26/04/2015
Editorial de Jean Galié : le langage de la vie réelle
LISEZ ATTENTIVEMENT : "La production des idées, des représentations, de la conscience, est tout d'abord immédiatement entrelacée dans l'activité matérielle et les relations matérielles des hommes, dans le langage de la vie réelle. La représentation, la pensée, les relations spirituelles des hommes apparaissent encore ici comme l'émanation directe de leur comportement matériel." Karl Marx.
Comment, alors, se fait-il que l'expérience spontanément vécue de la conscience des hommes ne reconnaisse plus la source de ce qui l'irrigue? Dit autrement, comment se fait-il que la majorité des hommes ne soit plus guère capable que de reproduire ce que leur dicte la voix de son maître? Et souvent, alors même, que d'aucuns s'imaginent combattre le système qui les aliène. Pourtant les relations matérielles que les hommes produisent collectivement existent effectivement et tombent en partie sous leur sens. Quel est cet enchantement qui les fait disparaître à l'attention de leur conscience, à sa compréhension, au moment même où ils les créent et les entretiennent? En effet, dans le monde réel : "Comme l'homme ne vient pas au monde avec un miroir, ni en philosophe à la Fichte : Je suis moi, c'est tout d'abord dans un autre homme qu'il se mire lui-même. C'est seulement grâce à son rapport avec l'homme Paul comme avec un être semblable à lui-même que l'homme Pierre entre en rapport avec lui-même, comme avec un homme." (Marx).
Comment se fait-il que, dans ces conditions, l'homme contemporain soit à la recherche de repères, d'identité, dans une quête de communauté? En effet : "C'est parce qu'il s'est déjà vu lui-même dans les autres, et qu'il garde constamment en lui-même leur image sociale rémanente, que chacun se voit en soi-même, autrement dit dans cette image de son milieu social qu'il a acquise et porte maintenant en soi-même." (Tran Duc Thao) (1). Il s'ensuit que les conditions de possibilité d'exercice de la liberté de chacun ne peuvent être référées à l'exercice d'un libre arbitre absolu et encore moins aux fantaisies inhérentes à une conscience de nature solipsiste. La liberté est saisissable dans un contexte social d'alternative (communisme ou civilisation, par exemple) en ce sens que chaque sujet agit à partir du fond que constitue son image sociale intérieure. "C'est évidemment par son image idéale déposée en chaque sujet singulier par l'expérience de la réciprocité sociale dans la dialectique des signes que la communauté se dit elle-même dans le langage de ce sujet, langage auquel il se rapporte comme àson propre langage, en d'autres termes dont il a conscience comme étant son propre langage." (2). Le langage est l'être-là de la communauté, c'est sa force et aussi son pouvoir de persuasion.
LA CONSCIENCE EST ENTRELACEE DANS L'ACTIVITE MATERIELLE DES HOMMES! Celle-ci est exercée à travers des médiations complexes inhérentes aux rapports de production (en marche actuellement vers la domination du Capital absolu!). En raison de la contingence de nos situations singulières, nous n'occupons pas tous la même position au sein du complexe systémique social et nos perspectives théoriques et pratiques reflètent des angles de vue divergents. "Cette image sociale intérieure se répartit inégalement sur les divers groupes sociaux existants, avec une priorité déterminée pour le moment qui reflète le groupe social dominant, et elle s'objective, suivant la dialectique du devenir social, en des formes idéologiques fascinantes, où le sujet se reconnaît lui-même, et qui s'imposent ainsi à lui comme la loi intérieure de son être le plus profond." (3). Mais ici contingence n'est pas absolument opposée à nécessité, la liberté peut se reprendre au sein du déterminisme historique et social.
La question recoupe de nos jours, celle déjà signalée par divers auteurs, de la crise ou de la fin des idéologies, de l'ère post-moderne et de son monde impolitique, etc. De manière réaliste signalons la victoire du libéralisme sur ses autres concurrents, et pour paraphraser la dernière citation ci-dessus, libéralisme, idéologie fascinante (elle a de nouveaux masques!) pour le sujet aliéné à ses impératifs, à son axiomatique s'imposant à lui comme la loi intérieure de son être le plus profond, le coupant de toutes finalités d'agir autres qu'économiques, chacun sachant que pour le prolétaire, celles-ci se réduisent de plus en plus qu'à ne sauver sa peau. L'idée d'image sociale intérieure se réfractant, métaphoriquement (en attendant une analyse scientifique du phénomène toujours plus rigoureuse) dans un milieu plus ou moins transparent ou opaque, pourrait fournir la clef de compréhension du fait depuis longtemps signalé du mûrissement des conditions objectives de la mise à mort du capital homicide et désormais biocide, et de sa non coïncidence avec la prise de conscience et l'action corrélative d'un prolétariat potentiellement désigné comme étant l'agent, le sujet historique de ce verdict rédhibitoire. Le prolétariat n'a pu jusqu'à ce jour s'ériger en tant que figure historique du saut qualitatif intermodal vers le communisme (Costanzo Preve).
Nos perspectives :
a) Nous conservons pour la dépasser ( au sens de Aufheben) la figure du prolétariat (pour le dépasser) comme agent historique de la suppression du capital. Ce n'est pas de l'inconscience ou du dogmatisme, ni une version révolutionnaire de errare humanum est, perseverare diabolicum. Le vrai de la citation latine repose sur l'idée de l'incomplétude de la vérité, nous n'y sommes jamais immédiatement de plain-pied, mais également de notre capacité à retenir et à rectifier les impasses théoriques et pratiques du passé révolutionnaire. Nous tiendrons le langage d'un prolétariat se trouvant dans l'impossibilité de se reproduire indéfiniment en tant que prolétariat, comme marchandise humaine salariée. Les antagonismes sociaux nous y contraignent, leurs collisions nous y incitent.
b) Nous articulons ce discours avec les concepts de la langue géopolitique lorsque cela s'avère nécessaire, utile, cas de la dénonciation du Tafta, par exemple, dans le contexte du devenir monde du capital absolu. Cela constitue un moment important, mais non suffisant, de notre lutte sur le plan tactique : jouer la périphérie contre le centre, le cœur de la stratégie atlantiste.
c) Nous tenons compte de la thèse selon laquelle "le libéralisme, position idéologique, devient le seul contenu de l'existant social et technologique présent, il ne s'agit déjà plus d'une 'idéologie', il s'agit d'un fait existant, il s'agit de l'ordre des choses 'objectif', qu'il n'est pas simplement difficile mais absurde de contester. Le libéralisme à l'époque du postmoderne passe de la sphère du sujet à la sphère de l'objet. Cela conduira à terme au remplacement complet de la réalité par la virtualité." (Alexandre Douguine) (4). En effet, l'idéologie libérale s'évanouit en tant que paradigme politique, théorie politique mobilisatrice, mais c'est parce que le système devenu autoréférentiel donne une certaine réalité (dans la sphère virtuelle!) à son autonomisation à l'égard des conditions matérielles de sa reproduction. La valeur semble s'engendrer d'elle-même (autonomisation du capital fictif) assurant, semble-t-il la pérennité du système. De là, les "théories" sur la gouvernance dont la fonction serait de veiller au chevet des lois économiques et des règles de gestion des flux financiers, le tout sous la houlette du respect des droits de l'homme.
