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28/10/2009

Entretien avec Bruno Drweski

Entretien avec bruno Drweski, paru dans Rébellion numéro 28 Janvier-Février 2008

 

L’Université française est-elle définitivement devenue une fabrique de serviteurs de la pensée unique ? Non, quelques esprits rebelles parviennent encore à faire entendre une voix dissidente en son sein. Bruno Drweski est un des meilleurs spécialistes français de l’histoire politique de l’Europe du cen­tre et de l’Est, et il s’est plus récemment intéressé à certains pays arabes comme le Soudan, la Syrie, l’Irak. Co-fondateur du Réseau européen d’économie alternative et solidaire, il fut Di­recteur de La Nouvelle Alternative et rédacteur en chef de « La Pensée », puis directeur de « La Pensée libre ». Il a collaboré à de nombreuses publications (Le Monde Diplomatique, la revue Voltaire…), et il est l’auteur de nombreux livres (dont certains en collaboration avec notre camarade Claude Karnoouh). Nous tenons à le remercier chaleureusement d’avoir pris le temps de répondre à nos questions.

 

Rébellion>Pourriez-vous nous présenter votre parcours ? Pour­quoi vous êtes-vous intéressé à des zones géographiques aussi différentes que l’Europe de l’Est et le Soudan ?

 

arton407-1f8ff.jpgBruno DRWESKI>C’est une sor­te d’évolution en « cercles concentri­ques », à partir de mon « terrain de départ » où s’est joué le destin d’une tentative d’alternative face à l’impé­rialisme. À partir donc d’une zone « périphérique » par rapport à l’Occi­dent développé vers une autre zone, elle-aussi « périphérique » depuis la décadence du monde musulman à la fin de ce que nous appelons en Euro­pe le Moyen-Age (notion qui n’a de sens qu’en Europe occidentale). Tous ces espaces ont donc été touchés de­puis le XIXe siècle par différentes ten­tatives de « rattrapage », d’abord en copiant le capitalisme et l’État-na­tion occidental moderne, puis autour d’une « voie non capitaliste de déve­loppement », et finalement ils ont été « rattrapés » par la spirale de la det­te, la domination de la pensée unique et les réajustements structurels.

Par ailleurs, à l’heure de la (re)mondialisation du capitalisme, depuis 1991, la question de la souve­raineté des peuples et des États refait surface, et il est intéressant de com­parer en quoi cette question rassem­ble ou, au contraire, différencie, les États qui se sont soumis au capita­lisme néolibéral, ceux qui tentent de maintenir un non-alignement sociali­sant comme la Syrie, ou ceux qui ont tenté une encore hypothétique voie islamique originale, …très souvent d’ailleurs à partir de cadres qui ont fait leur école politique dans le parti communiste, comme il n’est pas rare de le constater au Soudan. La ques­tion centre/périphéries reste omni­présente sur le plan socio-économi­que, mais aussi culturel. Et les socié­tés qui ont une culture plus égalitai­re, les sociétés musulmanes, les so­ciétés de l’Est, mais aussi la société française au moins depuis la Révo­lution, et toutes celles qui ont connu des révolutions sociales offrent un in­térêt comparatif pour les chercheurs, et éveillent de la sympathie, voire de l’espoir pour les hommes libres.

La comparaison « planétaire » de­vient de toute façon nécessaire dès lors que nous appartenons tous, de gré ou de force, à la même réali­té « objective », tout en constatant l’enracinement ici ou là d’« identi­tés subjectives » différentes, s’ap­puyant d’ailleurs sur des réalités pro­fondes liées au génie de chaque peu­ple en tant que cercle de culture poli­tique autonome, dans le cadre d’une interactivité devenue par la force des choses mondiale. Les peuples conti­nuent donc à exister à l’heure de la mondialisation, mais d’une façon en fait plus « politique » que par le pas­sé si l’on observe bien. Le rôle de la communauté de culture politique, so­ciale, religieuse (au sens social, voi­re universaliste, de ce terme) prenant de plus en plus le dessus sur les dif­férences apparentes, rituelles, physi­ques, etc. Et la globalisation rend les interactions plus fréquentes. C’est cet aspect que la « mondialisation » capi­taliste essaie de gommer, pour rédui­re les différences nationales à des ri­tes « tribaux » juxtaposés et porteurs de méfiances inexplicables par princi­pe, ce que les guerres de Yougoslavie ont par exemple démontré.

