dès lors sa révolte ne sera plus uniquement une manifestation d’individualisme, elle est orientée par une connaissance des mécanismes du système. Autre expérience cruciale de la vie du jeune Jack, la confrontation à l’injustice de la justice bourgeoise qui le condamne à la prison pour simple vagabondage.
Quand il revient sur la côte Ouest, il est bien décidé à sortir de « l’abîme ». Conscient qu’il lui faut des armes intellectuelles, il reprend ses études et se plonge dans la lecture de Nietzsche, Darwin, Spencer et Marx. À force d’efforts, il rentre à l’université, mais il se sent très vite à l’étroit au sein de l’Université. La frivolité des étudiants, la suffisance des pro- fesseurs et la pesanteur du conformisme de l’institution l’amènent à chercher des répon- ses à sa soif de connaissance hors des sentiers battus.
En plus d’être un autodidacte, il est un activiste révolutionnaire qui n’hésite pas à haranguer les foules dans les réunions socialistes d’Oakland. « Vous vous demandez pourquoi je suis socialiste ? C’est parce que le socialisme est inévitable, leur disait-il, parce que le système actuel est déraisonnable et pourri !». Son engagement révolutionnaire ne cessa jamais et il n’hésita jamais à mettre sa réputation au service de la cause. Sous la pression de ses camarades, il se présenta aux élections de la mairie d’Oakland sous l’étiquette socialiste. Sachant qu’il n’avait aucune chance d’être élu, il accepta de servir de porte-drapeau.
Au final, London récolta deux cent quarante-cinq voix et une réputation de dangereux agitateur dans la bonne société. Mais pour lui, l’important était que les idées qu’il défendait avaient trouvé un échos1.
La vie est une lutte !
Dès 1897, une rumeur se répand dans toute l’Amérique, balayant comme un vent de folie la baie de San Francisco : il y a de l’or dans le Klondike ! Il n’en faut pas plus pour réveiller la soif d’aventures du jeune London. Son sac fait (avec le Capital de Marx comme livre de chevet), il entreprend le long voyage vers le Nord. Sur la piste au cœur du grand « silence blanc », une quête initiatiquecommence, où la recherche de l’or s’effacera devant le dépas- sement de soi :" C’est dans le Klondike que je me suis réellement découvert. Là-bas, personne neparle .Tout le monde pense . On y développe une vraie vision des choses. Ce fut mon cas".
Le Grand Nord deviendra pour lui un vaste laboratoire où il pourra observer les passions humaines s’entrechoquer, où il verra éclater le vernis de civilisation de l’homme moderne pour laisser apparaître le pire comme le meilleur de l’être humain.
Témoin privilégié de la rapacité et de la folie des « fils du loup » (les hommes blancs) et de la lente mort des « enfants du froid » (les indiens condamnés à disparaître), il gardera une vision bien pessimiste du développement de la modernité.
Dans le Grand Nord, il ressent la force de la Nature, qui le fait se sentir une « infime particule de vie voyageant à travers les étendus hantées d’un monde mort, l’homme tremble de son audace et il sent que son existence ne vaut guère plus que celle d’un ver de terre. Des pensées étranges l’assaillent, et tout le mystère de l’Univers cherche à se manifester. Il est envahi par la peur de la mort, du monde, par l’espoir de la Résurrection, le désir de l’Immortalité, et c’est alors qu’il marche seul avec Dieu. Si jamais il en existe un. »
C’est durant l’hiver 1897-98, que mûrissent ses dons de conteur. Enfermé dans une cabane perdue dans le Grand Nord, il entend les mille récits des coureurs de vent, prêche le socialisme et récite des pages entières de Darwin et Milton à ses compagnons envoûtés. En juin 1898, Jack London quittera le Klondike, atteint de scorbut, pauvre en or (il n’ en aura trouvé que pour 4 dollars et 50 cents) mais riche en inspiration.
A son retour à Oakland, il trouve sa famille sans ressources après la mort de son père durant son séjour arctique. Privé d’emploi, il tente sa chance en écrivant une masse impressionnante de manuscrits. Il harcèle les éditeurs et accumule près de deux cent soixante-six refus en une année. Pourtant London ne se décourage pas. Progressivement ses premières nouvelles paraissent dans les journaux et en Avril 1900, son premier livre à succès, « Fils du Loup », lance sa carrière d’écrivain populaire.
