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21/12/2010

Editorial du numéro 45 de la revue Rébellion : L'impuissance Démocratique

Le numéro 45 de Rébellion sera disponible d'ici quinze jours.

  Il arrive souvent que l'on ne fasse guère ce dont on parle beaucoup. Il y a là un phénomène rendu possible paradoxalement par la nature même de la conscience et du langage humains. Conscience et langage se conditionnent mutuellement et s'édifient à partir de la distance qu'elles instaurent entre l'homme et le monde. "La conscience et le monde sont donnés d'un même coup ; extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence relatif à elle", écrivait Jean-Paul Sartre (Situations I). Ainsi pour prendre conscience du monde dans lequel il vit, l'homme s'arrache à l'immédiateté naturelle, du rapport purement instinctif au réel. il prend connaissance de ce dernier et agit téléologiquement à son égard, posant de manière plus ou moins adéquate les instruments nécessaires pour atteindre ses finalités. La représentation qu'il se donne toujours de celles-ci fait l'objet d'élaborations conscientes plus ou moins pertinentes. C'est le rapport à la pratique qui témoigne de l'efficacité de ces dernières et du caractère atteignable ou pas de ces finalités. En ce sens, l'homme peut être plus ou moins "réaliste" ou bien délirer ou encore se faire des illusions. Le langage lui donne paradoxalement alors, la possibilité de s'éloigner toujours plus de l'efficacité d'une activité pratique portant sur le réel.

   Dans le cadre de la vie sociale et envisagées de ce point de vue, les illusions prennent globalement la forme de l'idéologie au sens de Marx. Celle-ci est avant tout conçue par lui , sur fond de conflits. Parlant des grands bouleversements économiques conflictuels au cours de l'histoire, Marx écrit : "...il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout". (1). Ce qui par voie de conséquence n'implique pas que les hommes aient toujours une connaissance adéquate de la réalité (mais ceci a toujours malgré tout des conséquences pratiques multiples) au sein de laquelle ils pensent et agissent. Marx ajoute d'ailleurs immédiatement : "On ne juge pas un individu sur l'idée qu'il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Cette conscience s'expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle." (2). Alors justement la conscience sociale s'explique par les "contrariétés de la vie matérielle", encore que cette conscience se départage (conséquence de ces "contrariétés") en fonction du versant de la réalité sur lequel on se trouve - parce que celle-ci est divisée -  ou encore plus précisément de celui dont on a conscience sur lequel se trouver. Il en est ainsi de la conscience de classe. Les choses ne sont jamais très simples car, par exemple, - pour ce qui nous intéresse - il faut déjà être conscient d'un certain type de conscience de classe pour se considérer soi-même comme visant à dépasser le monde capitaliste dans lequel nous nous trouvons. Le membre de la classe dominante et satisfait de l'être, quant à lui, ne perçoit dans le fonctionnement structurel du capitalisme que quelques dysfonctionnements passagers, des "contrariétés" au sens courant et banal du terme. Dans l'opposition du prolétariat au système il sent bien une contradiction à l'oeuvre mais au sens où on lui "porterait la contradiction" au sein du débat "démocratique", "républicain" et non l'expression d'une contradiction structurelle et dynamique inhérente au mode de production capitaliste. Cette idée relève déjà d'une analyse critique de ce dernier faite par le mouvement communiste. Mais la critique à son tour si elle dispose d'outils d'analyse opératoires, efficaces ne saurait se passer non seulement de vérifications de ce qu'elle annonce (la situation catastrophique faite à l'homme par le capital témoigne pour elle) mais également de la mise en oeuvre de finalités qu'elle se propose d'atteindre réellement. Pour l'authentique mouvement révolutionnaire ces finalités sont vécues sous le mode du pas-encore. Historiquement ce pas-encore a fait l'objet de multiples et diverses voire contradictoires évaluations comme l'utopisme, le maximalisme, le possibilisme etc. ; autant de versions de l'espérance socialiste signifiant que la partie est loin d'être jouée.