 

Vous avez particulièrement étu­dié la situation de la Pologne. Comment ce pays de l’ancien Bloc de l’Est a-t-il géré la transi­tion d’un régime communiste à une économie libérale ? Quelles furent les répercussions directes sur la vie de la population ?

Le régime précédent, celui du « so­cialisme réel » et non du commu­nisme qui n’était même pas formel­lement à l’ordre du jour en Pologne « populaire », a largement été dé­mantelé de l’intérieur, à la fois admi­nistrativement et idéologiquement, avec un « accompagnement » de ce processus par des personnalités qui avaient leurs entrées dans les cercles dominants d’outre-Atlantique. Rappe­lons que la Pologne a adhéré au FMI avant 1989, et que la « libération des prix » a aussi été le fait du dernier gouvernement « communiste ». Cela explique d’une part le caractère « pa­cifique » de cette transition « au som­met », et le fait que la société n’en a pas perçu au départ les tenants et les aboutissants, puisque les accords de la Table ronde de 1989 prônaient en principe (pour camouflage) l’élar­gissement, et non la diminution, des avantages sociaux ainsi que l’instau­ration d’une économie plurisectorielle (étatique, coopérative, communale, privée, individuelle), sans privatisa­tions des entreprises existantes. Le basculement fut donc progressif dans le fond, et soudain dans la forme. Ceux qui appartenaient à des réseaux de pouvoirs, ou se trouvaient insérés dans des cercles de solidarités, ou possédaient des économies accu­mulées sous le socialisme, lorsque l’épargne était la conséquence des pénuries et des prix subventionnés, ont globalement surnagé, les autres se sont retrouvés précarisés. Ce fut en particulier le cas dans les localités qui ont cessé d’être desservies par les transports publics, sous prétexte de « rentabilité ». Aujourd’hui on peut être chômeur même en ayant reçu une offre d’emploi, à cause de la sup­pression des transports publics dans les localités « périphériques ». C’est ce qu’on appelle « l’efficacité du mar­ché » et une « politique rationnelle de l’emploi » ! Aujourd’hui en Pologne, pour la plu­part, la journée de travail de huit heu­res n’est plus qu’un lointain souvenir. Il faut travailler plus pour gagner moins. Ne nous étonnons donc pas si le taux d’activité syndicale ou politi­que, y compris la participation électo­rale, est devenu très faible. Pour avoir une opinion politique, et plus en­core pour la défendre, il faut avoir du temps. Si à cela on ajoute la menace du surendettement, on comprend les causes de l’accalmie sociale. Sans oublier que la culture, sans mécénat d’État, n’est plus en état d’entretenir le climat d’ébullition que la Pologne avait connu auparavant, malgré la censure. Wajda pouvait produire dans la Pologne populaire avec l’argent pu­blic un film dénonçant les vices de la période stalinienne ou décrivant les grèves de 1970. Aujourd’hui, aucun mouvement social n’est plus mis à l’écran. Et comme chacun le sait dans nos sociétés médiatisées, si quelque chose n’apparaît pas à l’écran, c’est que ça n’a pas lieu...

 

La victoire de la « Plateforme Civique » libérale (PO) sur les conservateurs de « Droit et Jus­tice » aux législatives d’Octobre 2007 a mis un terme à l’expé­rience du gouvernement des frè­res Kaczinski. Quel est le bilan de leur politique, que certains journalistes de l’Ouest avaient qualifiée de « populiste »?