Nous voici confrontés à la situation, inédite dans le cours de l'histoire humaine, par laquelle l'ensemble de l'humanité se trouve dominée par l'ensemble de la totalité de ses conditions d'existence matérielle lui faisant face en tant que produites par son activité aliénée au règne du capital. La conscience des hommes ne peut alors, immédiatement que refléter en grande partie, à titre d'image sociale intérieure que la réalité de cette réification. Comment se saisir sur le plan de la conscience "subjective" propre à une force collective agissant pratiquement, de la possibilité d'aller au delà de la réalité du capital? La nouvelle image sociale intérieure devrait rendre compte de l'alternative hamlétienne : être ou ne pas être, c'est-à-dire être asservi à la réification marchandisée globale ou ne plus l'être afin d'être authentiquement. Le levier de cette nouvelle esquisse imaginale réside dans une extériorité théorique et pratique à l'égard des "geôles occidentales", basée sur le socle de la critique de la puissance manipulatrice du capital technomorphe et de la soumission existentielle à ses impératifs d'exploitation. Le système ne saurait être régulé et amendé, cela est le langage de la vie réelle.
Jean Galié.
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18/02/2015
Sortie du numéro 68 de la revue Rébellion
Au sommaire du numéro 68 de la revue Rébellion :
Editorial de Jean Galié : Faut-il lutter contre le TAFTA ?
DOSSIER REPRESSION
Affaire Charlie : Je suis Rébellion
La prison : miroir de la société capitaliste ?
La Nouvelle Théologie Libérale par Pierre Lucius
MEMOIRE OUVRIERE
Actualité de G. Sorel par David L'Epée
Le Syndicalisme révolutionnaire ( 1895-1914) par Guillaume Le Carbonel
Les belles heures de la CGT ( 1895-1908) par Guillaume Le Carbonel
Le Cercle Proudhon : l'esprit révolutionnaire français
Entretien avec Pierre de Brague
CULTURE
Au service de l'Eurasie : L'Union des Artistes Eurasistes par le Baron Von S.
LIVRE
La France Périphérique par Michel Thibault
Commande 4 euros ( port compris) : Rébellion c/o RSE BP 62124 31020 TOULOUSE cedex 02
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12/02/2015
Rébellion 68 : L'Editorial de Jean Galié
EDITORIAL EN GUISE DIALOGIQUE. FAUT-IL LUTTER CONTRE LE TAFTA ?
Nous avons reçu d'une lectrice le texte suivant auquel nous répondons ci-après : "Qu'il s’agisse de gens de gauche, d’extrême gauche, d’extrême droite ou d’ailleurs, plusieurs voix s’élèvent actuellement contre le Transatlantic Free Trade Area (TAFTA), c’est-à-dire le traité de libre échange entre l’Union Européenne et les Etats-Unis. Cette contestation a même donné lieu à une manifestation, dernièrement, dans quelques villes de France. Dans les médias, en revanche, c’est le grand silence (ou presque).
Et pour cause ! Ce traité, en effet, a de quoi faire peur. Il représente en quelque sorte le stade ultime de l’assujettissement économique de l’Europe aux Etats-Unis ou, en d’autres termes, la mort de l’Europe sur le plan social et économique : suppression de tout ce qui entrave la libre concurrence des activités de service, comme la santé et l’éducation, l’eau, l’énergie, la recherche, les transports, la sécurité sociale, les services financiers, les assurances… Bref, une lente privatisation des services publics au profit de grandes firmes multinationales. Et ne parlons pas de la suppression des tarifs douaniers qui provoquera une catastrophe majeure dans le monde agricole !...
Mais ne soyons pas dupes ! Ce traité est le fruit d’une politique de « rouleau compresseur », mise en marche depuis longtemps : 1990, première déclaration transatlantique entre les Etats-Unis et l’Europe, mai 1998, signature du premier partenariat économique transatlantique, juin 2005, sommet américano-européen, avril 2007, création du « Conseil économique transatlantique », février 2009, le Parlement européen entérine l’idée d’un grand marché transatlantique, juin 2013, mandat est donné par les Etats membres de l’Union Européenne pour négocier avec les Etats-Unis la création d’un grand marché commun transatlantique… A ce titre, les propos tenus par David Rockefeller, à Newsweek, le 1er février 1999 sont d’une grande limpidité : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l’entité adéquate pour le faire. » Mais, en 1848, les propos de K. Marx étaient eux aussi d’une grande limpidité : « Les pouvoirs publics modernes ne sont qu’un comité qui administre les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. »…
La création de ce grand marché transatlantique permettrait, nous dit-on, d’obtenir une augmentation conséquente des revenus pour les ménages européens d’ici quelques années… Tout compte fait, le TAFTA est un peu le cheval de Troie du mondialisme.
Mais, au final, quelle importance ? Oui, quelle importance que l’Europe finisse sous tutelle des Etats-Unis ? Pourquoi devrions-nous choisir entre une Europe libre d’échanger, c’est-à-dire libre d’exploiter comme elle l’entend tous les prolétaires que nous sommes et une Europe soumise aux dictats américains, simplement obligée d’adapter sa méthode d’exploitation à celle des USA ?!....
Au bout du compte, le résultat sera le même : la marchandisation des hommes… car le Capital n’a pas d’autre but : « La production ne produit pas l’homme seulement en tant que marchandise, l’homme défini comme marchandise, elle le produit, conformément à cette définition, comme un être déshumanisé aussi bien intellectuellement que physiquement – immoralité, dégénérescence, abrutissement de ouvriers et des capitalistes. Son produit est la marchandise douée de conscience de soi et d’activité propre…la marchandise humaine… » (K. Marx. Manuscrits de 1844)
Le choix à faire se situe donc ailleurs… Il ne s’agit pas d ‘améliorer ou de conserver ce qui est, ce qui a été et qui, de toute façon, sera perdu à court ou à moyen terme, il s’agit de regarder devant nous, de se donner les moyens de bâtir un monde débarrassé de l’argent et de tous ses corollaires.
