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03/04/2011

Slavoj Zizek : A propos du complot...

Slavoj Zizek revient dans une série d’entretiens menée par Fabien Tarby sur la question du 11 septembre et sur les thèses du complot .

"Il n'est pas nécessaire, de toute façon, de l'avoir organisé. Cela a servi à justifier une certaine politique. Et c'est encore mieux, dans la perspective, si cela n'a pas été prémédité. C'est cela surtout qu'il faut voir. Sans même une quelconque conspiration, cela fonctionne. D'un autre côté, il est vrai qu'il y a quelque chose, qui justifie que l'on réfléchisse à l'existence de figures paranoïaques conspirationnelles. A l'encontre de Negri, il faut voir que, dans le capitalisme contemporain, l'Etat est plus fort que jamais. Tous ces discours qui disent que l'Etat est en train de disparaître, que ce sont les grandes compagnies, seulement elles, qui dirigent, sont des conneries. Jamais, dans l'histoire, il n'y a eu un Etta aussi fort que celui des États-Unis, par exemple. Plus fort dans le contrôle de la société que l'Etat de Staline. Lorsqu'on consulte les archives, qui sont ouvertes, on constate que l'Union Soviétique de Staline était finalement chaotique : le problème du centre du pouvoir était justement de savoir ce qui se passait, au juste (...). Tandis qu'aujourd'hui, avec la technologie, on sait ce qui se passe, partout. C'est pourquoi les Etats ont sans cesse besoin d'intervention secrètes. Il y a certainement des conspirations, partout, à cause de cette connaissance technologique de l'état du monde. De toutes les façons, je le répète, nous n'avons pas besoin de conspiration pour comprendre l'exploitation que l'on a faite du 11 Septembre". 

 

 

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21/01/2011

Slavoj Zizek : Sortir de la nasse

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A Madrid, Athènes, Bucarest ou Paris, la colère populaire témoigne d'une exaspération sociale, d'un profond désir de changement. Manquent encore la stratégie politique permettant de le faire aboutir et l'espérance qu'il adviendra. Faut-il prendre le risque de laisser passer l'occasion au motif que les conditions de sa réalisation n'existent pas encore ? Ou faire le pari que parfois «l'impossible arrive » ?

Les mouvements de protestation qui déferlent en Europe cette année contre les politiques d'austérité — en Grèce et en France, mais aussi, dans une moindre mesure, en Irlande, en Italie, en Espagne —ont donné le jour à deux fictions. La première, forgée par le pouvoir et les médias, repose sur une dépolitisation de la crise : les mesures de restriction budgétaire édictées par les gouvernements sont mises en scène non comme un choix politique, mais comme une réponse technique à des impératifs financiers. La morale, c'est que si nous voulons que l'économie se stabilise, nous devons nous serrer la ceinture. L'autre histoire, celle des grévistes et des manifestants, postule que les mesures d'austérité ne constituent qu'un outil aux mains du capital pour démanteler les derniers vestiges de l'Etat-providence.

Dans un cas, le Fonds monétaire international (FMI) apparaît comme un arbitre ayant à coeur de faire respecter l'ordre et la discipline; dans l'autre. il joue encore une fois son rôle de supplétif de la finance mondialisée.
Si ces deux perspectives contiennent chacune quelques éléments de vérité. l'une comme l'autre sont fondamentalement erronées. La stratégie de défense des dirigeants européens ne tient évidemment pas compte du fait que l'énorme déficit des budgets publics résulte en grande partie des dizaines de milliards engloutis dans le sauvetage des banques, et que le crédit accordé à Athènes servira en premier lieu à rembourser sa dette aux banques françaises et allemandes. L'aide européenne à la Grèce n'a d'autre fonction que de secourir le secteur bancaire privé.
En face, l'argumentaire des mécontents trahit à nouveau l'indigence de la gauche contemporaine : il ne contient aucun volet programmatique, juste un refus de principe de voir disparaître les acquis sociaux.
L'utopie du mouvement social ne consiste plus à changer le système, mais à se convaincre que celui-ci peut s'accommoder du maintien de l'Etat-providence. Cette position défensive appelle une objection difficile à réfuter : si nous demeurons dans les clous du système capitaliste mondialisé, nous n'avons pas d'autre option que d'accepter les sacrifices imposés aux travailleurs, aux étudiants et aux retraités.
Une chose est sûre : après des décennies d'Etat-providence durant lesquelles les coupes budgétaires restaient limitées et toujours accompagnées de la promesse que les choses reviendraient un jour à la normale.