Si par populisme, on entend déma­gogie, alors leur politique le fut peut-être un peu plus crûment que les précédentes, mais pas forcément plus profondément. Si par populisme, on comprend prise en compte des be­soins du peuple, là encore elle le fut un peu plus, dans la mesure où, et dans les formulations (mais ce n’est pas secondaire, les représentations !), et dans certaines politiques sociales, en particulier dans les petites villes et les campagnes, le gouvernement sortant avait pris formellement en compte les besoins sociaux de catégories lais­sées jusque là quasi-officiellement au bord de la route. Cela était peut-être démagogique et superficiel, mais cela a représenté une étape sans doute ir­réversible dans la délégitimation des réformes néolibérales accomplies de­puis 1989. Au point où les nouveaux dirigeants qui s’apprêtent à gérer le pays semblent avoir cessé, formel­lement du moins, de considérer les pauvres comme étant responsables de leur sort, et de soutenir que le souci pour les classes populaires est une marque d’archaïsme. Il y a donc un changement dans la forme, même si, dans le fond, rien n’a vraiment changé …si ce n’est l’émigration vers l’Europe occidentale de 2 à 4 millions de Polonais et la distribution des fonds européens. Sur le plan international, malgré les tentatives des ex-parte­naires minoritaires de la coalition de pousser la Pologne à évacuer l’Irak, et à prendre quelques distances avec les Etats-Unis, voire d’entamer des manoeuvres pour un rapprochement euro-asiatique correspondant à ce qu’attendent beaucoup de Polonais, en particulier dans les régions orien­tales du pays, dans les milieux des af­faires et dans les couches populaires, force est de constater qu’il n’y a pas eu de rupture.

 

L’intégration à l’Union Européen­ne ne s’est pas faite sans sacri­fices pour les classes populaires (en particulier pour le monde rural et les ouvriers). Comment l’Europe est-elle perçue par les polonais? A-t-elle entraîné des changements dans la société po­lonaise ?

Pour le moment, les avantages son­nants et trébuchants semblent quand même prendre le dessus au sein de l’opinion qui, auparavant, avait été très craintive sur les conséquences immédiates de l’adhésion. Et pour les jeunes, les possibilités d’émigration, temporaire ou durable, vers les îles occidentales (terme que préfèrent les Irlandais au terme d’îles britanni­ques !) ou d’autres pays de l’UE sou­lèvent encore un frisson d’exotisme et de modernité. Le problème clef qui reste non géré pour le moment sera celui de la restructuration de la petite agriculture, des mines, de l’acier, etc. Et la question des capacités des puis­sances de l’Union européenne à en­visager des coopérations euro-asia­tiques mutuellement avantageuses, avec la Russie, les pays post-sovié­tiques, l’Extrême-Orient, par-dessus ce qu’on appelle en Pologne « le mur de Schengen ». Sans cela, la Pologne deviendra le cul-de-sac de l’Union européenne.

 

Le futur probable premier mi­nistre, Donald Tusk, annonce un virage économique plus libéral. Une résistance au capitalisme existe-t-elle en Pologne ?

Si l’on se réfère aux opinions de la masse de la société polonaise depuis 1989, la majorité a constamment préféré la propriété publique à la pro­priété privée, et estime que les pou­voirs publics ont l’obligation d’assurer la cohésion sociale et l’élimination des inégalités. Mais les élites politiques se sont toutes rangées derrière la ban­nière du néolibéralisme déjà avant 1989, laissant le peuple aphone. Des résistances, parfois même viru­lentes, se sont manifestées dans la spontanéité tout au long des années. Mais elles furent rarement coordon­nées, puisque les grands syndicats ouvraient leur « parapluie protec­teur » au-dessus des gouvernements successifs. En effet, les syndicats « ex-communistes » étaient liés aux « ex-communistes » devenus so­ciaux-libéraux, tandis que « Solidar­nosc » était liée aux partis de droite, traditionalistes mais le plus souvent néolibéraux. De petits syndicats de mineurs ou d’agriculteurs ont émer­gé. Des forces de gauche radicales se sont manifestées, mais il a toujours manqué un élément fédérateur qui puisse surmonter l’atomisation grou­pusculaire dont on perçoit d’ailleurs difficilement les causes, tant elle est suicidaire pour ces groupes. La logi­que du « complot » qui a de vieilles traditions dans une Pologne habituée depuis presque 200 ans aux luttes clandestines tend à expliquer cette fragmentation par le rôle provoca­teur des nouveaux-anciens services spéciaux. Aucune explication éla­borée n’a toutefois pu être produite pour expliquer pourquoi il existe un tel clivage entre l’opinion du « pays réel » et celui du « pays officiel », sans que des tensions durables ne se soient manifestées. Il faut sans doute reconnaître aux partisans du système un certain savoir-faire, voire une ca­pacité manipulatrice, dans la gestion des contradictions et des tensions.