   On pourrait voir dans cette situation un cas particulier de la confrontation plus générale du désir humain au réel. Chacun comprend que celui-ci ne se plie guère aisément à celui-là. Par voie de compensation le premier peut s'offrir des satisfactions substitutives. Le mode illusoire en est une. Néanmoins ce type d'explication doit être renversé car le désir humain ou même le simple besoin sont amplement modelés par l'histoire humaine et le développement des rapports sociaux. Le mode illusoire de compensation dont nous parlions ci-dessus peut, certes, être qualifié anthropologiquement de manière générale mais ne saurait échapper dans ses formulations symboliques aux conditions sociales et historiques qui l'ont fondamentalement produit. Ainsi en est-il du besoin de démocratie qui traduit bien l'aspiration de la majorité des hommes à participer à la sphère publique, à l'expression de propositions cohérentes quant à leur existence sociale mais besoin qui se trouve réellement contrarié par les contradictions à l'oeuvre au sein du système. Celui-ci ne peut en effet que procurer à ce besoin/désir qu'une satisfaction substitutive, purement formelle, à faible valeur symbolique d'ailleurs et dont la nature ne lui renverra que l'occasion de la perception plus ou moins aiguë de son impuissance réelle. Cette aspiration sociale ne peut donc être satisfaite : "Là où l'Etat politique est arrivé à son véritable épanouissement, l'homme mène, non seulement dans la pensée, dans la conscience mais dans la réalité, dans la vie, une existence double, céleste et terrestre, l'existence dans la communauté politique, où il se considère comme un être communautaire, et l'existence dans la société civile, où il travaille comme homme privé. [...] Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé." Marx. (3).

   Cela nous conduit à envisager l'impasse dans laquelle paraît être la lutte de la classe la plus nombreuse contre les mesures de "rigueur", dit plus clairement, d'exploitation croissante dont elle est victime. L'année écoulée aura été, partout en Europe, marquée par un gigantesque recul du niveau des conditions d'existence sociale et économique du prolétariat. La crise débutée aux Etats-Unis, qui n'était pas financière mais qui traduisait un appauvrissement de larges couches surendettées de la population, a frappé de plein fouet les pays européens dont les Etats vont faire payer les conséquences avant tout aux travailleurs. Malgré la réaction de ceux-ci, et en particulier en France durant l'automne, l'impuissance de la protestation (même les émeutes récentes en Grèce et en Angleterre ne changent rien à ce constat) a été largement vérifiée. Celle-ci est en effet amplement affublée de la panoplie démocratique. Utilisée du côté des gouvernants, elle leur permet d'affirmer la légitimité de leur action au nom de l'élection les ayant portés au pouvoir (et d'ailleurs même en pleine crise les élections locales çà et là n'ont rien bouleversé) et du côté de l'opposition de gauche, l'appel à la démocratie est revendiqué comme signifiant un moment du débat au sein de la vie publique ("la communauté politique" de Marx cité ci-dessus) dont ferait partie la protestation/procession circumanbulatoire urbaine. Qui ne voit que cela ne change absolument rien pour ce qui concerne le rapport de force dans la lutte des classes? Même les actions paraissant les plus radicales comme le blocage de dépôts de carburant et autres empêchements de circulation, si on y réfléchit bien, vont à l'encontre d'une lutte de classe efficace, qui elle, suppose que les travailleurs puissent entrer en contact entre eux en se déplaçant au cours des luttes. De là, l'importance symbolique, du propos d'Eric Cantona, relayé par un échauffement virtuel, concernant justement l'inefficacité des récents mouvements de grève et la nécessité de trouver autre chose afin de faire vaciller le système (retirer les dépôts d'argent dans les banques). Evidemment la proposition était vouée au fiasco mais ce qui est signifiant en la matière, c'est l'interrogation, certes posée de façon un peu malhabile, sur la force et la pérennité du capital, cause de l'impuissance des contestataires. Tant que la panoplie démocratique illusionnera, rien ne changera fondamentalement. La démocratie est l'arôme spirituel offert au citoyen, plongé par ailleurs jusqu'au cou dans la fange terrestre de la vie réelle aliénée. (4). L'Etat politique démocratique est fort de l'impuissance effective de l'homme privé livré à l'esclavage du travail salarié. "Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres... il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire... J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible ... pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple." Alexis de Tocqueville. De la démocratie en Amérique.

