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26/07/2011

Histoire critique du Marxisme

Une chronique sur le dernier livre de Costanzo Preve ( à paraitre dans le numéro 49 de la revue Rébellion). 

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Nous voici enfin dotés d'une traduction en français d'un livre important et récent (2007) du philosophe italien que nos lecteurs connaissent un peu à la suite d'un entretien qu'il nous avait accordé ainsi que par le compte rendu d'un de ses ouvrages, publié dans nos colonnes. Il s'agit dans cette étude d'interpréter l'immense phénomène historique appelé "marxisme" - terme ignoré par Marx, rappelons-le - dont on peut faire remonter le début à 1875, date de fondation du Parti social-démocrate allemand, et noter la fin en 1991 lors de la dissolution peu glorieuse de l'URSS dans l'alcool et le vomi. Notre camarade turinois applique à son objet d'étude la méthode marxienne elle-même, ce dont peu de marxistes se sont souciés de faire jusqu'à présent. En ce sens ce travail est une histoire "critique" au sens originel, philosophique, d'examen, d'évaluation et d'interprétation et non une simple recension de courants et d'auteurs qui pour intéressante qu'elle fût n'en serait pas moins interminable tout en manquant probablement l'essentiel. Car la question est bien de savoir si l'horizon du capital est indépassable. Bien sûr que non, malgré les échecs du "communisme" mais qu'il faut alors analyser sérieusement "sans se raconterd'histoire". On ne peut en imputer absolument la responsabilité à Marx - ce qui arrangerait bien les capitalistes et ses commis idéologues - qui laissa une oeuvre en chantier, avec par conséquent des incertitudes, des approximations bien compréhensibles sur le plan humain. Cela ne signifie pas qu'il existe un "vrai Marx" vers lequel il faudrait faire retour; depuis le temps qu'on le cherche quelqu'un l'aurait quand même peut-être exhumé. Il est plutôt utile d'avoir recours à une compréhension intelligente de ce qu'il a réellement écrit, et en particulier, comme nous le disions, en l'appliquant à l'histoire du mouvement révolutionnaire lui-même.

Il faut toujours débuter par la philosophie, telle est la conviction de l'auteur, car elle traite des principes sans lesquels on ne peut raisonnablement penser et se diriger vers un contenu de vérité. C'est déjà beaucoup dans un monde hostile par sa nature aliénée à toute réflexion authentique. Cela nous change un peu des élucubrations pressées des grands penseurs autoproclamés. quel est le modèle philosophique de l'époque précédant celle de Marx? Ce sera le modèle de la modernité, celui qui accompagnera la constitution du mode de production capitaliste et qui lamine tout sur son passage de nos jours. Il éliminera les modèles traditionalistes et contractualistes encore en concurrence avec lui au 18° siècle parce qu'il s'accorde au mieux avec l'économie politique; c'est l'utilitarisme. Le représentant le plus connu en Economie de ce courant philosophique de l'école écossaise est Adam Smith (on lit moins ses travaux philosophiques que son texte sur "la richesse des nations" de nos jours). L'économie est alors "désincorporée" des structures globales de la société pour devenir "souveraine", c'est le monothéisme de marché se justifiant chez Hume par la tendance naturelle de l'homme à échanger; "lecapitalisme est finalement fondé sur l'habitude" (p.63) et la critique de la métaphysique cartésienne par le penseur écossais (rejet de la substance individuelle pensante, du cogito) fait de l'homme "un flux de désir,d'aspirations et de décisions qui corresponde exactement au flux qui s'instaure entre le pôle de l'achat et celui de la vente" (p.63). En réalité, la critique de la métaphysique dogmatique à base de réflexion gnoséologique chez Hume fonde une nouvelle métaphysique de l'Economie politique moderne. Hegel en fut conscient et Marx fut probablement plus proche de ce dernier qu'il ne le crût. L'auteur tient à montrer que Marx ne créa pas un système mais simplement "un ensemblecohérent de concepts" (p.72), donc pas de doctrine achevée car il ne le voulut pas. Contre la vulgate marxiste, Preve rappelle l'influence de la conception de la liberté d'Epicure et de Spinoza sur le jeune philosophe de Trèves. Afin de montrer en quoi le marxisme fut une impasse, il faut réévaluer ce que ce dernier dit des sources et fondements de la pensée marxienne. Contrairement à ce qui a été écrit à ce sujet, le rapport à Hegel ne serait pas celui d'un renversement de sa dialectique remise sur pieds comme Marx l'écrivit hâtivement mais son application correcte à un nouvel objet c'est-à-dire "à la dynamique interne immanente [...] du mode deproduction capitaliste" (p.79). Son matérialisme n'est pas celui issu du 17° siècle dans sa version cartésienne de l'espace abstrait analogue à ce que sera l'espace du marché. Contre la thèse althussérienne rejetant le concept d'aliénation, résidu de l'idéalisme du jeune Marx, il faut au contraire montrer l'importance et l'originalité de la thèse marxienne élaborant le couple valeur/aliénation. (1). L'aliénation ne désigne pas la perte issue de la scission interne d'une totalité harmonieuse de l'Origine mais d'un point de vue anthropologique et ontologique, celle de son "être en possibilité" (héritage aristotélicien souvent oublié). Le prolétariat se voit ainsi investi - ce qui est certes problématique - d'une mission philosophique qui est, comme le disait Lukàcs, de réaliser le genre-pour-soi, effectuation des possibilités génériques de l'homme.

