30/11/2010
Jean Parvulesco, mort d'un écrivain mythologique
Personnage secret et résolument atypique du paysage littéraire français, l'écrivain d'origine roumaine Jean Parvulesco est mort à Paris le dimanche 21 novembre 2010. Romancier, poète, philosophe, essayiste, journaliste longtemps à la croisée des mondes littéraire, cinématographique, artistique et politique, Jean Parvulesco a réactivé la tradition de la littérature mythique, construisant, durant un quart de siècle, une œuvre où se mêlent métaphysique, eschatologie et géopolitique. Nous republions ci-dessous le portrait que lui avait consacré Michel Marmin en février 2008 dans Spectacle du monde, sous le titre "Jean Parvulesco, de l’empire à l’être".
C’est incontestablement l’une des figures les plus énigmatiques et les plus fascinantes de la littérature française contemporaine qui, dans le Sentier perdu (2007), son avant-dernier roman, nous fait cette rare confidence dont les esprits forts auraient bien tort de sourire : « J’avoue que j’ai de la peine à croire que tout ce sombre cauchemar, le cauchemar de toute une vie, va bientôt prendre fin, pour être remplacé par son contraire, que la vertigineuse puissance du retour à l’être vienne à s’installer à la place de ces ténèbres mornes et déshonorantes que j’ai jusqu’à présent connues comme étant ma propre vie. »
Voilà en effet, posée en une seule phrase, la trame essentielle de l’œuvre romanesque, poétique, philosophique et politique de Jean Parvulesco, laquelle est d’ailleurs moins le témoignage d’un combat métaphysique que le théâtre même de ce combat – en quoi elle réactive la tradition, oubliée depuis l’Astrée, d’Honoré d’Urfé, de la littérature mythique, de la littérature des commencements primordiaux. « En d’autres termes, écrivait Mircea Eliade, un mythe est une histoire vraie qui s’est passée au commencement du temps. » Mais les « histoires vraies » de Jean Parvulesco, elles, se passent non au commencement, mais à la fin des temps historiques, à la « fin finale » d’une lutte totale qui, selon la prophétie, verra le triomphe de l’être sur les puissances du non-être, sur l’« ennemi métaphysique », et dont l’auteur lui-même serait ensemble l’ordonnateur et le héros en ses divers avatars fictionnels…
Mais qui est réellement cet écrivain activiste, si tant est que cette question ait vraiment quelque importance, en regard de son « identité dogmatique », la seule qui lui importe ? Disons seulement que, né en 1929, en Roumanie, Jean Parvulesco a franchi, après la Seconde Guerre mondiale, les rideaux de fer et de feu du communisme pour se retrouver à Paris dans les cercles les plus en pointe de l’avant-garde littéraire, artistique et cinématographique, ainsi que dans les sentines les plus périlleuses de l’action politique clandestine, de l’OAS madrilène aux conspirations gaullistes de l’après-de Gaulle.
C’est ainsi qu’il signera en exil des articles explosifs sur la Nouvelle Vague dans le magazine phalangiste Primer Plano, que l’on verra sa silhouette dans les films d’Eric Rohmer ou de Barbet Schroeder, qu’il répandra de saisissantes prophéties géopolitiques dans les pages du quotidien Combat, qu’il se forgera en somme une légende avant d’apparaître à visage découvert avec la publication, en 1984, de son premier grand poème, Traité de la chasse au faucon, dont on peut prétendre sans exagération qu’il reprend les Cantos, d’Ezra Pound, là où le poète américain les avait laissés. Une légende à laquelle le cinéaste Jean-Pierre Melville avait d’ailleurs très curieusement donné corps en lui prêtant son visage dans une séquence d’A bout de souffle, de Jean-Luc Godard (1959), et qui connaîtra une sorte de consécration, certes malveillante, mais ô combien significative, dans un roman à clé de la Série noire, Blocus solus, de Bertrand Delcour (1996).
Ce n’était évidemment pas sans intention que le titre de Traité de la chasse au faucon était emprunté au célèbre De arte venandi cum avibus, de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen… Pour Jean Parvulesco, et c’est là le ressort principal de ses romans, l’avènement de l’être passera par le rétablissement de l’empire, mais élargi à tout l’ensemble continental euro-asiatique, selon un axe central formé par Paris, Berlin et Moscou. Ce concept axial, dont le général de Gaulle avait eu l’intuition révolutionnaire dès 1949, qu’Henri de Grossouvre développera dans son essai Paris Berlin Moscou (2002) et à laquelle l’opposition de la France, de l’Allemagne et de la Russie à l’invasion de l’Irak offrira une ébauche de réalisation en 2003, il en avait le premier donné une formulation doctrinale précise dans un article, paru le 25 septembre 1980, dans Jeune Nation.
Ce faisant, Jean Parvulesco relevait la vieille idée visionnaire de Gabriel Hanotaux qui, ministre des Affaires étrangères de 1894 à 1898, avait passionnément œuvré, mais en vain, à la constitution d’un système d’alliances entre Paris, Berlin et Saint-Pétersbourg, afin de faire pièce à l’hégémonie anglo-saxonne. Une idée dont on trouvera l’approfondissement dans la plupart de ses essais théoriques, et plus particulièrement dans les Fondements géopolitiques du grand gaullisme (1995) et dans Vladimir Poutine et l’Eurasie (2005). Ce dernier ouvrage, précisons-le, a fait l’objet d’une édition russe et figure en très bonne place dans la bibliothèque du Kremlin.
Il serait, au demeurant, parfaitement erroné d’attribuer cette vocation impériale à une quelconque volonté de puissance, c’est même rigoureusement le contraire. L’« empire euro-asiatique de la fin » rêvé par Jean Parvulesco n’est pas une fin, justement, mais un moyen.
C’est le vaisseau qui conduira à la paix de l’être enfin advenue sous l’éternel, intemporel et universel imperium de Marie, à qui Jean Parvulesco voue un culte personnel et expérimental que signale plus précisément son extraordinaire Rapport secret à la nonciature (1995), son livre le plus intime et le plus déchirant avec le Sentier perdu. Mais dans ses romans, Marie revêt de multiples apparences, archaïques et modernes tour à tour, et ses apparitions sont d’ailleurs toujours surprenantes, car elles peuvent se manifester aussi bien sous les espèces d’une reine de France décapitée que d’une fille perdue… Cette multiplication iconique procède d’un marialisme tantrique qui ne manquera évidemment pas de faire sourciller plus d’un théologien. Il n’en constitue pas moins, dans la vision eschatologique de Jean Parvulesco, la voie par laquelle, par-delà le grand combat manichéen qui structure son œuvre, se résoudra la polarité des contraires et sera restaurée l’unité originelle. Telle est, en résumé, l’« histoire vraie » que racontent tous ses romans.
Inaugurée en 1987 avec la Servante portugaise, la production romanesque de Jean Parvulesco se présente comme une spirale de douze romans dont le dernier paru, Dans la forêt de Fontainebleau (2007), est le dixième. C’est peut-être aussi celui où le romancier justifie le plus complètement cette observation de son ami Guy Dupré : « Tout fait farine à son moulin mystique. » En effet, pour dévoiler, à l’instar de Balzac, l’« envers de l’histoire contemporaine » –car c’est bien de quoi il est question –, Jean Parvulesco récapitule et précipite toutes les formes du roman occidental, du roman arthurien au roman d’espionnage, et ne s’interdit aucune divagation onirique, fantastique ou érotique, le tout dans une espèce de fureur créatrice alimentée par une imagination véritablement phénoménale et servie par une langue somptueuse. C’est très exactement incomparable.
Michel Marmin
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