Il ne faut pas perdre de vue que la concentration des capitaux est non seulement inévitable, mais indispensable au capital et fondamentalement nécessaire au renversement de ce monde : « Corrélativement à cette centralisation , à l’expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent sur une échelle toujours croissante l’application de la science à la technique, l’exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de l’outil en instruments puissants seulement par l’usage commun, partant l’économie des moyens de production, l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel, d’où le caractère international imprimé au régime capitaliste. » (Le Capital, livre premier, 1867). Le TAFTA correspond donc pleinement et intrinsèquement à la course folle du mode de production capitaliste. S’y opposer ne nous libérera nullement de l’asservissement pitoyable auquel nous sommes réduits. D’évidence, la seule véritable lutte à mener, c’est de détruire ce qui nous empêche de vivre…" Lisa
Commentaire de Jean Galié :
Voici un texte limpide dans son expression et qui a l'insigne mérite de la radicalité tout en contribuant à un questionnement réel concernant les positions que doivent adopter les révolutionnaires engagés sur la voie de la sortie du règne despotique du capital.
Il est exact d'affirmer que nous n'avons pas à choisir entre deux composantes du capital mondial ; la logique inhérente au mode de production capitaliste se concrétisera peu ou prou, et dans l'état présent des choses on ne voit guère comment le TAFTA ne serait pas appliqué, nonobstant le fait que des oppositions au sein des diverses fractions du capital pourrait ralentir ce processus. Néanmoins, il ne faut pas s'attendre, dans l'immédiat, à ce que des tensions inter-impérialistes, au sein du monde occidental, fassent capoter cette dynamique d'extension et d'intensification de l'exploitation des prolétaires autour du projet en jeu. Les exigences géopolitiques et stratégiques imposent une uniformisation atlantiste à ce qui fait office de bloc occidental face aux autres aires géopolitiques concurrentes.
De surcroît, il est actuellement inenvisageable de voir les prolétaires européens se dresser comme un seul homme contre la mise en œuvre du projet scélérat, ne cultivons pas d'illusions à cet égard, l'offensive contre le capitalisme n'est malheureusement pas d'une ampleur suffisante actuellement.
Pour autant, nous avons toujours pensé que même si les luttes à caractère économique des travailleurs ne pouvaient remettre en question le règne du capital, qui reprend d'une main ce qu'il a concédé d'une autre, il n'en était pas moins nécessaire de combattre l'exploitation et de ne pas se laisser tondre la laine sur le dos. Au cours de ce combat il est possible de forger des moyens de lutte et d'unification face à la classe dominante. Ce sont aussi des moments où peut émerger chez les travailleurs, la conscience que la vie réduite aux exigences économiques du taux de profit est une impasse pour l'humanité.
En conséquence, il nous paraît pertinent de dénoncer le TAFTA, pour des raisons essentiellement tactiques, en les articulant à l'axe majeur de remise en question du capital dans sa globalité. Chaque fois que les prolétaires luttent contre une initiative de celui-ci, ils font bien car ils formulent leurs exigences en n'étant plus seulement des instruments passifs, des forces de travail à disposition du procès de valorisation. Toute l'histoire du mouvement ouvrier est celle de cette résistance. Il faut, certes, aller plus loin mais l'indifférentisme ne saurait être ici de mise. A l'inverse, nous savons que l'opportunisme réformiste n'est qu'une façon de nous faire acquiescer à notre aliénation. Il est donc hors de question de se rallier à ses mots d'ordre tendant à moraliser le capitalisme.
Alors "quelle importance que l'Europe finisse sous tutelle des Etats-Unis?" Pourquoi s'opposer au TAFTA? Non pas parce que c'est le TAFTA en soi! Mais bien parce qu'il est une médiation concrète dans le devenir du capital à son concept absolu, c'est-à-dire à la concrétisation du capital absolu. Celui-ci, comme l'a montré Costanzo Preve, est un phénomène culturel global (1) qui mène une guerre sans merci afin d'éradiquer toute substance humaine faisant obstacle à la marchandisation du monde.
Tout ce qui est culture au sens large n'est pas réductible à l'existence des sociétés de classe au cours de l'histoire. Les représentations mentales, les langues qui les ont rendues possibles, par exemple, bien que marquées par cette existence, ne sont pas déterminées absolument par celle-ci, ne serait-ce que parce qu'elles lui sont préexistantes. Mais même durant le processus historique, elles sont l'expression de la vie commune, de sa créativité (parfois rebelle) et de ses racines populaires.
C'est cela que la capital absolu ne saurait tolérer dans sa dynamique - impossible et contradictoire - tendant à se délester de toute pesanteur humaine dans sa corporéité sensible. N'oublions pas que la marchandise est "une chose sensible suprasensible" (Marx).
Le TAFTA est l'ensemble des relations humaines devenues extérieures à leurs agents productifs, réifiées dans l'expression juridico-économique d'un traité à usage capitalistique. Application, un exemple : l'anglais banalisé à finalité mercatique (nous n'avons rien contre Shakespeare ou William Blake!) doit se substituer aux langues vernaculaires du continent européen (ceci est soigneusement mis en œuvre dans l'Education nationale où l'on apprend à obéir à la voix de son maître sous surveillance européiste bruxelloise!) comme lieu et lien spirituels de l'expérience traditionnelle communautaire des peuples européens. C'est pour cette raison que l'Europe ne doit pas tomber sous tutelle étasunienne (2) afin que nous ne soyons pas noyés dans un magma post-prolétarien renvoyant le changement social aux calendes grecques. Nous ne disposons que de peu de temps à cet effet.
A chaque instant le capital gagne en force (au sein même de son processus de décomposition affectant tout lien social), travaille à affermir ses assises en manipulant la terre et tout le vivant, jusqu'au génome des espèces. Pour "détruire ce qui nous empêche de vivre", il est nécessaire de le faire hic et nunc et non pas dans un ailleurs et un futur improbables où tout sera plié... Ceci n'est pas de l'immédiatisme mais relève de la simple évidence selon laquelle seul l'instant présent nous appartient si tant est que l'on essaie de le penser et d'y agir.