Nous entrons à présent dans un état d'urgence économique permanent. Une ère nouvelle, qui porte en elle la promesse de plans d'austérité toujours plus sévères, d'économies toujours plus drastiques sur la santé, les retraites et l'éducation, ainsi que d'une préconisation accrue de l'emploi. Dos au mur, la gauche doit relever le défi redoutable consistant à expliquer que la crise économique est d'abord une crise politique — qu'elle n'a rien de naturel, que le système existant résulte d'une série de décisions intrinsèquement politiques —, tout en restant consciente que ce système, aussi longtemps que l'on se situe dans son cadre, obéit à une logique pseudo-naturelle dont on ne saurait bafouer les règles sans provoquer un désastre économique.
Il serait illusoire d'espérer que la crise toujours à l'oeuvre n'aura que des conséquences limitées et que le capitalisme européen continuera de garantir un niveau de vie correct à une majorité de la population. Et quelle étonnante conception de la radicalité que de miser sur le seul concours des circonstances pour atténuer les dégâts de la crise... Ce ne sont certes pas les anticapitalistes qui manquent. Nous sommes littéralement submergés de réquisitoires contre les horreurs du capitalisme : jour après jour déferlent les enquêtes journalistiques, les reportages télévisés et les ouvrages à succès consacrés aux industriels qui saccagent l'environnement, aux banquiers corrompus qui s'engraissent de bonus faramineux tandis que leurs coffres siphonnent l'argent public, aux fournisseurs des chaînes de prêt-à-porter qui emploient des enfants douze heures par jour. 
Pourtant, aussi tranchantes que ces critiques puissent paraître, elles s'émoussent en sortant du fourreau : jamais elles ne remettent en question le cadre libéral-démocratique au sein duquel le capitalisme exerce ses ravages. L'objectif, explicite ou implicite, consiste invariablement à réguler le capitalisme — sous la pression des médias, du législateur ou d'enquêtes policières honnêtes — et surtout pas à contester les mécanismes institutionnels de l'Etat de droit bourgeois.


Des révolutions... oui, mais à bonne distance

C'est là que l'analyse marxiste conserve toute sa fraîcheur, aujourd'hui peut-être plus que jamais. Pour Marx, la question de la liberté ne se situe pas en première ligne au sein de la sphère politique, celle du moins à laquelle se réfèrent les institutions internationales lorsqu'elles jugent d'un pays : les élections y sont-elles libres, les juges indépendants, les droits de l'homme respectés? La clé d'une liberté véritable est à chercher plutôt dans le réseau « apolitique » des relations sociales, depuis le travail jusqu'à la famille, où ce n'est pas la réforme politique qui apporterait le changement nécessaire, mais une transformation des relations sociales dans l'appareil de production.
Jamais en effet on ne demande aux électeurs d'établir qui doit posséder quoi, ou de se prononcer sur les normes de management en vigueur sur leur lieu de travail. Inutile d'espérer que la sphère politique consente à étendre la démocratie à ces domaines
relégués loin d'elle, en organisant par exemple des banques « démocratiques » sous contrôle des citoyens. Dans ce domaine, les transformations radicales se situent au-delà de la sphère des droits légaux.
Il arrive, bien sûr, que les procédures démocratiques débouchent sur des conquêtes sociales. Mais elles n'en demeurent pas moins un rouage de l'appareil d'Etat bourgeois, dont le rôle consiste à garantir la reproduction optimale du capital. Deux fétiches doivent donc être renversés simultanément : celui des « institutions démocratiques », d'une part, mais aussi celui de leur contrepartie négative, la violence.
Au coeur de la notion marxiste de lutte des classes, l'idée prévaut que la vie sociale «paisible» manifeste la victoire (temporaire) de la classe dominante. Du point de vue des opprimés, l'existence même de 1 'Etat, en tant qu'appareil de la classe dominante, constitue un acte de violence. Le credo selon lequel la violence n'est jamais légitime, mais parfois nécessaire, apparaît largement insuffisant. Dans une perspective radicale et émancipatrice, les termes du postulat devraient s'inverser : la violence des opprimés est toujours légitime — puisque leur statut même résulte d'une violence — mais jamais nécessaire : le choix de recourir ou non à la force contre l'ennemi relève strictement d'une considération stratégique.

