Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/06/2010

Entretien avec Jean Paul Malrieu

Entretien paru dans le Rébellion n°40 Janvier/Février 2010

 

Dans le poing du marché, sortir de l'emprise libérale

 

Jean Paul Malrieu est physicien, directeur de recherches émérite au CNRS, et membre de l'association ATTAC. Il a répondu à nos questions autour de son essai: « Dans le poing du marché, sortir de l'emprise libérale (1) », le 7 juin 2009.

 

Rébellion : Pouvez-vous  nous décrire votre parcours intellectuel et nous dire ce qui vous a poussé à écrire un essai d'économie politique?

Jean Paul Malrieu : J'ai eu une formation de base marxiste. Mon père était communiste, et j'ai grandi dans cette doxa. J'étais à l'Ecole Normale du temps où régnait Althusser, en particulier intellectuellement, sur tous les gens qui étaient d'un courant « communisant », il avait un grand prestige.

Puis, jeune, je me suis assez vite rebellé contre l'orthodoxie du PC au moment de la Hongrie. Je mesurais vraiment ce qu'était la réalité du socialisme « réel »: sa charge d'oppression, la perte d'initiative des gens, dont la preuve est apportée aujourd'hui au lendemain de son effondrement.

Donc j'étais assez critique et anti-stalinien. J'avais une attitude critique face au dogmatisme et au simplisme de ce socialisme « scientifique », ce marxisme-léninisme qui se prétendait une science.

Ça m'a conduit avec un groupe de copains, qualifiés de l'extérieur de « révisionnistes », à me pencher sur la question de l'économie politique, ou plutôt des économies politiques. On avait constitué un groupe de travail en 1967, juste avant les évènements, et on a passé presque un an a étudier l'économie libérale et l'économie marxiste sous ses différentes formes.

 

J'en avais tiré des conclusions concernant une exagération complète des déterminismes par l'économie, et en dernière analyse les simplismes de cet « économisme ». J'avais donc été amené  à montrer comment, par exemple, des rapports de classes déjà existants peuvent donner le contenu même du développement technologique, ou la forme de la répartition de la richesse, ou la structure de l'emploi, à montrer comment toutes ces variables-là ne sont pas réductibles au développement des forces productives, mais reflètent des rapports de classes, des rapports de force, et des rapports idéologiques antérieurs. J'en avait tiré un petit livre qui n'a pas trouvé d'éditeur en France, qui a été édité en Italie, et qui s'appelait,  In nomme de la nécessita  (Au nom de la nécessité), où j'essayais de pourfendre cette espèce de réductionnisme.

Après j'ai été très préoccupé par la chose politique, pas de façon dogmatique, je suis resté un peu en marge des appartenances militantes. J'ai participé aux Cahiers de Mai, après 68, et à d'autres projets assez spontanés, ainsi qu'aux critiques de la science, puisque je suis scientifique. J'ai toujours gardé ce goût pour l'intelligence du monde, et c'est de ça que je m'autorise en dernière analyse pour parler d'économie, ma volonté de mettre en place une compréhension de ce qui m'entoure: « Qu'est-ce qui nous arrive? Quels sont les grands déterminismes que nous subissons? Vers quoi allons-nous? ». Je pense que n'importe qui, réfléchissant un peu, à condition qu'il ait une pensée à peu près ordonnée, est capable de le faire. Mais ce n'est pas toujours le cas parce que les discours des spécialistes sont extrêmement pointus, et dans leur carrière académique, il faut qu'ils fassent montre de l'étendue de leurs lectures etc... J'ai donc pris la plume, et j'ai commis ce texte là.

 

Vous avez vécu les « évènements » de Mai 68, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de leur traitement médiatique actuel?

68 est vraiment une expérience incroyable, mais je pense qu'en partie je me suis mépris sur elle. Il faut voir que 68 a fait craquer un certain nombre de rigidités de la société française: son côté caserne, son côté disciplinaire, son côté militaire, son côté clérical. Tout cela a craqué, parce que - c'est une des composantes importantes - la société française devait s'adapter à une espèce d'évolution du monde, au progrès de l'individualisme, au progrès des idéaux de liberté etc...

 

Il y a autre chose qui me frappait à l'époque dans 68, qui est quelque chose qui a peu d'impact immédiat, c'est la dimension critique de la consommation. Critique qui était portée non pas par des courants révolutionnaires traditionnels, mais par le courant situationniste.

Il y a aussi évidement, le conflit social, le conflit de classes.