Si l'on se retire sur l'Aventin afin de ne pas participer, avec raison, aux manœuvres de l'ennemi (cirque démocratiste), ce n'est pas pour le regarder agir mais pour le canarder! Aussi, ne peut-on à la fois constater que le TAFTA "a de quoi faire peur" et dire qu'au final cela n'a que peu d'importance. Combattre ce traité n'équivaut pas à s'arrimer à la queue de la classe dominante européenne qui, de toute façon, ne manifeste aucune velléité d'indépendance à l'égard de son maître atlantiste. Par contre, il est nécessaire de donner un contenu autonome, par rapport à l'idéologie capitaliste, à la critique que nous faisons du TAFTA. Celle-ci manifestera les objectifs propres aux forces visant "un monde débarrassé de l'argent et de tous ses corollaires". La dénonciation du traité est un moment essentiel dans la lutte pour accéder à cet au delà du fétichisme de la marchandise.
NOTES :
1) "Il n'a jamais existé dans l'histoire de guerre culturelle comme celle qui suit son cours [...] Comment peut-on imaginer qu'on puisse participer au conflit politico-culturel le plus immense - parce qu'il est globalisé - de toute l'histoire, sans passer par la résistance à une nouvelle inquisition omniprésente? Celui qui le croit et se retire, horrifié du danger de contamination, se met lui-même décidément hors de l'histoire." Costanzo Preve. La quatrième guerre mondiale. p. 210.11.12. Ed. Astrée.
2) " En tant qu'il est 'géopolitique', l'empire des Etats-Unis tend à dominer militairement le monde entier par un usage combiné des bases militaires contrôlant certains territoires, et des forces terrestres, maritimes, et aériennes. En tant qu'il est 'culturel', il vise à imposer de plus en plus profondément une grammaire mondiale unifiée des formes de vie, et d'une colonisation générale etsystématique de la vie quotidienne de ses 'sujets-usagers' ". Ibid. p. 169.
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13/12/2014
Sortie du numéro 67 : Rupture Politique et Ecologie
Editorial de Jean Galié : la démocratie contre la botanique
SOCIETE
L'amour , un bien de consommation comme un autre ?
( Marie Chancel)
RUPTURE POLITIQUE
En finir avec les illusions de la démocratie
L'utopie réformiste ( Julius)
Analyse du cas Besancenot ( Charles Robin)
ECOLOGIE
Une révolution silencieuse ( Stéphane C.)
Une brève histoire de l'écologie politique ( Marie Chancel)
L'écologie politique comme phénomène révolutionnaire
( Guillaume Le Carbonel)
CHRONIQUES LIVRES
CULTURE
Musique Folk : accords populaires et dissidents ( Dazibao)
Le rock français, un patrimoine à redécouvrir ( GC)
Commande 4 euros ( port compris) : Rébellion c/o RSE BP 62124 31020 TOULOUSE cedex 02
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08/12/2014
LUCIAN BLAGA, PHILOSOPHE DE L’ENRACINEMENT ET DE LA TRANSCENDANCE.
« D’autres, par leur lumière, étouffent la magie de l’insondable, dissimulé
au cœur des ténèbres, mais moi,
oui moi, j’accrois de ma lumière les arcanes du monde… »
Lucian Blaga. Extrait d’un poème intitulé : « Je n’écrase pas, moi, la corolle de merveilles du monde… »
S’il est vrai que la philosophie est la « science de l’universel » (Aristote), la « science du tout du monde, de l’unique totalité qui embrasse tout ce qui est » (Husserl), il est également pertinent de dire que cette attitude à l’égard du monde, ce style de création spirituelle, a un lieu de naissance : la Grèce du VII° au VI° siècle avant J.C. Cet enracinement de la philosophie chez les Hellènes a ceci de particulier qu’il a donné naissance à l’Europe.
Entendons avec Husserl que l’Europe a « un lieu spirituel de naissance », caractéristique de l’humanité européenne, de sa figure culturelle reposant sur des principes propres, et différente des sagesses d’autres civilisations.
« Seule la philosophie grecque conduit, par un développement propre, à une science en forme de théorie infinie » (Husserl) dont la mathématique est le modèle originel avec son corrélat de Raison universelle, raison de laquelle toutes les intelligences peuvent participer pour peu qu’elles puissent s’accorder sur quelques principes fondamentaux de logique voire de morale. La destination de cette logique révèlera sa nature à travers le projet cartésien et leibnizien d’une « mathématique » ou « caractéristique universelle » dont le formalisme logico-mathématique et son application dans le monde informatique sont les rejetons ainsi que l’instrumentalisation technico-scientifique de la nature.
Cela est-il l’aboutissement nécessaire du projet rationaliste de la philosophie ? Sur le plan éthique et politique, la rationalité philosophique ne peut-elle accoucher que d’un sens « cosmopolite » (Kant) dont le mondialisme et l’idéologie droit-de-l’hommiste seraient l’ultime figure ?
Dans la lignée de grands auteurs réticents à l’universalisme abstrait comme Kierkegaard (thème de la subjectivité et de l’authenticité), Schopenhauer (thème du vouloir vivre et de la vision concrètement tragique de l’existence), Nietzsche (critique des arrière mondes), ou Heidegger (l’enracinement dans la profondeur de l’être), le philosophe roumain, également poète et dramaturge, Lucian Blaga propose une réflexion exemplaire sur l’homme comme créateur de culture inséparable de son ethnicité.
En ce sens, la démarche du philosophe (rationnelle et donc communicable dans les termes de l’universel) s’enracine dans la pensée du particulier, donc de l’existence créatrice et concrète des peuples, tout en donnant un modèle d’analyse de l’identité roumaine hostile à la modernité.
Un philosophe roumain
L’existence de Lucian Blaga épouse les contours des bouleversements politiques affectant l’Europe centrale et orientale au cours du XX° siècle. Né à Lacram, village de Transylvanie appartenant à l’Empire austro-hongrois jusqu’à son démembrement à la fin de la première guerre mondiale, il étudia à Vienne où il se familiarisa avec la pensée germanique avant de venir enseigner à l’université de Cluj, chef-lieu de la Transylvanie où il décèdera en 1961 à la suite de mauvais traitements infligés par la Securitate.
La maturation de son œuvre, en particulier la production d’une métaphysique de la culture, s’accomplit durant la période agitée de l’entre-deux guerres en Roumanie. Le régime monarchique particulièrement corrompu du pays fait face à la fois à l’agitation communiste et à celle des nationalistes dont la célèbre Garde de fer du capitaine Corneliu Zelea Codreanu qui sera assassiné, ainsi que de nombreux légionnaires, à la suite des ordres donnés par le roi Carol de Roumanie en 1938. Par sa Weltanschauung, Blaga participe d’un mouvement de recherche d’une spiritualité propre à la Roumanie (certains pensent qu’il a pu marquer l’esprit de Codreanu (1)) dont se faisaient l’écho, par exemple, le professeur d’économie A.C. Cuza, le philosophe Nae Ionesco, des penseurs plus connus chez nous comme Mircea Eliade, Emil Cioran ou l’écrivain Panaït Istrati, recherche qui accompagnait paradoxalement la lutte politique parfois très violente.