 

L’alignement de l’ancien gouver­nement conservateur sur la di­plomatie américaine était connu (Intégration à l’OTAN, envois de troupes en Irak, implantation de bases en vue du déploiement du bouclier anti-missile améri­cains). Dans le même temps, le gouvernement polonais aide directement certaines ONG à déstabiliser le régime biélorusse. Quel rôle joue la Pologne dans la nouvelle stratégie atlantiste ?

Je ne sais pas trop si l’on peut parler de conservatisme en Pologne dans la mesure où depuis 1939/45 il n’y avait plus rien à conserver. On peut en revanche parler de traditionalisme. L’intégration dans l’OTAN et la par­ticipation à l’attaque de l’Irak furent le fait des sociaux-libéraux « ex-communistes », et non de la droite, mais l’équipe suivante a prolongé ces choix, malgré la présence en son sein de quelques personnes qui auraient souhaité un rééquilibrage. Le comble a été atteint par le fait que, devant la débâcle des occupants US en Irak, ce sont maintenant les libéraux atlantis­tes de PO qui ont promis d’évacuer l’Irak.

Les élites politiques polonaises, qui n’ont pas de vision stratégique, et qui ont été amenées à nier les méfiances envers le voisin occidental de la Po­logne depuis 1989, se sont automa­tiquement retrouvées à devoir « cul­tiver » l’autre versant de la tradition élitiste polonaise datant des siècles précédents, la russophobie, géné­ralement accompagnée d’une con­descendance envers les populations « paysannes » des anciens confins orientaux de la Pologne, la Biélorus­sie et l’Ukraine. Cette Pologne adopte facilement un ton « protecteur » en­vers ces pays, qu’ils s’associent à elle comme les « orangistes ukrainiens », ou manifestent une indépendance de vue comme le président « populiste » de Biélorussie. La période des frè­res Kaczynski a néanmoins introduit une certaine cacophonie car, sans renoncer aux préjugés russophobes, ils ont manifesté une méfiance nou­velle pour l’Allemagne, isolant ainsi complètement la Pologne sur la scène européenne. Pour les Etats-Unis à l’heure actuelle, cette attitude des élites polonaises, qui va à l’encontre et des intérêts à long terme du pays et de l’opinion de la « Pologne profon­de », sert leurs intérêts. Mais, comme l’expérience le montre, Washington n’a jamais hésité à sacrifier même ses meilleurs alliés aux aléas de la conjoncture, et, comme le disait feu l’ancien premier secrétaire du PC po­lonais, Wladyslaw Gomulka, « Mes­sieurs, sachez que la Pologne ne se trouve pas en Australie ».

 

Jaroslaw Kaczinski, au lendemain même de sa défaite, déclarait que « la Russie représente tou­jours une menace pour la Polo­gne ». Où en sont les rapports entre les deux pays ?