Le « Kipling du Nord »
En à peine seize ans, London va écrire cinquante et un livres. Il sera l’auteur le plus lu de son époque et probablement le plus riche. Mais paradoxalement, il vivra ses dernières années couvert de dettes, pourtant il ne refusera jamais son aide à personne. Sa générosité ne sera pas souvent payée de retour, mais peu lui importe : « J’ai une faiblesse : ma curiosité de la nature humaine. N’ayant aucun dieu, c’est l’Homme que je vénère. Et il n’est pas jusqu’à la bassesse dont il est capable qui ne m’induise au respect, car je sais aussi combien il peut s’élever. Cette faiblesse, le désir de connaître chaque âme étrange que je rencontre, m’a mis plus d’une fois dans le pétrin ».
Victime de son succès, il écrit à un ami « dès l’instant qu’un type accomplit quelque chose de passable, le voilà condamné pour le restant de ses jours à faire la même chose ». Il s’acharnera à la suite de sa série de nouvelles sur le Grand Nord et surtout après l’Appel de la Forêt et Croc Blanc à « sortir d’Alaska ». Si le public l’associe pour toujours à ses aventures nordiques, lui, ressent le besoin d’explorer d’autres sentiers vierges de son imagination. Il est l’écrivain du chaos, toujours à la recherche du savoir sauvage, déchaînant la tempête jusque dans son âme pour trouver la force créatrice. Il est l’homme d’une époque qui découvre la vitesse et la puissance et qui est prise de vertige devant le vide qui déjà s’ouvre sous ses pas.
London a conscience d’appartenir à une race de Prométhée géniaux et de Faust inconscients, et il en tire une juste fierté. Ses livres sont la description froide et implacable de la lutte de l’hom- me contre l’adversité, qu’elle soit causée par la Nature ou par la Société.
Il s’en va ainsi explorer les bas-fonds de l’East End de Londres. Pendant quatre-vingt-six jours, il va vivre au « cœur des ténèbres » de la misère des sans abris et des chômeurs. Il en sortira un livre d’une force incroyable, le Peuple de l’Abîme, vaste réquisitoire contre le capitalisme triomphant.
Friedrich Nietzsche a écrit que lorsque vous regardiez dans l’obscurité de l’abîme, l’abîme regardait en vous. Après son expérience londonienne, il croit prendre du repos en partant faire le tour du Pacifique avec sa femme et quelques amis. Cela se révèlera être un cauchemar digne d’un film d’Herzog. La croisière calamiteuse du Snark, son bateau, et les multiples maladies causées par le climat tropical lui laisseront pourtant le temps d’écrire son chef d’œuvre, Martin Eden. Il craint de devenir fou et se remet à boire.
Son retour au Etats-Unis ne change rien, il sombre progressivement dans la maladie. Malgré tout il continue sa mar- che : « j’aimerais mieux être un superbe météore, chacun de mes atomes irradiant d’un magnifique éclat, plutôt qu’une planète endormie. La fonction propre de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherais pas mes jours à tenter de prolonger ma vie. Je veux brûler tout mon temps ». Mais les coups du destin pleuvent, La Maison du Loup brûle entièrement en 1913. Il avait voulu faire de la Wolf House le lieu de rassemblement pour sa famille et ses amis, ainsi qu’un modèle concret de son rêve socialiste où régneraient la justice sociale et le partage. Il sait dès lors que ses rêves ne seront pas immortels.
La Première Guerre Mondiale éclate ; fatigué de la folie des hommes, London tourne le dos au conflit et part pour son dernier voyage sur les pas de Stevenson. À Hawaï, les polynésiens le considèrent comme l’un des leurs. Au milieu de ce peuple encore à l’écart de la civilisation, il croit pouvoir trouver le Paix. Mais la maladie le ronge et l’oblige à rentrer vers le monde moderne. Comprenant que la route touche à sa fin, il préfère faire sa sortie de scène de la manière la plus digne. Il s’injecte (accidentel- lement ou volontairement ? la question reste encore débattue) une dose mortelle de morphine le 22 novembre 1916. « Et tout au fond, il sombra dans la nuit, çà il le sut encore : il avait sombré dans la nuit. Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir... » (Martin Eden)
Rébellion numéro 18 - Mai/Juin 2006
22:01 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jack london, socialisme | Facebook | | Imprimer