Le proto-marxisme (1875-1914) sera bien loin de saisir une telle problématique malgré le cerveau génial d'Engels encore ancré dans l'héritage classique du début du 19°siècle et dans la perspective révolutionnaire. Mais le vieux compagnon de Marx et surtout Kautsky ne pouvaient s'abstraire du contexte de l'époque, d'une "commettance indirecte" venant de la part d'une classe ouvrière allemande très organisée mais empêtrée dans sa subalternité sociale et qui se contentait plutôt d'une vision religieuse du monde qui lui sera effectivement fournie sous l'étiquette de marxisme. Théorie du reflet de la matière dans la pensée, conception plutôt positiviste de la philosophie, réduction de la dialectique à une méthode formelle, une économie politique de gauche (utilitarisme!) au lieu d'une critique de l'économie politique seront les ingrédients entrant dans le canon proto-marxiste. Celui-ci articulera finalement deux grands axes de pensée. Un modèle traditionnel de superposition entre "macrocosme naturel et microcosme humain" (p.123) d'une part et attribution à la temporalité historique d'une téléologie immanente foncièrement messianique, d'autre part. La première idée a été théorisée par la conception unitaire de la dialectique englobant le monde naturel et humain qui justifie ainsi la seconde par une vision nécessitariste du cours des choses et de l'histoire. Cela permettra à Kautsky de conserver "l'orthodoxie des fins", le socialisme au terme du processus historique, tout en acceptant les louvoiements qui seront propres à la dérive débouchant sur l'acceptation de la guerre en 1914. Parmi les penseurs qui réagiront contre cette tendance au réformisme, Lénine innova en substituant le Parti à la Classe qui ne pouvait s'élever à la hauteur de la conscience théorique des enjeux de l'époque. Avec le recul cela pose la question de l'impossibilté pour le prolétariat d'être une classe "intermodale" (propre à assurer le passage d'un mode de production à un autre) comme le fut la bourgeoisie ascendante. Aussi le marxisme intermédiaire (1914-1956) fut-il un "phénomène religieux" non pas dans un sens dépréciatif mais positif, puisqu'il permit non de construire le communisme qui n'est pas une construction mais de réaliser "une nouvelle société classiste inédite" (p.158) qui servira de transition au stade capitaliste actuel. Cette période est finement analysée grâce à une classification en trois courants marxistes nommés zélotes, pharisiens et esséniens, soit respectivement ceux conservant l'orthodoxie des fins mais s'adaptant cyniquement à tous les compromis (social-démocratie classique), puis ceux agissant réellement pour transformer le monde (staliniens et trotskistes) et enfin les plus fidèles à l'esprit marxien (communistes de conseils et tous les courants critiques de cet ordre). Cela ne délégitime pas, néanmoins, la révolution d'Octobre, réponse grandiose à la boucherie impérialiste de 14. L'auteur propose une interprétation de la période soviétique qui pourra paraître paradoxale, en se basant sur la thèse signalée de l'impossibilité pour le prolétariat d'être une classe intermodale : la transition au communisme échoua "non parce que la classe ouvrière aurait été 'expropriée' par une couche parasitaire de 'bureaucrates' la trahissant (interprétation trotskiste), mais précisément pour la raison opposée, c'est-à-dire par le fait que le prétendu 'stalinisme', nonobstant ses aspects totalitaires [...] fut historiquement le plus grand exemple dans l'histoire universelle d'une domination réelle de la classe ouvrière et prolétarienne, étant donné les conditions spatiales et temporelles d'alors". (p.186).