L’attachement à la conscience mythique et métaphysique du peuple roumain unit la plupart de ces penseurs. Blaga étudiera la structure spirituelle de l’homme du village archaïque roumain lorsqu’il prononcera son discours de réception à l’Académie de Roumanie le 5 juin 1937,connu et publié sous le titre Eloge du village roumain. S’adressant à la mémoire de ses contemporains, il y évoquera « la mythologie et la métaphysique » qui « constituaient l’encadrement naturel et spontané du village » (texte intégré dans Trilogie de la culture). Il ajoutera que le but de ses études de philosophie de la culture est « de mettre en relief les aspects ou catégories stylistiques de la vie et de l’esprit de notre peuple ». Venant d’un horizon opposé sur le plan politique, l’écrivain socialiste et révolutionnaire Panaït Istrati, auteur entre autre, d’un livre extrêmement critique à l’égard de l’URSS, Vers l’autre flamme, après seize mois en Urss. 1927.1928 accordera à la fin de sa vie la même attention à la défense du paysan roumain grugé par la bourgeoisie cosmopolite : « Ce n’est pas le paysan roumain, malgré sa triste servitude de toujours, qui soupire après le régime d’outre-Dniestr. Ce sont plutôt certains intellectuels en mal de célébrité, tous nourris à l’auge bourgeoise » (2).
La spécificité de Blaga réside dans l’inscription de cette défense au sein d’une œuvre philosophique impressionnante. Œuvre qu’il poursuivra après la libération du pays par les soviétiques et l’instauration du régime socialiste. Il enseignera à Cluj jusqu’en 1948. A partir de cette date, de terribles persécutions contre des opposants roumains ou supposés tels s’intensifient (3), le philosophe est marginalisé, devient bibliothécaire en 1953, est démissionné en 1959 de cette fonction pour être incarcéré à plusieurs reprises dès le mois d’avril de cette année et les années suivantes. Il publie des articles dans le journal du parti en 1960, qui sous une apparente apologie du système constituent une satire discrète. Il paiera de sa vie cette liberté d’esprit et décèdera le 6 mai 1961 d’une fracture de la colonne vertébrale causée par ses tortionnaires.
Une métaphysique de la culture
Le philosophe roumain a composé cinq trilogies dont trois (Trilogie de la connaissance, Trilogie de la culture et Trilogie des valeurs) furent publiées de son vivant et deux publiées partiellement (Trilogie cosmologique et Trilogie pragmatique). Il n’est pas de notre ressort d’évoquer l’ensemble de ce travail. Nous rendrons compte –très partiellement- de quelques axes de la pensée de l’auteur, principalement dans Trilogie de la culture, pouvant intéresser le lecteur s’interrogeant sur les sources de l’identité européenne, ici la singularité culturelle roumaine
La théorie de Blaga établit une relation entre l’universel et le particulier, l’enseignement abstrait et l’étude concrète et vérificatrice. Elle « met en lumière non seulement les structures de l’être humain mais aussi ses modes existentiels ». L’étude des premières relève d’une ancienne préoccupation philosophique concernant la structure de l’esprit conscient mais aussi de l’inconscient dans ses rapports avec ce dernier (4). L’analyse des seconds met en relief les spécificités ethniques et culturelles de l’homme, tout en illustrant sa créativité et son mode ontologique d’existence.
Le phénomène du style
Concernant les structures de l’être humain, le philosophe affirme que « les catégories de l’intelligence forment, d’une manière générale et quelque peu approximative, un patrimoine commun et invariable de l’humanité tout entière à travers le temps et l’espace –alors que les catégories stylistiques de l’inconscient qui composent un champ ou matrice stylistique, tout en étant également présentes dans l’esprit de chaque homme ont tendance à se différencier ; elles présentent une variabilité immense aussi bien dans l’espace géographique que dans le temps historique de l’humanité, car elles changent d’une collectivité à l’autre , voire, exceptionnellement, d’un individu à l’autre ». En d’autres termes, pour connaître le monde, l’esprit conscient dispose d’un certain nombre de catégories (par exemple la relation de causalité à l’œuvre dans de nombreux raisonnements) communes à tous les esprits et dont témoigne l’existence des vérités objectives.
Mais, par ailleurs, « l’esprit inconscient » dispose d’un complexe de fonctions catégorielles inconscientes, propre à tel ou tel ensemble etnico-culturel, permettant à celui-ci de concevoir et de vivre l’existence à travers telle ou telle « matrice stylistique ». Ainsi peut-on parler de champ stylistique de l’esprit européen occidental, et à l’intérieur de celui-ci d’esprits, régionaux, nationaux, locaux. Par exemple, l’esprit européen oriental, s’identifie à l’Europe orthodoxe et byzantine. Mais on peut remonter encore plus loin en cherchant des facteurs ethniques. Blaga émettra ainsi l’hypothèse d’un héritage scythe dans le naturalisme artistique russe ! De cette façon, certains particularismes ethnico-culturels seraient explicables. Des déterminismes strictement biologiques ne sauraient rendre compte efficacement de ceux-ci. Sur ce point, l’auteur rejoint Julius Evola dans son analyse des erreurs du racialisme biologique tout comme dans sa critique du concept freudien ou jungien de l’inconscient. L’homme est à la fois corps, âme et esprit. Evola reprenant la Tradition métaphysique, établit une hiérarchie allant du corps à l’esprit, celui-ci représentant le Noûs chez les Grecs, par exemple, c’est-à-dire la partie supérieure de l’âme. Blaga, dans une conception un peu différente, distingue âme inconsciente d’esprit inconscient. Freud n’a reconnu que la première ; en ce sens il n’a fait preuve d’aucune originalité puisque Platon en parlait déjà. L’Orphisme également ; tout homme sur le chemin de l’initiation entrait en contact avec cet univers chaotique afin de le transcender, de le purifier. Freud, dans un esprit d’inversion, a invité l’homme moderne à le côtoyer afin de s’y perdre. Il « ne nous a parlé que de cloaca maxima ». Le réductionnisme freudien fait dériver le supérieur de l’inférieur, ignorant superbement tout phénomène de libération à l’égard du monde conditionné et de « Surconscience » comme le dit Evola.
