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03/09/2010

Quantifier le mal-être : dépression et suicide

 

En complément du dossier " La crise de l'Homme Moderne", une analyse de Thibault Isabel sur la dépression et le suicide. Le numéro 42 est toujours disponible pour 4 euros à notre adresse postale. 

Dans quelle mesure l’étude des statistiques permet-elle de se faire une idée précise du moral des populations ? Les statistiques de la dépression posent particulièrement problème, à cet égard, dans le sens où l’on dispose de très peu d’enquêtes sérieuses sur la question. De plus, les études mises à notre disposition s’avèrent en général incomplètes et récentes, si bien qu’il est difficile de déterminer précisément de quelle façon le trouble a évolué au fil du temps. Le terme lui-même de « dépression » est équivoque : qu’est-ce qu’un « dépressif » ? S’agit-il d’une personne souffrant d’un « trouble dépressif majeur » tel que le définit le DSM-IV ou simplement d’un « déprimé », réactionnel ou chronique ? Selon qu’on adopte l’une ou l’autre de ces définitions, les scores que l’on obtiendra ne seront pas du tout les mêmes…

Toute statistique concernant la dépression est de surcroît subjective, puisqu’elle dépend nécessairement de l’importance médiatique qu’on accorde au phénomène. Comment évaluer l’évolution de l’humeur des individus ? Comment quantifier ce qui relève par définition du qualitatif ? Se sentir ou non dépressif relève d’un jugement éminemment personnel : lorsqu’une maladie aussi impalpable et fluctuante se répand dans les discours, tout le monde finit par penser qu’il en souffre. Les hommes et les femmes du Moyen Age ne pouvaient pas se sentir dépressifs, puisque le mot « dépression » n’existait même pas encore. Il en va bien sûr tout à fait différemment aujourd’hui.

Enfin, les statistiques de la dépression sont subjectives parce que chacun ne se confie pas de la même façon sur son état intérieur, ni ne se perçoit de la même façon, à situation psychologique égale. Il faut ainsi noter que les différences de sensibilité au désespoir et à l’angoisse en fonction du sexe ou de la génération peuvent partiellement s’expliquer par une tendance à sous-évaluer le mal-être ou à le sous-verbaliser chez certaines catégories de population, en particulier masculines et âgées. Selon les enquêtes, une femme aurait 1,4 fois plus de chance d’avoir développé un épisode dépressif qu’un homme ; quant au pic de fréquence des épisodes dépressifs, il surviendrait chez les 18-24 ans, alors que la tranche d’âge qui, d’après les questionnaires, resterait en revanche la plus hermétique à la dépression serait celle des 65-74 ans (avec environ 9% de prévalence). Mais jusqu’à quel point ces chiffres sont-ils fiables ? Les hommes et les vieillards, pour des raisons idéologiques et sociales, peuvent très bien éprouver davantage de honte que les femmes et les jeunes à l’idée de reconnaître un passage à vide, jusqu’à considérer la dépression comme tout à fait inavouable et humiliante, pour eux.

Devant de telles incertitudes, il serait donc salutaire de trouver des pistes de réflexion complémentaires. Et, dans cette perspective, on pourrait à bon droit se tourner vers les statistiques du suicide, d’autant qu’il existe un lien de corrélation assez fort entre les tentatives de mort volontaire et la dépression (on estime que 60% à 90% des suicidés sont dépressifs ou borderlines, et qu’environ 15% des personnes souffrant d’une dépression majeure finissent par se donner la mort). Emile Durkheim, dès la fin du XIXe siècle, a tenté d’établir un lien entre le taux de suicide et le bien-être existentiel des populations ou, si l’on veut, leur degré de « bonheur ». Plus une société est malheureuse et « anomique », plus les individus se suicident ; plus les individus sont heureux de vivre et intégrés dans des groupes structurés, en revanche, moins ils mettent fin à leurs jours. Le suicide reste indéniablement un phénomène marginal, dans toute société, mais son taux de prévalence donnerait cependant une indication forte sur le moral moyen des populations. L’avantage de la démarche de Durkheim est qu’elle permet d’avoir des statistiques plus facilement quantifiables et plus abondantes que les statistiques sur le mal de vivre en tant que tel…

Mais les études sur le suicide ne sont pas toujours pertinentes non plus pour analyser l’évolution du mal-être au fil du temps. Certes, une enquête coordonnée par le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (rattaché à l’Inserm) a conclu que les taux de suicide déterminés par les statistiques officielles étaient sous-évalués d’environ 20%, mais que les statistiques sociodémographiques et géographiques du suicide changeaient peu après correction. Plusieurs enquêtes de contrôle ont abouti aux mêmes conclusions, ce qui permettrait a priori d’accorder un certain crédit aux chiffres avancés. Cependant, il importe de se souvenir que tout suicide n’est pas corrélé à un mal-être ; de plus, les personnes qui souffrent le plus ne mettent pas forcément fin à leurs jours pour autant. D’autres facteurs doivent être pris en compte, comme par exemple le jugement moral porté sur le suicide à une époque donnée, notamment sous l’angle religieux ou légal : il est probable que la réprobation des morts volontaires par certaines autorités ecclésiastiques a pu avoir une incidence considérable à différentes époques sur le passage à l’acte suicidaire, tout comme les lois qui, dans certains pays, criminalisent le suicide et prescrivent des poursuives pénales à l’encontre des ascendants ou descendants de ceux qui se donnent la mort. C’est en partie ce qu’a démontré le sociologue australien Riaz Hassan dans son étude sur Singapour, en expliquant que les écarts de taux de suicide entre les trois groupes ethniques qui composent la population – Chinois, Indiens et Malais – devaient être rapportés aux différences d’orientations religieuses et de visions du monde entre ces communautés1. Il faut tenir compte aussi – quoique de manière certainement très marginale – du suicide « héroïque », valorisé dans certaines cultures, comme aujourd’hui encore au Japon, où c’est par sens de l’honneur que certains individus, nullement déprimés par ailleurs, se sentent tenus de se donner la mort, pour effacer une honte ou un affront, épargner des tourments à leurs proches, etc.