Dans l'état d'urgence économique que nous connaissons, il saute aux yeux que nous avons affaire non à des mouvements financiers aveugles, mais à des interventions stratégiques mûrement pesées par les pouvoirs publics et les institutions financières, lesquels entendent résoudre la crise selon leurs propres critères et à leur propre avantage. Comment, dans ces conditions, ne pas envisager une contre-offensive ?
De telles considérations ne peuvent qu'ébranler le confort des intellectuels radicaux. A mener une existence moelleuse et protégée, ne sont-ils pas tentés de bâtir des scénarios-catastrophes pour justifier la conservation de leur niveau de vie? Pour nombre d'entre eux, si une révolution doit avoir lieu, c'est à bonne distance de leur domicile — à Cuba, au Nicaragua, au Venezuela —, afin qu'ils se réchauffent le coeur tout en veillant à la promotion de leurs carrières. Pourtant, avec l'effondrement de l'Etat-providence dans les économies industrielles avancées, les intellectuels radicaux pourraient trouver leur moment de vérité : ils voulaient un vrai changement, maintenant ils peuvent l'avoir.
Rien ne justifie que l'état d'urgence économique permanent conduise la gauche à abandonner le travail intellectuel patient, sans utilité pratique immédiate. Pourtant, progressivement disparaît la fonction véritable de la pensée. Non pas proposer des solutions aux problèmes que rencontre «la société» — c'est-à-dire l'Etat et le Capital —, mais réfléchir à la façon même dont ces questions se posent. C'est-à-dire interroger sur la façon dont nous percevons un problème donné.

Au cours de la dernière période du capitalisme post-1968, l'économie elle-même —la logique du marché et de la concurrence — s'est imposée comme l'idéologie hégémonique. Dans le domaine de l'éducation, par exemple, l'école représente de moins en moins un service public indépendant du marché, choyé par l'Etat et sanctuaire de valeurs éclairées — liberté, égalité, fraternité. En vertu de la formule liturgique «à moindres coûts, meilleure efficacité », elle s'est laissé envahir par diverses formes de partenariat public-privé. Dans le domaine politique, le système électoral qui organise et légitime le pouvoir paraît de plus en plus se modeler sur la libre entreprise : le scrutin est conçu comme une transaction commerciale au cours de laquelle les électeurs «achètent» l'article susceptible de préserver au mieux l'ordre social, de punir les criminels, etc. En vertu du même principe, des fonctions réservées jadis à la force publique, comme la gestion des prisons, sont désormais privatisables. L'armée ne repose plus sur la conscription mais sur le mercenariat. Même la bureaucratie d'Etat a perdu son caractère universel hégélien, comme le montre à satiété l'appareil berlusconien. Dans l'Italie d'aujourd'hui, c'est la base bourgeoise qui exerce directement le pouvoir légal, exploitant celui-ci ouvertement et sans scrupules à seule fin de protéger ses intérêts. Il n'est pas jusqu'aux relations de couple qui ne s'adossent aux lois du marché : speed dating, rencontres sur Internet ou agences matrimoniales, les services proposés aux futurs partenaires les incitent à se considérer comme des marchandises, dont il leur incombe de vanter les qualités et de sélectionner les meilleures photos.

Aux confins d'une telle constellation, l'idée même d'une transformation radicale de la société ressemble à un rêve impossible. Mais c'est cet impossible, justement, qui doit nous arrêter et nous faire réfléchir. Aujourd'hui, la répartition entre ce qui est possible et ce qui ne l'est pas s'organise de manière étrange, avec un même excès dans la définition de chaque catégorie. D'un côté, dans le domaine des loisirs et des technologies. On nous martèle que « rien n'est impossible» : nous pouvons jouir d'un vaste éventail de prestations sexuelles, des archives encyclopédiques de chansons, de films et de séries télévisées nous sont accessibles par téléchargement, nous pouvons même voyager dans l'espace (si nous sommes milliardaires). Et on nous promet que, dans un futur proche, il sera «possible» d'optimiser nos capacités physiques et psychiques par la manipulation du génome humain. Même le rêve technognostique de l'immortalité semble désormais à portée de main, par la transformation de nos identités en applications informatiques téléchargeables sur divers appareils.