Blaga, quant à lui, définit une « noologie abyssale », une étude des catégories de l’inconscient créateur, créateur d’ordre à l’opposé du chaos animique pouvant prendre le dessus chez certains hommes ou certains peuples parfois… l’inconscient peut donc être cosmotique, c’est-à-dire créateur d’ordre, d’organisation avec ses formes cognitives particulières, de hiérarchie avec telle ou telle marque axiologique (par exemple, l’artiste européen valorise l’infini cosmique alors que l’artiste hindou choisit l’opposé en valorisant l’infiniment petit).
L’esprit inconscient alimente donc le phénomène dominant de la culture, le style, milieu permanent où nous vivons impliquant les divers horizons, accents, attitudes des peuples, tous les domaines de leur activité. Cet inconscient a une « personance », « propriété qui permet à l’inconscient de pénétrer avec ses structures, ses ondes et ses contenus jusque sous les voûtes de la conscience », un peu à la manière de cordes vibrant en sympathie lorsque d’autres cordes vibrent directement au contact de l’archet. Ainsi, la structure stylistique d’un individu ou d’un peuple porte l’empreinte d’un complexe inconscient appelé par Blaga « matrice stylistique ». Cette idée est minutieusement exposée par l’auteur qui en dégage les facteurs dominants. Ceux-ci expliqueront les effets modeleurs de la matrice stylistique sur les œuvres d’art, conceptions métaphysiques, doctrines scientifiques, conceptions éthiques, sociales… Ce sont les déterminants suivants :
-l’horizon spatial (infini, espace-voûte, plan…).
-l’horizon temporel (temps-jaillissement, cascade, fleuve).
-la marque axiologique (affirmative, négative, neutre).
-l’attitude anabasique, catabasique, neutre.
-l’aspiration formative (à l’individuel, au type, à l’élément primordial).
Sans pouvoir analyser ici dans le détail ce qui fait l’objet de longs développements dans Trilogie de la culture, on perçoit très bien la richesse des combinaisons possibles entre ces différentes catégories abyssales ou catégories de l’inconscient. Par ailleurs, chaque élément lui-même, est repérable comme porteur d’une conception ethnique et culturelle plus ou moins particulière. Par exemple, le type temporel du temps-jaillissement est vécu comme une ascension sans limites, quel que soit son contenu évènementiel.
Ainsi, « le temps-jaillissement nous apparaîtra comme arrière-plan ou perspective secrète de la culture et de la religion hébraïques mais également comme fond de diverses métaphysiques européennes… L’heure du Messie a été prédite parce que le Juif, de par ses tendances intrinsèques et de par sa structure spirituelle inconsciente, est nettement orienté vers l’avenir, le juif s’est créé un horizon temporel ascendant en concordance avec ses données spirituelles inconscientes ».
L’évolutionnisme darwinien, l’hégélianisme, le positivisme, un certain marxisme participent du même modèle temporel. Ajoutons qu’il existe, historiquement, des combinaisons possibles entre les diverses visions temporelles tant sur le plan des philosophies de l’histoire que sur celui des cosmogonies ou des théories scientifiques. Mais certaines visions sont incompatibles entre elles. Le temps-cascade met l’accent sur la dimension du passé (à l’opposé du temps-jaillissement), le temps est éloignement par rapport à l’origine, il est dévalorisation (ou temps inversé comme dans le mythe du Politique de Platon). Ou bien lorsqu’ « Evola conçoit, à partir de souvenirs mythologiques, un âge d’or d’une humanité boréale à la spiritualité solaire et d’un caractère magnifique et viril ». Il faut toujours concevoir ces structures inconscientes comme étant l’essence même des peuples et de leurs cultures. Ainsi, l’horizon spatio-temporel inconscient européen marque d’une valeur positive, conquérante, sa présence au monde. Il en résulte un sens accordé à la vie d’où dérive directement un sentiment particulier du destin : « Par tout ce qu’il accomplit, par chaque acte, par chaque pas et chaque mouvement important dans son horizon infini, l’esprit européen éprouve une impression d’avancement de déroulement presque agressif, d’expédition conquérante. Le sentiment européen du destin est donc de nature anabasique… Toute l’histoire de l’Européen avec ses croisades et ses colonisations, avec la découverte des éléments, avec ses inépuisables inventions de styles et de modes, constitue l’éloquent témoignage de ce lien destinal, dont le champ d’exercice couvre plusieurs continents et quantités de siècles ». On comparera cette évocation à l’attitude opposée dite catabasique, de l’âme indienne qui manifeste quant à elle un mouvement de « retrait de l’horizon ». Sa vie dans le monde repose sur un sentiment d’abandon, traduite par une éthique d’abstraction, qu’expriment aussi bien sa métaphysique que son art.
Le dernier facteur de toute matrice stylistique étudié par Blaga est l’aspiration formative. L’appétit de la forme est inhérent à toute création humaine. Pas une seule chose techniquement réalisée ou simplement imaginée qui ne porte l’empreinte d’une forme possédant sa propre logique. En effet, l’homme ne se contente pas de ce que la nature lui offre à titre de formes. L’aspiration formative produit non seulement des formes mais les développe aussi de manière spécifique au génie d’un peuple. Par exemple, pour ce que l’auteur appelle « aspiration au type », l’ancienne culture grecque nous offre une illustration éloquente :
« Plongeant ses racines jusque dans la protohistoire, elle devient, à partir des temps homériques, de plus en plus dominante, pour culminer à l’époque du platonisme. Débarrassée des scories telluriques et chaotiques du commencement, l’aspiration au type se fortifie peu à peu jusqu’à parvenir, avec les œuvres de Sophocle, Praxitèle ou Platon, à une magnificence inégalable […] La plastique des divinités idéales représentant autour de types purs et harmonieusement articulés de formes essentielles et de traits d’une beauté organique, l’humain promu jusqu’à la force mythologique, l’action qui, dans la tragédie, restitue le sens typique et idéalement accru de la vie, ou encore les vibrations euclidiennes de la sobre architecture des temples de l’Acropole constituent les incarnations les plus fameuses de la tendance à la typification »
Le paysan roumain
C’est évidemment la culture roumaine chère à l’auteur qui fait l’objet de l’analyse la plus fouillée dans Trilogie de la culture dont la partie centrale intitulée « L’espace mioritique » illustre à merveille la théorie du champ stylistique d’un peuple et de ses structures spirituelles inconscientes. Sans réduire la matrice stylistique roumaine à une catégorie spatiale, le philosophe insiste sur le complexe inconscient appelé espace mioritique du nom d’une ballade populaire, Mioritza, contant l’existence d’une petite agnelle douée de voyance et très attachée à son berger. Quel est le rapport entre une mélodie et une vision spatiale inconsciente ? Les vertus expressives de la musique sont bien connues des mélomanes. Notre inconscient peut très bien exprimer par des moyens apparemment inadéquats (ici la musique) certains horizons spatiaux. Certaines symphonies de Brückner ne font-elles pas penser à d’immenses cathédrales gothiques ? De même le rythme de la doïna, musique populaire roumaine, évoque une alternance de montée douce et de descente mélodieuse, propre à une vision de l’espace dominée par la perspective du plaï, c’est-à-dire par la perspective de l’alternance répétitive de la colline et de la vallée résumée par l’expression « infini ondulé » :
« La vision spatiale des roumains, l’infini ondulé, est présente non seulement dans Mioritza, mais aussi dans toute la musique populaire roumaine. La doïna et la ballade populaire roumaine ont la résonance spécifique de cet infini ondulé qu’est le plaï ».