De 68, on peut tirer un bilan complexe parce que je crois qu'il y a eu une espèce d'espérance exagérée dans la liberté du sujet, une dénégation des appartenances, une dénégation des effets des héritages historiques, de toutes les structures de représentations. De tout cela, le capitalisme libéral s'en est servi et continue à s'en servir, tout en disant que tout ce qui excessivement laxiste provient de 68. On a vu l'usage qu'en a fait Sarkozy lors des élections présidentielles. Mais dans 68, il y a aussi la question de la justice, la question des rapports de classes.

 

Il y a vraiment une partie du courant écologiste libertaire qui veut ignorer ces questions qui tournent autour de la violence de la propriété, la violence de la répartition des richesses, la violence de la division du travail, la violence de la domination; ça ne fait pas partie de leur bagage. Et pourtant, je crois que c'est quelque chose qu'on ne peut pas oublier.

 

D'ailleurs vous commencez votre essai en parlant de l'interdiction actuelle d'être pessimiste, qui empêcherait de pousser jusqu'au bout l'analyse. Cela rappelle la phrase d'Antonio Gramsci « Il faut allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté ».

C'est peut-être un vieille tradition, tout le courant qui veut changer le monde, qui se veut progressiste, qui est porté par un espoir messianique tranquille : « demain sera mieux qu'hier », c'est un point ou il y a convergence avec les gens qui disaient: « laissons courir les choses mécaniquement, et demain sera mieux qu'hier », et ceux qui disaient « mais nous pouvons encore accélérer l'amélioration, faisons la révolution et demain sera beaucoup mieux qu'hier ». Il y avait là, une espèce de confiance en l'avenir, qui aujourd'hui, est bien sûr très entamée par la crise que nous traversons. Mais ce que j'ai expérimenté avec des gens proches, avec qui j'essayais de réfléchir, c'est effectivement qu'il est interdit d'être pessimiste avec cette invocation souvent paresseuse à la complexité: « oh, mais les choses sont complexes, on trouvera bien une solution ». C'est ce que disent évidement les gens face à certains problèmes, comme la question du nucléaire. Il y a une espèce de positivité paresseuse qui vraiment règne sur les esprits. Ça , j'ai voulu en sortir, d'où la tonalité assez pessimiste de mon livre. Elle est fondée sur autre chose que la volonté de trancher par rapport à une attitude usuelle.

 

Pour rentrer encore un peu plus dans l'analyse que vous développez dans votre essai, comment percevez-vous l'évolution du libéralisme depuis l'effondrement du bloc soviétique?

L'effondrement du bloc soviétique, sa lente involution, puis sa totale explosion, a effectivement libéré le camp capitaliste d'une inquiétude, que pendant longtemps il a entretenu sur la possibilité d'avoir un véritable concurrent, et il y a eu une véritable arrogance qui a pu se mettre en place. Tous les accords inter-classes qui avaient pu être passés dans le cadre de l'état fordiste, ou de l'état social-démocrate, dans lequel, je pense que le parti communiste jouait un rôle (il caressait le mot révolution mais de fait, sa menace servait à négocier un compromis social et un partage), se sont trouvés remis en cause.

Mais je pense que ça n'aurait pas suffi - et c'est ce que j'essaye de développer dans mon livre -  si il n'y avait eu, d'une part une révolution technologique qui renvoie un grand nombre de travailleurs manuels dans un statut de superfluité, et d'autre part la mise en place de la globalisation économique.

L'ensemble de ces trois facteurs a bouleversé, les rapports de forces réels, politiques, et idéologiques, et le capitalisme a eu un boulevard pour imposer ses nouvelles normes. Alors, en quoi le libéralisme contemporain, est-il différent du vieux libéralisme?  Je pense qu'il passe d'une philosophie de l'intérêt, à savoir, que l'optimum va provenir du jeu libre des intérêts individuels, égoïstes: la convergence des appétits qui construit le bien public, à une mise en place systématique d'une construction sociale basée sur la concurrence généralisée de tous contre tous. On le voit par exemple dans le fonctionnement des appareils d'Etat qui petit à petit, mettent en place une évaluation des sujets individuels, des financements sur projet etc... Tout un système de mobilisation à outrance des sujets à leur propre asservissement, qui pour l'instant a des effets très forts.

 

À ce sujet, vous parlez d'un raccourcissement des temps, notamment dans le domaine scientifique...