Sur le plan politique, ils sont exé­crables. Et il faut dire aussi que les dirigeants russes ne savent pas non plus faire preuve de beaucoup de délicatesses pour gommer les blessu­res du passé. Proclamer comme fête nationale, le jour où, au XVIIe siècle, la garnison polonaise fut expulsée du Kremlin afin de remplacer la fête de la Révolution d’Octobre apparaît comme une mesure mesquine et conjonctu­relle. Au niveau des populations et des entreprises en revanche, malgré les entraves faites aux frontières « exté­rieures » de l’Union européenne, les choses vont beaucoup mieux. Des capitaux russes sont investis en Po­logne. Des cadres polonais travaillent en Russie. Une entreprise est-ukrai­nienne (« russophone ») a racheté la meilleure aciérie du pays, celle de Czestochowa, et elle est en passe de sauver de la faillite les chantiers na­vals de Gdansk, tout un symbole. À cela, il faut rajouter le développement régulier des contacts commerciaux et politiques avec la Chine. La venue en Pologne de travailleurs chinois, viet­namiens, nord-coréens, qui viennent s’ajouter à ceux de l’ex-URSS déjà présents. Le paysage est donc con­trasté, et bien malin celui qui saura prédire l’avenir.

Ceci ouvre d’ailleurs aussi la question de l’absurdité des migrations, des Polonais vers l’Ouest, remplacés par des immigrants venus de l’Est. Là encore, il semble qu’il s’agisse à la fois de jouer sur les mains-d’oeuvre les moins chères possibles, tout en éliminant la possibilité d’un enracine­ment social indispensable pour toute mobilisation populaire.

 

Dans plusieurs Pays de l’Est, on a assisté à une « chasse aux sor­cières » visant d’anciens colla­borateurs du régime communiste (avec une série de révélations sur le passé de plusieurs person­nalités politiques, culturelles et même religieuses). Pourquoi ce réveil soudain des mémoires ? Plus globalement, qu’évoque l’expérience communiste aux po­pulations qui l’ont connue ?

Ces « chasses aux sorcières » sont grotesques, car elles visent plus à dé­légitimer l’idée de radicalisme social qu’à atteindre les personnes liées au régime d’avant 1989. D’autant plus qu’en Pologne, les crimes systémati­ques ont cessé dès 1955. Grotesque pour la bonne raison que les cadres de l’ancien parti dominant n’étaient par principe pas des informateurs de la Sécurité d’Etat, qui n’enrôlait que des personnes hors du Parti. Et que beaucoup d’anciens dissidents sont passés directement des liens avec l’ancien régime à un alignement à partir des années 1970 envers les cercles dominants occidentaux. La menace de divulguer néanmoins des anciens contacts, permet de neutra­liser toute tentative d’émettre une opinion qui irait à l’encontre du tour­nant néolibéral et atlantiste d’après 1989 pris par ceux-là même qui ont participé au régime d’après 1944, devenant parfois ensuite dissidents pro-occidentaux, après s’être sou­vent réclamés du trotskysme puis de la social-démocratie.

En plus, ce « lavage de linge sale » a permis de prolonger l’opinion du « tous pourris », puisqu’il s’est avéré que des dissidents comme des hom­mes d’Églises ont coopéré avec les services de la sécurité d’un État qui, rappelons-le, était légalement recon­nu internationalement, alors que les frontières occidentales de la Pologne étaient menacées jusqu’en 1990. Et l’on ne bâtit pas un engagement populaire avec la généralisation du « tous pourris ». Il s’agit donc sans doute aussi de cela. Faire douter les Polonais, en particulier les jeunes, qu’il y a quoi que ce soit de respec­table dans la polonité, sous n’importe laquelle de ses formes. Cela, pour en faire des consommateurs mondialisés et des travailleurs embauchables, corvéables ou jetables au gré des fluctuations des marchés. Quoiqu’on pense par exemple de l’Église polo­naise, les attaques qui l’ont visé sur ce point sont scandaleuses, puis­qu’il était de notoriété publique que l’épiscopat polonais coopérait avec les « communistes » sur le terrain international pour défendre les fron­tières occidentales de la Pologne, en particulier au Vatican et face à l’Église allemande. Même chose pour les an­ciens résistants communistes ou an­ciens combattants des brigades inter­nationales ravalés au rang d’agents stipendiés du NKVD « tueur ». Ces campagnes permettent aussi de ten­ter de noircir une période contrastée de l’histoire polonaise, mais qui reste, selon toutes les études qui ont été menées depuis 1989 jusqu’à nos jours, considérée par une majorité va­riable de Polonais comme une période que l’on oserait à peine qualifier en France de « globalement positive », …et pourtant c’est bien cela l’opinion des gens de la rue en Pologne, toutes générations confondues.