Le plaï, petit plateau montagneux constitue un moment de répit et d’équilibre entre la douce montée et la descente modérée. Cet horizon arrondi et équilibré se retrouve dans le rythme calme, uniforme et ondoyant d’une danse roumaine. A comparer par exemple, « avec l’insatiabilité folle et sans fin de la danse russe si proche du sol qu’elle donne l’impression que le danseur s’identifie à la steppe ». Pensons au rythme tellurique de certains passages du Sacre du printemps, d’Igor Stravinsky. Néanmoins, il ne faudrait pas commettre l’erreur méthodologique d’établir un lien unilatéral entre le paysage même et l’âme de la culture en question.
En effet, « l’horizon spatial de l’inconscient, isolé de toute contingence et cristallisé comme tel, s’attache à son identité sans égard pour les variations des circonstances extérieures […] Si nous admettons que l’âme populaire roumaine possède un espace-matrice tout à fait cristallisé, nous devons présupposer ainsi que le Roumain vit, inconsciemment sur le plaï, plus précisément dans l’espace mioritique, lors même qu’en fait, et sur le plan de la sensibilité consciente, il se trouve depuis des siècles vivre en plaine. La plaine roumaine ressent profondément la nostalgie du plaï ».
Cette nostalgie de l’horizon spatial que l’âme roumaine conserve en souvenir s’appelle le dor, mot roumain aussi intraduisible correctement en français que l’allemand sensucht ou que le portugais saudade pour évoquer des termes propres à chacun des peuples concernés. L’état de dor constitue le noyau spirituel de l’existence organique du roumain. « Un Roumain solidement attaché par son sang et par son âme à la matrice de son ethnie pourrait très bien forger sa philosophie existentialiste de telle sorte que l’ultime expression de la substance humaine heideggerienne s’identifie pleinement au dor. Le dor serait donc, dans un tel cas, l’hypostase roumaine de l’existence humaine »
. Sur le plan philosophique, nous sommes ici aux antipodes d’un réductionnisme homogénéisant parce qu’universalisant (le citoyen du monde, par exemple) ou environnementaliste (l’homme simple produit passif du milieu) ou encore matérialiste mécaniste (la base économique produit la superstructure sans que leurs relations mutuelles soient clairement analysées). De cette façon, sont à la fois éclairées la théorie de l’espace culturel de l’ethnie roumaine et celle de la suprématie du spirituel sur le matériel, notamment pour tout ce qui concerne les productions culturelles et idéologiques. « La vision spatiale ne saurait être simple diagramme du paysage… En dernière analyse, elle doit être le reflet de certaines profondeurs de l’âme ou une sorte d’émission de notre premier fond spirituel sur le plan de l’imagination ».
Et « l’horizon que reflète une chanson est à chercher plutôt dans l’âme humaine que dans le paysage ». Le spirituel n’est donc pas reflet du monde matériel (aporie du matérialisme mécaniste) mais lecture et appropriation de celui-ci à partir de son « essence originaire », véritable projection mythique de l’ethnie sur la terre qu’elle habite. Quant à l’ethnicité elle-même, il est difficile de la définir. Les déterminants raciaux et idiomatiques sont réels, cependant la conscience ethnique subit un certain nombre d’influences et d’interférences spirituelles constamment remodelées au cours de l’histoire.
Par exemple, « à l’image des Russes, les Roumains se trouvent eux aussi dans une situation de perméabilité frontalière qui les rend débiteurs de l’Occident ». Néanmoins, la théorie de Blaga peut rendre compte de l’ethnicité dans la mesure où celle-ci exprime un certain nombre de « catégories abyssales » structurées de manière semblable au sein d’un groupe ethnique et qui donnent une matrice stylistique clairement identifiable. L’individu jouit évidemment, grâce à ses particularités, d’une relative autonomie à l’égard du groupe, cela en fonction de ses propres catégories abyssales.
La signification de la culture
En dernier lieu, la complexité de la conscience ethnique réside tout simplement dans la complexité de la signification du phénomène culturel. Celui-ci témoigne d’une mutation de type ontologique.
La culture n’est pas la simple résultante du développement biologique de l’espèce humaine, pas plus qu’elle n’est un simple phénomène d’ornementation superfétatoire de la condition humaine. Elle est l’existence humaine elle-même, c’est-à-dire un mode d’exister qui est en discontinuité avec les autres modes d’exister présents dans la nature.
Ces divers modes d’exister sont en petit nombre dans le cosmos mais regroupent des millions d’êtres organiques ou inorganiques si l’on compte en nombre d’espèces et de genres. Les espèces animales quelles que soient leur origine et leurs mutations biologiques représentent néanmoins « un seul type ontologique » car elles existent toutes dans l’individualité et pour la sécurité de la perpétuation de l’espèce en tant que telle. L’homme existe en plus sur un autre plan instaurant une distance à l’égard de l’immédiateté, nous permettant alors de parler de mutation ontologique.
La signification métaphysique de la culture traduit l’existence de l’homme dans ce que le philosophe appelle « l’horizon du mystère » qui doit trouver son achèvement « avec l’existence pour la révélation ». Cette proposition métaphysique couronne l’édifice philosophique édifié par l’auteur. Il est permis de lire ses démonstrations sur la matrice stylistique indépendamment de cette idée, néanmoins cette dernière rend compte des conditions de possibilité de l’existence du style –privilège de l’homme- et justifie par ailleurs l’existence de la diversité ethnico-culturelle.