Je crois que ce qui s'est passé, c'est l'augmentation de l'intensité de la concurrence, c'est-à- dire l'intensité de la guerre, de toutes les guerres, à toutes les échelles. Les guerres entre les firmes, entre les régions  du monde, les guerres dans les rapports de classes: entre les possédants et ceux qui ne font que vendre leur force de travail, les guerres entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas. Et aussi, un changement complet dans le rapport au temps. C'est-à-dire l'entrée dans un capitalisme extrêmement spéculatif, dans le très court terme, avec une fluidité des structures économiques: les rachats des firmes les unes par les autres.

Ce déversement complet de l'économie du côté de l'économie financière, a conduit à un raccourcissement du temps, c'est-à-dire, une réduction de la capacité d'anticipation. Parce que si j'ai un projet qui aurait demandé une certaine mobilisation sur le long terme, je risque de me faire manger, par quelqu'un qui va mettre toute son énergie à me manger, donc les projets sur le long terme se trouvent hors de la préoccupation. On a cette espèce de réduction généralisée qui se manifeste y compris, effectivement, dans l'activité scientifique, parce que chez les gestionnaires de cette activité, il y a l'idée qu'il faut tout faire fonctionner sur des projets.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais mes jeunes collèges, quand ils ont une demande de financement, il est prévu que tous les 6 mois, ils rendent compte de l'avancement de leurs travaux, avancement qui doit être prévu dès le départ. La surprise a disparu. Cela veut dire que la recherche n'est plus qu'une recherche sur le prévisible, et qu'il n'y a plus de place pour l'imprévisible. C'est un rapport complètement pervers au temps. Les tentatives d'entrée dans l'activité scientifique sont marquées par la concurrence, c'est-à-dire, le règne de la précarité, qui écarte de plus en plus les jeunes gens intéressés par une activité dans laquelle la spéculation a tout autre sens que la spéculation financière.

 

Les mouvements contre la réforme des universités, montre qu'il y a une contestation face à ce phénomène. Malgré tout, on a l'impression que cette contestation est impuissante. Comment analysez-vous cela?

Là, vous êtes au cœur du problème aujourd'hui, je crois. Pas en ce qui concerne le domaine spécifique de l'activité scientifique, mais l'impuissance dans laquelle nous vivons, qui est quelque chose absolument sidérant. On n'a jamais vu un tel fiasco d'une prétention pareille à avoir trouvé la bonne solution quant à la gestion des relations entre les hommes et leur rapport aux choses. Jamais  le fiasco n'a été aussi grand et jamais un tel fiasco n'a engendré aussi peu de conséquences.

Le camp critique est extrêmement désemparé.

Ce qui s'est passé dans le domaine des universités et de la recherche en témoigne. J'écoutais Boltanski (2) en octobre (2008), et il était complètement désespéré, et vraiment ce qui m'a le plus marqué dans l'année qui vient de se passer, c'est la soumission de mes collègues aux nouvelles normes qui sont mises en place concernant la gestion de la recherche. Je partageais donc son avis.

Au cours de ce mouvement, j'ai vu apparaître une réflexion, sur « Pourquoi on fait comme ça?», «  À quel point sommes-nous soumis? » etc... Mais la confiance dans la possibilité de créer un rapport de forces suffisant n'était pas là. Donc les gens étaient dans une position critique, et puis, ils n'ont pas trouvé la force de créer un bras de fer suffisant. Par conséquent, il y a eu une capitulation. À mon avis, c'est un exemple microscopique de ce qui est aujourd'hui le problème essentiel.

Je pense à l'article que vous avez publié sur le problème de la jeunesse en Grèce (3). C'est vraiment toute la question du négatif et du positif qui se trouve posée là. La jeunesse en Grèce effectivement, est une jeunesse qui est très diplômée, c'est un pays dans lequel l'agriculture n'est pas très développée, il y a très peu d'industries, pas beaucoup non plus d'industrie de pointe. Voilà une jeunesse qui se trouve diplômée, mais sans emploi. Là je crois qu'il y a un vrai problème: quelle formation pour quel emploi? Quel avenir on envisage pour la société?  C'est un problème qui touche à l'architecture même de la société. La rébellion de cette jeunesse est à la fois intense et du fait quelle affronte un problème qui est tellement grave, je crois qu'elle ne peut pas déboucher. Il faut qu'elle retombe.