Dans le domaine socio-économique, en revanche, notre époque se caractérise par la croyance en une humanité parvenue à pleine maturité, ayant su renoncer aux vieilles utopies millénaires et accepter les contraintes de la réalité (entendre : de la réalité capitaliste), avec tous les impossibles qui l'arment. «Vous ne pouvez pas» est son mot d'ordre, son premier commandement : vous ne pouvez pas vous engager dans de grandes actions collectives, qui s'achèveront nécessairement en terreur totalitaire ; vous ne pouvez pas vous accrocher à l'Etat-providence, sous peine de perdre votre compétitivité et de provoquer une crise économique ; vous ne pouvez pas vous couper du marché mondial, sauf à faire allégeance à la Corée du Nord. L'écologie, dans sa version idéologique, ajoute à cet inventaire ses propres interdits, ces fameuses valeurs planchers — pas plus de deux degrés de réchauffement climatique — basées sur des avis d'experts.

« L’impossible arrive »

Aujourd'hui, l'idéologie dominante s'efforce de nous persuader de l'impossibilité d'un changement radical, de l'impossibilité d'une abolition du capitalisme, de l'impossibilité de la création d'une démocratie qui ne se réduirait pas à un jeu parlementaire corrompu, réussissant du même coup à rendre invisible l'antagonisme qui traverse nos sociétés. C'est pourquoi Jacques Lacan, pour surmonter ces barrières idéologiques, substituait à la formule «tout est possible» le constat plus sobre que «l'impossible arrive».
MM. Evo Morales en Bolivie. Hugo Chàvez au Venezuela ou le gouvernement maoïste du Népal sont parvenus au pouvoir par des élections démocratiques « équitables ». Et non par l'insurrection. Leur situation n'en est pas moins « objectivement» désespérée: ils prennent à contre-courant le flux de l'histoire et ne peuvent s'appuyer pour cela sur aucune « tendance objective ». Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est improviser dans une situation apparemment sans issue. Mais est-ce que cela ne leur donne pas aussi une liberté exceptionnelle ? Et ne sommes-nous pas tous, à gauche, dans la même galère ?
Notre situation actuelle se situe à l'exact opposé de celle qui prévalait au début du XX siècle, quand la gauche savait ce qu'elle devait faire, mais devait attendre patiemment le moment propice pour passer à l'acte. Aujourd'hui, nous ne savons pas ce que nous devons faire, mais nous devons agir tout de suite, car notre inertie pourrait bientôt avoir des conséquences désastreuses. Plus que jamais. nous sommes contraints de vivre comme si nous étions libres.

SLAVOJ ZIZEK.

Source : Le Monde Diplomatique de Novembre 2010 

05/03/2008

Slavoj Žižek, un intello contre la Démocratie ?

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Quelle critique faites-vous à la démocratie ?

Peut-être la même que les conservateurs… Les conservateurs ont le courage d’admettre que la démocratie est dans une impasse. On s’est beaucoup moqué de Francis Fukuyama lorsqu’il a annoncé la fin de l’histoire, mais aujourd’hui, tout le monde accepte l’idée que le cadre démocratico-libéral est là pour toujours.


On se contente de réclamer un capitalisme à visage humain, comme on parlait hier d’un communisme à visage humain. Regardez la science-fiction : visiblement, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.


Le capitalisme, c’est la cible, derrière la critique de la démocratie ?

Soyons clair : l’Europe de l’après-guerre a connu un niveau moyen de bonheur jamais vu. Mais quatre problèmes majeurs viennent déséquilibrer le modèle démocratico-libéral.

  • 1) Les «sans-part», les sans-papiers, sans-abri, sans-emploi, ceux qui ne participent pas à la vie de la communauté, dont l’Etat ne s’occupe plus.
  • 2) La propriété intellectuelle, que le marché ne parvient plus à réguler, comme le montre le destin délirant de Bill Gates, fondateur de Microsoft.
  • 3) L’environnement, dont la régulation peut assurer le marché lorsque la pollution est mesurable, mais pas quand le risque devient incalculable - Tchernobyl, les tempêtes…
  • 4) La biogénétique : est-ce au marché de dire où commence l’humain ?