La période de "dissolution" du marxisme est celle du marxisme tardif (1956-1991) que Preve envisage sous l'angle philosophique (Sartre, Lukacs, Althusser) et politique (maoïsme, euro-communisme). Les trois philosophes cités s'affrontèrent au problème du dépassement de la vulgate marxiste ; les solutions envisagées s'avérèrent inopérantes néanmoins. Sartre tenta de réactualiser à sa façon l'idée d'une avant-garde sous le mode sujectiviste propre à sa conception de l'existentialisme, Althusser fit retour à l'épistémologie, version somme toute positiviste et refusa tout recours à l'analyse de l'aliénation de la généricité humaine. Le Lukacs de "l'Ontologie del'Être social" conçut un projet plus intéressant mais échoua sur une "limiteinfranchissable" en restant "enchaîné à la dichotomie de Engels(matérialisme/idéalisme) et à l'équation de Lénine (philosophe=idéologie)." (p.202). Quant au niveau politique, le marxisme tardif est avant tout marqué par l'expérience du maoïsme révolutionnaire, très importante sous l'aspect anti-impérialiste et anti-colonialiste. La réponse de Mao à la crise du marxisme, à la question de la force pouvant dépasser le mode de production capitaliste ne sera pas plus satisfaisante que les précédentes mais l'auteur pense que celui-ci avait cerné "l'essence du problème. Le péril d'une restauration capitaliste, en fait, ne se trouvait pas parmi les vieux démons de la vulgate marxiste intermédiaire (la petite production mercantile, les négociants privés, les paysans qui vendaient leurs quelques marchandises sur le marché, les petits-bourgeois qui croyaient à l'autonomie de la culture et de l'art et autres délires), mais résidait dans un lieu jusqu'alors soustrait à l'analyse théorique, c'est-à-dire le parti communiste." (p.210-11). A côté du chaos produit par certains aspects de la Révolution culturelle voisinèrent quelques lueurs proches de la pensée marxienne comme la critique des dockers de Shangaï : "à bas la néfaste théorie des forces productives". Le maoïsme occidental saisit correctement la mutation à l'oeuvre au sein des partis communistes traditionnels avec le développement en leur sein de structures prêtes à entrer au service "directement du grandcapital financier" mais il resta prisonnier de son conservatisme doctrinal. Quant à l'euro-communisme à la sauce italienne et la perestroïka de Gorbatchev, ils traduisirent la médiocrité du projet et des hommes le portant.