Nous sommes confrontés à une série de problèmes: écologiques, politiques et sociaux, qui exigent une réorientation radicale, et en même temps, nous n'avons pas les forces de poser ces problèmes, de les organiser et dessiner, en quoi que ce soit, les chemins vers une solution. C'est là que me semblent résider les caractéristiques dramatiques du moment présent.

 

C'est une analyse que vous partagez avec Jean Claude Michéa ou encore Emmanuel Todd qui sont tous deux de formation marxiste. En quoi l'œuvre de Karl Marx vous semble-t-elle encore valide?

Je pense que parce que j'ai grandi dans une baignoire où le robinet du marxisme était ouvert toute la journée, et qu'on me disait qu'il contenait tout, j'ai mis du temps à faire le tri. Je pense que le réductionnisme au développement des forces productives, ce productivisme, cet économisme, sont des choses qui nous empêchent de bien penser. Par contre, la compréhension des rapports de classes est une chose absolument essentielle, et je trouve surprenant, qu'aujourd'hui, le Capital s'acharne à donner raison à Marx. Je veux dire, ce que je trouvais extrêmement mécanique dans la crise de surproduction par la paupérisation des salariés et l'augmentation du taux d'exploitation. Depuis Bismark, depuis que la social-démocratie a pris une certaine force, un certain partage des richesses entre capital et travail s'était mis sur pieds, mais c'était sans doute dû à la menace que le socialisme faisait peser sur le capital. Dès qu'il a été libéré de cette menace, il a joué au maximum le transfert des richesses du travail vers le capital. En cela, Marx avait vraiment raison, et c'est quand même quelque chose d’absolument essentiel.

 

Vous parlez dans votre avant-dernier chapitre de la possibilité d'une « bifurcation » (et non d'une « révolution » pour éviter l'illusion de la disparition de la domination). Selon vous, comment pourrait-elle se mettre en place, afin de rendre la société plus propice à ce que vous appelez le « vivre ensemble » ?

Pour qu'une bifurcation de ce genre ait lieu, il faudrait qu'il y ait les gens pour la dessiner, et les gens pour se battre pour elle. La dessiner, cela veut dire effectivement mettre en ordre les bilans critiques,  et dessiner les principes de ce « vivre ensemble ». Pour l'instant on est loin d'avoir les forces sociales qui puissent faire et le bilan critique, et le dessin positif.

Je pense, qu'il y a de nombreux pré-requis. Contre le règne de l'individualisme outrancier qui domine aujourd'hui, mesurer l'importance du lien social est une condition nécessaire. La question des échelles du politique est une question absolument essentielle. Un des problèmes qu'a la gauche critique, c'est qu'elle est prête à épouser, par contre, l'idée d'un monde unifié. On a de la part du libéralisme, la perspective d'un monde qui serait structuré par le marché et les « Droits de l'Homme », et il y a une partie de la pensée critique qui dit «  le marché avec moins de biens communs et avec plus de « Droits de l'Homme » ».  Ça ne peut pas être un véritable projet politique. Je crois que les échelles politiques nationales et supranationales – et régionales aussi d'ailleurs - , les cadres dans lesquels on se dit :  « nous décidons que... Et nous voulons tel ou tel avenir. », cette relégitimation de cadre historico-politiques, sont une condition absolument nécessaire, sinon on sombre dans la démesure de la complexité et la soumission. Todd se prononce pour un protectionnisme européen et je pense qu'il a absolument raison. Je crois qu'il faut penser un cadre où l'on peut dire : « Nous arrêterons les jeux délétères du marché à telle ou telle mesure nécessaire pour préserver l'être ensemble contre l'empire de la violence du marché ». Si l'on ne le fait pas – et c'est impossible de le faire à l'échelle du monde entier - ,  la course triomphale du marché continuera.

 

Vous êtes membre d'ATTAC, mais vous plaidez dans cet essai  pour le maintien des frontières et le droit pour l'État-Nation de réguler une immigration trop massive. Quelle est votre position au sein d'ATTAC?

Très minoritaire! L'idée même que des entités politiques contiennent dans certaines bornes le jeu du libre échange n'est pas majoritaire à ATTAC. Alors sur la question des flux de population, je suis extrêmement minoritaire. C'est assez curieux, parce que l'on a une juxtaposition de bonnes intentions, les gens sont d'accord pour dire que le droit au travail devienne un droit réel, et pas simplement une vague inscription dans un préambule de la Constitution. Les gens qui pensent ça, et qui pensent qu'il faut simultanément lever toute les barrières aux mouvements de population, sont complètement inconséquents. On ne peut pas accorder un droit au travail généralisé à l'échelle de l'humanité à tous les gens qui voudraient venir ici ou là. Même quelque chose qui est moralement déplorable, à  moindre mal, comme le RSA ou le RMI, on ne peut pas l'appliquer de façon générale si les populations qui sont dans une plus mauvaise situation, pouvaient venir en profiter de façon illimitée.