Le fondement de cette proposition s’établit d’un point de vue gnoséologique : disons que l’homme est exclu de la connaissance absolue par l’effet d’une censure transcendante agissant sur un plan métaphysique, conceptualisé comme étant l’efficace du « Grand Anonyme » ou en d’autres termes « l’Absolu, Dieu, l’Unique, le Principe… » (5).
En effet, l’homme en état de recherche perpétuelle essaie de rendre sa connaissance adéquate à son objet tout en n’y parvenant jamais absolument. Par là même, il élabore constamment l’idée de mystère en essayant de révéler l’essence de la transcendance, mais de manière négative. « Afin de maintenir et de garantir l’équilibre existentiel du monde, le Grand Anonyme se protège, et avec lui l’ensemble de ses créatures, contre toute tentative de l’esprit humain visant à une révélation positive et absolue des mystères ».
Paradoxalement, ce qui pourrait passer métaphysiquement pour une déficience devient une « raison d’être » puisque par ses capacités cognitives, l’homme élabore l’idée de mystère de multiple manière (sciences, philosophie, etc.). Parallèlement à cela, la spontanéité créatrice humaine est également soumise à un contrôle transcendant du même ordre. Car l’homme ne peut créer sur le plan de l’Absolu (ce qui rend déjà compte de la diversité des styles culturels), mais de cette façon son destin est créateur puisque dépassant l’immédiat par ses productions stylistiques. Finalement, la création culturelle est un compromis entre existence humaine et Grand Anonyme.
« Les catégories abyssales et stylistiques sont les instances, décisives de la mise au point d’un tel compromis. Suivant l’individu créateur […] suivant le peuple, l’aire de culture, l’époque, ce conflit virtuel entre l’existence humaine et le Grand Anonyme fera l’objet d’un compromis différent. On pourrait même affirmer que, du point de vue spirituel, la personnalité individuelle ou ethnique consiste dans un accord ou un compromis spécial entre l’existence humaine comme telle et le Grand Anonyme ».
En conséquence, l’identité ethnico-cultutelle est loin d’être un leurre ou un mythe archaïque dépassé si tant est qu’on veuille bien lui accorder un statut raisonnablement réfléchi et non s’en servir dans un sens ou dans un autre en l’instrumentalisant (racisme, mondialisme, etc.) à des fins idéologiques. A preuve, Lucian Blaga a mené à bien la tâche de cerner la philosophie de la culture de son peuple et d’en définir la matrice stylistique, cœur de son identité ethnique et culturelle. Dans la vision spirituelle du village cosmocentrique roumain s’épanouit cette quête de l’identité à retrouver :
« Vivre au village signifie que l’on vit dans l’horizon du cosmique et dans la conscience d’un destin issu de l’éternité […] l’homme du village vit au rythme de l’intégralité du monde, et pour cette intégralité ; il entretient avec le Tout un rapport très intime, dans l’échange continuel du mystère et de la révélation. L’homme de la ville, surtout si cette ville porte les stigmates des temps modernes […] est l’homme du fragmentaires, du relatif, du mécaniquement concret ; son existence se déroule sur un fond de tristesse et de lucidité superficielle ».
Depuis que ce texte a été rédigé la Roumanie et l’Europe de l’Est, plus largement, ont été rattrapées par la modernité ; un appel nostalgique à la Tradition ne pourrait faire resurgir le sens du sacré tel qu’il a pu être présent chez ces peuples et autour duquel un autre roumain, Mircea Eliade, a bâti une œuvre passionnante. Néanmoins, l’œuvre de Lucian Blaga reste un modèle de réflexion philosophique applicable dans son esprit au plan historique, ethnologique et anthropologique. Certes, l’idée même d’une nation roumaine est déjà produite par la modernité, en ce sens l’opposition à celle-ci en reste tributaire. Mais plus profondément l’œuvre du philosophe roumain fait partie des grandes interrogations métaphysiques sur la question de la création, de l’existence et du rapport de l’homme à celles-ci. En dernier lieu, elle nous montre une voie de réflexion sur la nature des peuples en général et des européens en particulier, sur leur passé, leur possible destin commun en devenir et sur leur spiritualité.
Jean Galié
NOTES.
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Celui-ci, esprit fort religieux, certes nationaliste intransigeant, fut souvent caricaturé par ses adversaires, l’amalgamant purement et simplement au fascisme, jugement quelque peu hâtif. Rappelons que de nombreux légionnaires roumains disciples de Codreanu, furent déportés par l’Allemagne hitlérienne (on préféra les éloigner de leur pays, ils n’étaient pas assimilables par et pour la collaboration) et ne furent libérés in extremis que pour servir de chair à canon face à l’avancée de l’Armée Rouge vers la Roumanie…
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Entre le fascisme et le communisme, article posthume paru dans La croisade du roumanisme n°25, 30 mai 1935 (reproduit dans les Cahiers Panaït Istrati n°6, 1989, p.78).
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Ces persécutions furent conduites en particulier à la prison de Pitesti, par une coterie dont le régime socialiste se débarrassera ultérieurement lors d’un procès, jugeant et condamnant leurs crimes. Lire à ce sujet le terrifiant récit autobiographique de Grégoire Dumitresco, L’holocauste des âmes.
- La psychanalyse freudienne n’a donné de cette structure qu’une version réductrice, mutilante et déformante.
- Il est à noter que sur le plan métaphysique, l’idée d’un principe et de sa manifestation n’est pas incompatible avec un polythéisme sur le plan religieux ou celui des valeurs : « Bien que dans sa forme manifestée, le divin soit nécessairement multiple, il ne saurait dans son essence être ni un ni plusieurs. Il ne peut donc être défini. Le divin est ce qui reste quand on nie la réalité de tout ce qui peut être perçu ou conçu ». Alain Daniélou. Mythes et Dieux de l’Inde.
BIBLIOGRAPHIE.
LUCIAN BLAGA.
Philosophie :
Trilogie de la connaissance
Trilogie de la culture.
L’Etre historique.
Les différentielles divines. Ed. Librairie du Savoir.
Théâtre : L’arche de Noé. Ed. Librairie roumaine antitotalitaire.
Manole, maître bâtisseur. Ed. Librairie bleue.
Poésie : Le grand passage. Ed. Autres temps.
Quelques poèmes ont également été traduits dans « Anthologie de la poésie roumaine », p.434-447. Ed. Nagel.
08:54 Publié dans Réflexion - Théorie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean galié, lucian blaga, roumanie | Facebook | | Imprimer