 

Dans un autre domaine, pourriez-vous nous donner votre avis sur la crise du Darfour ?

Je me suis intéressé au Soudan, puis aux autres pays arabes victimes d’une ingérence extérieure et d’une remise en cause du principe de non-ingé­rence et du droit des peuples, et donc des États à disposer d’eux-mêmes. Et cela, même si les politiques des dif­férents gouvernements restent criti­cables, surtout d’ailleurs remarquons le, lorsqu’elles se mettent à la remor­que d’intérêts extérieurs privilégiés par rapport aux intérêts nationaux. Le Soudan a connu une très longue période de guerre Nord/Sud qui s’est terminée par un compromis négocié qui a permis la reprise du développe­ment économique et de l’exploitation du pétrole local …grâce à la coopération, entre autres, des Soudanais de tous bords avec la Chine. Au Darfour aussi, comme dans le Tchad voisin, on a trouvé du pétrole, et la rivalité entre les grandes compagnies supra­nationales y fait donc rage aussi.

Par ailleurs, suite aux frais occasion­nés par les guerres régionales, aux politiques de désengagement des États sous l’injonction du FMI, à la dé­sertification progressive du Darfour, à l’augmentation de la population, à la désagrégation des traditions locales d’arbitrage entre tribus nomades et sédentaires pour l’accès aux points d’eau, on a assisté à une augmen­tation des tensions et des conflits. Les trafics d’armes ont remplacé les couteaux par la kalachnikov, et donc multiplié les morts de chaque côté, ce qui rendait impossible désormais de payer les traditionnelles « dettes de sang ». Les autorités centrales ont cru gérer le problème dans ce pays, fédéral rappelons-le, en laissant les pouvoirs locaux arbitrer et/ou répri­mer, alors qu’elles se concentraient avec succès sur les négociations de paix avec le Sud. Et, comme à Khar­toum au même moment, la redistri­bution des postes suite aux accords Nord/Sud et à la marginalisation de la tendance « islamiste radicale », celle de Hassan El Tourabi, avaient multi­plié le nombre de politiciens mécon­tents, le Darfour devint une des ba­ses de repli pour ceux qui pensaient pouvoir faire pression sur le pouvoir central en jouant sur les tensions lo­cales, et en s’appuyant aussi sur des acteurs extérieurs. Les autorités cen­trales ont laissé échapper le contrôle de la situation et, aujourd’hui, nous avons au Darfour de nombreux grou­pes plus ou moins politiques de deux côtés, dont les allégeances sont trou­bles et changeantes, et qui semblent quasiment tous avoir en leur sein des personnes responsables d’actes cri­minels. Khartoum cherche désormais à ce que la crise soit gérée au niveau africain, afin d’éviter son « otanisa­tion ». Cela semble aussi le souci de la Chine. Mais il est bien tard !

 

Vous participez activement à la rédaction de la Lettre de Bastille-République-Nations (BRN). Pour­riez-vous nous présenter cette très combative publication ?

Cette publication est née au moment où, en dépit des doutes assez répan­dus soit sur la forme soit sur le fond, au sein des composantes populaires de la société française on ne trouvait dans les « grands » médias que peu d’informations critiques sur le thème de l’Europe officiellement prônée par les pouvoirs. La société française éprouvait une méfiance grandissante devant une intégration européenne qui, dans les faits, approfondissait les effets de la mondialisation capitaliste et isolait les peuples européens des courants de coopérations avec les autres sociétés, en particulier celles d’Afrique, de Méditerranée ou d’Eura­sie. Depuis, le journal a développé toute une série d’analyses et d’initia­tives (conférences, rencontres inter­nationales, etc.) qui visent à ce que l’opinion sorte des fausses alternati­ves du genre « Europe/isolement » « modernité bruxelloise/archaïsme national ». On peut certes percevoir la question européenne de différentes façons selon les milieux, les sensi­bilités ou les pays. BRN ne se veut pas monolithique. Il s’agit avant tout d’apporter une réflexion critique et décomplexée sur la nation, comme cadre de progrès national, et interna­tional. Au mondialisme, brut ou alter-, mais sans racines dans les peuples existant, il faut de nouveau opposer l’inter-nationalisme, qui n’est désuet que pour ceux qui rêvent d’une nou­velle Europe de la Sainte-Alliance relookée.