Comment analyser le phénomène ayant rendu impossible tout redressement révolutionnaire de cette situation? Tout d'abord la dynamique capitaliste n'a jamais été celle de l'intégration de la classe ouvrière comme l'affirmèrent certains esprits pressés mais au contraire celle de "la désintégration" vers l'individualisme, de la fin des identités collectives avec une recomposition orchestrée autour de niveaux de consommation inégaux et de formes de socialisation que nous pourrions appeler spectaculaires au sens de Debord. Par contre il y eut une intégration de la couche sociale des intellectuels (2) se servant peu justement de leur intellect... Ceux-ci se caractérisent par l'adoption d'une idéologie anti-bourgeoise (contre les valeurs traditionnelles) et super-capitaliste (libertarisme sociétal). En conséquence de ce double processus, les "couches politiques professionnelles communistes se sont trouvées sans base sociale [...] en caleçon le cul par terre." (p. 216).

Le dernier chapitre de l'ouvrage présente le dilemme irrésolu à ce jour d'une époque post-marxiste ou d'une refondation de celui-ci. L'auteur tient à écarter les illusions encore tenaces ; rien de positif ne sortira des partis de gauche, des groupes sectaires et fondamentalistes du marxisme ni du milieu universitaire, tous incapables d'innovation créatrice. Il faudra alors être attentif aux caractères essentiels du système capitaliste contemporain qui derrière le concept de mondialisation "acaché l'importance de l'intervention étatique en économie" (p. 241), à la complémentarité du capital industriel et financier, le second prenant le pas sur le premier et à la flexibilisation, précarisation, du travail salarié, véritable triomphe du modèle utilitariste et du processus d'individualisation capitaliste. Dans notre société règne désormais "le principe métaphysique de l'illimitation,plus exactement de la norme de l'accumulation illimitée du capital." (p. 245). Comment y résister? La référence sous-jacente à la critique du capitalisme pendant deux siècles, au sein du mouvement révolutionnaire, sous-jacente elle-même au canon marxiste, a été celle du droit naturel fondant l'idée de justice sociale.Toutefois, la base matérielle portant cette idée, les classes artisanales et paysannes en tant que communautés issues de la période pré-capitaliste sont en voie de liquidation achevée. Il est donc inutile de rêver de ce côté-là. Costanzo Preve indique quelques axes forts de la critique à mener concernant la domination impériale des Etats-Unis, économique, militaire et culturelle. La forte identité culturelle américaine d'un point de vue "darwinien" combine l'identité d'une aristocratie pré-bourgeoise protestante-puritaine dominante à celle d'une plèbe post-bourgeoise américanisée dominée (plébéisation sociale généralisée post-prolétarienne). L'auteur ne pense pas qu'une réponse monoclassiste à cette situation puisse être possible. "On peut peut-être attendre quelque chose des résistances politiques et culturelles à base nationale." (p. 260). On ne peut qu'approuver tout en continuant avec l'auteur de s'interroger sur l'issue communiste qui signifiera encore et toujours le dépassement de l'extranéation-manipulation-réification de la vie humaine.

L'ensemble est précédé d'une préface de Denis Collin et suivi d'une excellente postface d'André Tosel ouvrant des perspectives de réflexion à partir des travaux de Preve.

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NOTES:

1) A la traduction d'Entfremdung par "aliénation" nous préfèrerions la traduction par "extranéation" rendant mieux l'dée d'étrangeté et d'éloignement de l'activité, du produit de celle-ci et du lien social qui caractérise la position du prolétaire dans le monde capitaliste.

2) Cela n'est pas sans rappeler certains aspects de la critique énoncée par le polonais Jan Waclav Makhaïski au tournant des 19° et 20° siècle et pour lequel l'idéologie socialiste dissimulait les intérêts d'une classe ascendante, celle des travailleurs intellectuels, les "capitalistes du savoir" prêts à gérer le nouveau système à mettre en place. Une différence néanmoins avec notre temps, nos "intellectuels" sont bien plus incultes qu'alors et vivotent dans une bouillie médiatico-culturelle au sein de laquelle ils récoltent quelques subsides pécuniaires et de représentation spectaculaire que veut bien leur concéder le système afin de les occuper.

On peut lire de Makhaïski : le socialisme des intellectuels.Les Editions deParis. 2001. 332 p.

 

 

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