   En fait, le "pouvoir immense et tutélaire" s'élevant au-dessus des peuples à l'époque de la mondialisation en voie de parachèvement ne s'identifie plus totalement avec l'Etat politique de chaque nation. Actuellement, il représente les forces économiques se chargeant bien souvent de mettre au pas tout Etat récalcitrant à ses injonctions transnationales ou à celles de telle puissance étatique impérialiste dominante. L'Etat n'est alors plus que la courroie de transmission de ces dernières. La perte de souveraineté nationale et vraiment populaire est en conséquence le symbole même de l'impuissance démocratique nationale. Ou bien l'appareil étatique est lui-même à la pointe de la mise en léthargie de toute aspiration démocratique populaire. La plupart du temps la réalité effective de la situation constitue un dosage plus ou moins équilibré entre les deux pôles de ce schéma. Sous la pression de la nécessité matérielle, les travailleurs n'en continuent pas moins de pressentir que la solution au problème de leur condition d'exploités ne se situe pas dans le cadre de ce système. Mais l'expression de leur espérance est paralysée par le modèle dominant pratico-social de compréhension du monde. S'agit-il vraiment de revendiquer "plus de démocratie"? S'agit-il encore de participer à une forme de culture, de vie politique, hostile aux nouveaux besoins vitaux des hommes? Le recours à l'idée de démocratie est un recours à une performance verbale d'une forme de vie qui a produit tout ce qu'elle pouvait contenir de positif jusqu'ici. Cette forme d'existence sociale est devenue désormais largement délétère. Le prolétariat doit créer et recréer son langage de rupture avec le système capitaliste qui lui, de son côté, a amplement parachevé sa tâche de rupture, de séparation entre les particuliers, et entre les classes sociales. Il est hors de question de participer à sa tentative d'unification factice de la société par le "haut", l'Etat démocratique. Le prolétariat ne peut que mettre en branle ses propres organes de lutte, les conseils de travailleurs, afin de faire vivre sa démocratie. "C'est seulement [...] lorsque l'homme aura reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne retranchera donc plus de lui la force sociale sous l'aspect de la force politique ; c'est alors seulement que l'émancipation humaine sera accomplie." Marx. (5).

NOTES :

1) Avant-propos de la Critique de l'Economie politique. Oeuvres. Economie I. Ed. Gallimard. p.272.73.

2) Ibidem. p.273.

3) La Question juive. Ed. 10/18, 1968. p. 23-24, p.32, p.39-40.

4) Les capitalistes et leurs représentants gouvernementaux essaient de fourguer la camelotte démocratique dans le moindre recoin de la planète. A l'heure où nous écrivons c'est la Côte d'Ivoire qui fait l'objet de leur sollicitude, énième version de l'intervention impérialiste dans les affaires d'un Etat issu de la décolonisation et sensé être souverain. La version proposée ici est le modèle de l'alternance ayant valeur en soi. Le président Gbabgo ne plaît plus à la bourgeoisie internationale. Il n'est pas dans notre propos de valoriser particulièrement sa politique mais il avait probablement encore trop d'indépendance d'esprit envers les requins qui tentent de dépouiller son pays. Son rival issu du FMI a sans doute l'échine plus souple (soutenu qu'il est par Obama intervenu en personne auprès des autorités des pays d'Afrique de l'Ouest n'ayant pas encore lâché Gbagbo, notamment auprès du Ghana et par les rodomontades de l'atlantiste Sarkozy intervenant également en catimini auprès de Barroso pour que celui-ci fasse pression sur le lusophone Pedro Pires au Cap-Vert). La fureur propagandiste nous vante depuis des jours la validité d'élections dont il est à peu près certain qu'elles n'ont pas été "libres" dans le nord du pays vivant depuis des années dans une quasi sécession. Que dire des bétés appartenant à l'ethnie du président sortant, vivant reclus dans la peur lorsqu'ils résident dans le nord du pays? Pas un mot à ce sujet dans nos médias démocratiques. Mais l'impérialisme préfère mettre de l'huile sur le feu et le candidat du FMI ne risque rien à instrumentaliser quelques milliers de pauvres diables qu'il enverra se faire occire à sa place. Autre sujet de colère pour l'idéologie dominante : la récente réélection de Lukashenko à la tête du Bélarus, bastion résistant du socialisme, et dont nous nous réjouissons ouvertement sans complexe. Il est vrai que le bourgeois préfère les pays de l'Est (ainsi que toutes les destinations exotiques) où sévissent maffia, misère et trafic d'êtres humains et où il peut aller s'encanailler...

5) La Question juive. p.373. Oeuvres III. Philosophie. Ed. Gallimard.

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