Partout dans le monde, les peu­ples entrent en rébellion contre l’impérialisme et la mondialisa­tion. Quelles formes devraient prendre cette « nouvelle résis­tance » et une véritable alterna­tive au système capitaliste ?

Certaines expériences internationa­listes du passé doivent être reprises et réinterprétées. Aujourd’hui cepen­dant, la tâche primordiale semble d’être en état d’associer de façon du­rable des mouvances d’origines philo­sophiques, idéologiques, religieuses, sociales, nationales, différentes, dès lors qu’elles possèdent un socle com­mun qui devrait se bâtir autour de principes clairs : anti-impérialisme, anti-ethnicisme, universalisme, in­ternationalisme, patriotisme, antica­pitalisme, solidarité sociale, mutua­lisation, socialisation, liberté-égalité-fraternité. Cela passe sans doute par le développement de solidarités et de coopérations entre des organisations politiques, des organisations sociales et syndicales, des centres de recher­ches, des revues, des écoles de pen­sées, des institutions, des États, etc., qui, d’une façon ou d’une autre, ont le courage de se montrer rebelles à l’égard de l’ordre dominant, un ordre/désordre fondamentalement injuste pour les peuples et les couches popu­laires, mais aussi un mouroir pour la culture et pour les cultures.

La tâche première de ce rassemble­ment semble de devoir se concentrer sur la réélaboration d’un vocabulaire alternatif par rapport à la bouillie ver­bale dominante, et sur la construction d’une nouvelle hégémonie culturelle, pour reprendre l’idée de Gramsci, qui ne pourra pas être monolithique, mais bâtie sur une mutualisation des idées. Peut-être que cela peut com­mencer par un Congrès mondial des intellectuels, penseurs, sages et créa­teurs pour la défense de la culture et de la paix. Dans le Monde arabe, nous avons assisté dans la foulée de la pre­mière guerre du Golfe à la création du Congrès national arabe, élargi depuis par la création en parallèle d’un Con­grès arabo-islamique. Ils regroupent des intellectuels, des autorités mora­les, des personnalités politiques, des « sages », des savants religieux de toutes obédiences. Il a par exemple pris résolument parti contre l’inva­sion et l’occupation de l’Irak, et pour la résistance. Et les États arabes ne peuvent pas l’ignorer. En Amérique latine, nous assistons encore plus massivement à la formation de con­vergences radicales. Mais qui le sait en dehors des principaux concernés ? Une agence de presse internatio­nale alternative semble donc aussi à terme nécessaire pour faire circuler cette information, et communiquer adresses et « liens », là où nous nous perdons parfois. Et permettre aussi, dans le foisonnement de groupes et groupuscules, de savoir qui est qui, pour en finir avec les « ONG » d’ap­parence alternative, mais dont les administrateurs sont liés aux centres politiques ou financiers dominants, et qui n’ont d’autre mission que de s’in­gérer au profit des puissants dans les affaires intérieures des peuples, voire d’accompagner les interventions mi­litaires extérieures en pénétrant et divisant les « sociétés civiles ».

L’essoufflement des forums sociaux mondiaux et de « l’altermondia­lisme » verbal, là où l’on se contente souvent de parler et de payer des frais de participations de plus en plus élevés, a finalement laissé un vide pour ceux qui veulent à la fois penser et agir, élaborer des stratégies alternatives en relations avec leurs peuples.

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