Dans ces quatre domaines, ni la démocratie libérale, ni le capitalisme global n’apportent les bonnes réponses.

Quelle alternative ?

Je ne suis pas crétin, je ne rêve pas à un nouveau parti communiste. Ma position est plus tragique. Comme tout marxiste, j’admire la productivité incroyable du capitalisme et je ne sous-estime pas l’utilité des droits de l’homme. L’arrestation de Pinochet a joué un rôle psychologique très important au Chili. Mais regardez le vénézuélien Chávez. On dit qu’il est populiste, démagogique, qu’il ne fait rien pour l’économie, que cela va mal finir. C’est peut-être vrai… Mais il est le seul à avoir inclu les pauvres des favelas dans un processus politique. Voilà pourquoi je le soutiens. Quand on critique sa tentation dictatoriale, on fait comme si, avant lui, il y avait une démocratie équilibrée. Or, c’est lui, et lui seul, qui a été le vecteur de la mobilisation populaire. Pour défendre ça, je pense qu’il a le droit d’utiliser l’appareil d’Etat - appelez cela la Terreur, si vous voulez.


Pour les penseurs libéraux, capitalisme et démocratie restent inséparables.

On l’a beaucoup dit, mais en Chine est en train de naître un capitalisme autoritaire. Modèle américain ou modèle chinois : je ne veux pas vivre dans ce choix. C’est pourquoi nous allons devoir redevenir utopiques. Le réchauffement climatique va nous amener à réhabiliter les grandes décisions collectives, celles dont les penseurs antitotalitaires disent qu’elles mènent forcément au goulag. Walter Lippmann a montré qu’en temps normal, la condition de la démocratie, c’est que la population ait confiance dans une élite qui décide. Le peuple est comme un roi : il signe passivement, sans regarder. Or, en temps de crise, cette confiance s’évapore. Ma thèse est de dire : il y a des situations où la démocratie ne fonctionne pas, où elle perd sa substance, où il faut réinventer des modalités de mobilisation populaire.


D’où votre éloge de Robespierre.

La Terreur ne se résume pas à Robespierre. Il y avait alors une agitation populaire, incarnée par des figures encore plus radicales, comme Babœuf ou Hébert. Il faut rappeler qu’on a coupé plus de têtes après la mort de Robespierre qu’avant - mais lui avait coupé des têtes de riches… En fait, il est resté très légaliste. La preuve, il a été arrêté. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est ce que Walter Benjamin appelle «la violence divine», celle qui accompagne les explosions populaires. Je n’aime pas la violence physique, j’en ai peur, mais je ne suis pas prêt à renoncer à cette tradition de la violence populaire. Cela ne veut pas toujours dire violence sur les personnes. Gandhi, par exemple, ne s’est pas contenté d’organiser des manifestations, il a lancé le boycott, établi un rapport de force. Défendre les exclus, protéger l’environnement passera par de nouvelles formes de pression, de violence. Faire peur au capitalisme, non pour tuer, mais pour changer quelque chose. Car sinon, on risque d’aller vers une violence plus grande, une violence fondamentaliste, un nouvel autoritarisme.


Dans la perspective d’une «violence populaire», un intellectuel sert-il à quelque chose ?

A en prévenir les formes catastrophiques. A faire voir les choses autrement. Deleuze disait que s’il y a de fausses réponses, il y a aussi les fausses questions. Un conseil de philosophes ne peut pas établir un projet pour mobiliser les masses. Mais on peut jeter les idées et peut-être quelque chose sera récupéré. Les émeutes des banlieues en France sont nées d’un mécontentement non-articulé à une pensée, même de façon utopique. C’est ça, la tragédie.


Vos amis à gauche pensent-ils comme vous ?

Ce qui domine, surtout aux Etats-Unis, c’est un gauchisme libéral, tolérant, pour lequel la moindre allusion à la notion de vérité est déjà totalitaire, où il faut respecter l’histoire de chacun. Pour le philosophe Richard Rorty, ce qui définit l’homme, c’est sa souffrance et sa capacité de la raconter. Je trouve assez triste cette gauche de ressentiment et d’impuissance.