On ne doit pas oublier pour terminer que les statistiques du suicide doivent être scrupuleusement distinguées des statistiques concernant les tentatives de suicide (qui sont au demeurant beaucoup moins précises, en raison d’un recensement extrêmement limité). Si les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes à mettre fin à leurs jours, de même que les vieillards sont nettement plus nombreux que les jeunes à s’ôter la vie, il faut ainsi noter que les tentatives de suicide sont paradoxalement beaucoup plus nombreuses chez les femmes et chez les jeunes. On estime que 1,9 % de la population des 18 ans et plus présente un risque suicidaire élevé2 : 2 % chez les femmes et 1,7% chez les hommes3. A l’inverse, les décès par suicide sont plus souvent masculins : c’est le cas de 74% des suicides constatés en 2000 et le taux de mortalité par suicide des hommes est plus élevé dans toutes les tranches d’âges que celui des femmes. De même, contrairement au suicide proprement dit, dont le taux augmente avec l’âge, le risque suicidaire élevé apparaît plus important chez les jeunes (plus de 2,8 % des 18-29 ans présentent un risque élevé) pour décroître ensuite avec l’âge et atteindre seulement 1 % des personnes entre 60 et 74 ans.

Ainsi, ce sont en définitive les catégories de population qui déclarent le plus librement des symptômes de mal-être dans les enquêtes qui tentent le plus souvent de se suicider, mais ce sont ces mêmes catégories de population qui, dans les faits, succombent le moins souvent à leurs tentatives (nous parlons ici des femmes et des jeunes). Et, inversement, ce sont les catégories de population qui déclarent le moins de symptômes de mal-être qui, dans les faits, se donnent le plus souvent la mort (nous parlons ici des hommes et des vieillards). On peut donc imaginer que le mal-être se solde davantage chez certaines catégories de population par un appel au secours, tandis qu’il se solde en général par une issue plus fatale chez d’autres. Les hommes et les vieillards, qui doivent dans les représentations collectives faire preuve d’autonomie et être maîtres d’eux-mêmes, sans jamais constituer un fardeau moral pour leur entourage (qu’ils ont plutôt la charge de soutenir psychologiquement en cas de coup dur), sont peut-être culturellement moins incités que les femmes et les jeunes à appeler cet entourage au secours, de sorte qu’ils se plaignent moins ouvertement de troubles dépressifs, et de sorte aussi qu’ils recourent au suicide plus rarement, mais avec une plus grande détermination.

La mort volontaire ne constitue en tout cas que « le sommet de l’iceberg » des comportements d’autodestruction4. Seules 25 % des tentatives de suicide conduiraient à un contact avec un professionnel de services de soins de santé, et la plupart restent donc totalement impossibles à recenser. Une étude, menée sous l’égide de l’OMS dans 16 régions d’Europe et portant sur les années 1989 à 1992, a permis de mettre en évidence un taux moyen de 193 tentatives de suicide pour 100.000 habitants pour les femmes et de 140 pour les hommes, avec une grande variabilité en fonction de la région étudiée5.

En dépit de ces imperfections indéniables, les statistiques du suicide demeurent quoi qu’il en soit le seul moyen d’esquisser une étude diachronique du moral des populations, pour la période qui s’étend du début du XIXe siècle à aujourd’hui. Or, c’est seulement par le biais d’une étude diachronique qu’on pourra espérer mettre en lumière d’éventuelles corrélations entre la souffrance psychique et le développement des caractéristiques de la modernité.

Thibault Isabel

1 Riaz Hassan, A Way of Dying. Suicide in Singapore, Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1983.

2 En ce qui concerne les moins de 18 ans, voir Marie Choquet et Sylvie Ledoux : « Adolescents : enquête nationale », Inserm, Collection Analyses et prospectives, 1994.

3 Gérard Badeyan et Claudine Parayre : « Suicides et tentatives de suicide en France : une tentative de cadrage statistique », DREES, Etudes et Résultats n° 109, avril 2001.

4 R.F.W. Diekstra, « The epidemiology of suicide and parasuicide », Acta Psychiatr Scand, n°371, 1993, pp. 9-20 ; J.F.M. Kerkhof, « Attempted suicide : patterns and trends », in Keith Hawthon et Kees van Heeringen (dir.), The International Handbook of Suicide and Attempted Suicide, Chichester, Wiley, 2000, pp. 49-64.

5 Cf. A. Schmidtke, U. Bille Brahe et D. De Leo, « Attempted suicide in Europe : rates, trends and socio­demo­graphic characteristics of suicide attempters during the period 1989-1992. Results of the WHO/EURO Multi­centre Study on Parasuicide », Acta Psychiatr Scand, n°93, 1996, pp. 327-338.

 

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