En plus, je pense qu'il y a vraiment un problème culturel, il y a un refus de la frontière, un refus de l'appartenance, un refus de l'héritage, pour des questions de péché du colonialisme etc..., qui font que tous ces déterminants pèsent très lourdement dans la conscience des gens de gauche.

 

Pour finir, nous sommes aujourd'hui, le 7 juin 2009, au lendemain des élections européennes. Pouvez-vous nous livrer vos impressions, notamment sur le fort taux d'abstention et la percée du mouvement Europe-Écologie?

Je pense qu'il faudra regarder la répartition de l'abstention en fonction des classes sociales. Ce vote vient après 2005 et le refus du traité constitutionnel européen, dans lequel il y avait un véritable choix qui était offert aux gens, et où durant dans la campagne il y a eu des éléments fondamentaux qui ont été posés et largement discutés par des centaines de milliers de citoyens. La vivacité du débat, à l'époque, sur la nécessité d'intégrer dans le traité le principe de la concurrence libre et non faussée, a porté sur l'essentiel.

C'est vrai que nous n'avons rien su faire de cette victoire du refus. Il est clair aussi que nous sommes impuissants à formuler ce que pourrait être une autre Europe: le jeu des nations, les autorisations qu'elles pourraient se donner de lutter contre le marché. Tout ces échecs pèsent sur une forme de résignation et d'indifférence qui font que tellement de personnes se sont abstenues, en considérant que les classes populaires se sont plus abstenues que la petite bourgeoisie et les intellectuels.

Je crois que le succès d'Europe-Écologie est en partie dû aux classes moyennes, chez les gens qui ont une formation universitaire, et reflète la prise de conscience salutaire de l'existence de problèmes écologiques. Ceci dit, c'est absolument sidérant, de voir qu'une partie des courants qui se sont définis de façon très critique et comme anti-libéraux, sont capables de  rentrer dans cette espèce d'alliance heureuse avec les libéraux-libertaires à la Cohn Bendit, et que ce qu'ils ont brandi un moment - cette critique de l'empire de la concurrence et de l'économie libérale - puisse du  jour au lendemain passer au second plan. C'est un effet absolument renversant de la crise.

C'est-à-dire, que l'on a une crise et pas de conscience de la crise. Alors, pourquoi? À quel point sommes-nous anesthésiés? C'est vraiment une question importante. Là on dépasse ce qu'il y a écrit dans mon livre rédigé avant la crise.

Je dois dire que j'ai été porté par l'inquiétude quand j'ai écrit ce livre, et lorsque la crise est venue, j'étais enfin heureux : « ça y est, elle est là!  Les choses ne vont pas pouvoir continuer leur cours, et il va y avoir une prise de conscience de l'échec radical des prétentions du modèle libéral. » . Et ce n'est pas ce que depuis lors je vois. Je pense que ça va être le nouveau chantier auquel il va falloir réfléchir: pourquoi cette élasticité du système? Comment se maintient-il aussi bien? Quel est le ressort de notre capitulation?

Je crois qu'il s'agit d'un phénomène d'interdépendance absolument fabuleux, d'intrications, d'obscurité, sur ces mécanismes. Il s'agit aussi d'une démesure des échelles, et d'une démesure des complexités, tel que le système induit une sorte de capitulation résignée. Comment pouvons-nous combattre ça? Comment pouvons-nous reprendre prise sur le monde? Comment re-simplifier le monde?

Je disais à Michéa, il faut réfléchir sur la question de la limite, la question de la frontière, du dessin, du qualitatif, de la catégorie, toutes choses que l'équivalence généralisée de la marchandise et l'empire du calcul tentent d'effacer. Voilà ce qui pourrait être un programme intellectuel pour les années qui viennent. <

 

NOTES:

1> Malrieu Jean-Paul. Dans le poing du marché.

Ed. Ombres blanches. 14 euros.

2> Luc Boltanski est un sociologue français contemporain, né en 1940. Directeur à l'EHESS (L'Ecole des hautes études en sciences sociales).

3> Rébellion n°33. Nov/Déc 2008. pp.12-13. La jeunesse grecque montre la voie.