Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/11/2014

La portée symbolique et politique de la troisième victoire électorale d’Evo Morales

9db47106e4ddaf7aa44f42b7b9f4334d_large.jpeg

Article de Claude Karnoouh paru dans la revue roumaine " Argumente si fapte". 

En ce mois du Colombus day, ce texte n’est qu’un modeste hommage à Túpac Katari l’illustre chef de la rébellion Aymara contre les Espagnols. J’y adjoints un hommage simultané à Crazy Horse et à Sitting Bull les grands chefs des Sioux Lakotas, héroïques vainqueurs de Little Big Horn.

Je crois qu’une très grande majorité d’intellectuels roumains n’ont pas mesuré et, en conséquence, ni commenté la troisième victoire électorale du président bolivien Evo Morales. Certes ils sont pris par le spectacle de l’insipide campagne présidentielle qui met en scène des marionnettes sans consistance. Cependant, s’il y avait eu quelques ethnologues ou politologues curieux des affaires politiques d’Amérique latine en même temps que du destin des indigènes de ces pays, au lieu que de s’occuper des chiens errants et proclamer que l’anthropologie n’a plus rien à chercher outre-mer1, qu’elle doit se replier dans l’en-soi européen, ils eussent dû souligner un fait essentiel : c’est la première fois dans l’histoire du continent américain, Nord, Centre et Sud confondus qu’un pur indien (et non un noir2) est élu à la plus haute responsabilité politique et économique d’un pays indépendant.3 Ce fait est d’une grande portée en ce que cela se sait, mais ne se dit point devant un large public, les pays indépendants des quatre Amériques (Nord, Sud, Centre et Caraïbes) sont les résultats politiques d’une colonisation féroce et sans pitié aucune qui, depuis l’arrivée de Colomb en 1492 à Hispaniola (Saint Domingue), en trois siècle et demi et à l’échelle d’un double continent, s’est soldée par le plus vaste génocide physique et culturel que l’homme blanc ait accompli dans l’histoire moderne, d’un génocide ayant anéanti plusieurs grandes civilisations, massacré de vastes confédérations tribales, vidé des régions entières de leurs habitants après les avoirs exterminés et déportés les survivants dans des réserves conçues comme la meilleure manière de les affamer. Dès lors on comprend pourquoi les Amérindiens refusent de célébrer le Colombus Day, pour eux c’est le jour d’un deuil interminable.4

Mais, et cela est essentiel, si Evo Morales n’est pas qu’un Indien qui renie les référents historique de son ancestralité aymara, néanmoins il ne se présente pas avec une coiffure de plume, un arc, des flèches et une machette, c’est à l’évidence un homme de la modernité politico-économique, un homme formé par la lutte de classe doublée ici d’une lutte ethnique et culturelle inscrite dans la déjà longue histoire de la colonisation. Issu du mouvement syndical bolivien au long passé de luttes contre les entreprises étrangères et locales et contre les dictatures militaires travaillant au profit de pouvoirs économiques étrangers, il n’a eu de cesse que de transformer ce combat syndical en un combat politique. Ainsi donc, aujourd’hui, un petit pays pour moitié andin, pour moitié amazonien, le plus pauvre de l’Amérique latine, après des années de dictature militaire et d’exploitation féroce du travail, des mineurs et des paysans par les créoles espagnols, les métis et les compagnies étasuniennes, s’est donné par les voies légales du vote démocratique un leader issu d’un groupe ethnique appartenant aux premiers habitants du pays, les Amérindiens, population massacrée, puis mis en esclavage, affamée méprisée et paupérisée, vivant souvent dans les bidonvilles aux marges de la société.

Depuis 2009, la Bolivie a, de fait, pour nom officiel l’État plurinational de Bolivie, lequel reconnaît trente-sept langues indigènes (sic !) dont quatre ont le statut de langues d’État officielles : une langue européenne, l’espagnol et trois langues amérindiennes, l’aymara (la langue du Président), le guarani, le quechua. Mais au-delà cette reconnaissance plus que symbolique pour tout le continent, le succès populaire d’Evo Morales élu avec plus de 60% des suffrages exprimés tient en seul mot : sa fidélité envers et contre tout au programme politico-économique qu’il a proposé au pays et mis en œuvre dès son premier mandat (22 janvier 2006) au nom du mouvement qu’il présidait, Le Mouvement vers le socialisme-Instrument politique pour la souveraineté des peuples, abrégé en MAS. Ce programme continué lors du deuxième mandat (2009 après le changement de constitution) est simple en théorie, mais bien plus délicat à mettre en œuvre, toutefois les résultats positifs des deux dernières législatures sont là pour démontrer objectivement (voir les statistiques de l’ONU) les progrès à la fois économique et sociaux réalisés par le pays en huit ans : nationalisation des compagnies d’extraction des matières premières dont le gaz, le pétrole et l’étain, renégociation des contrats avec les entreprises étrangères sans expropriation avec plus de 80% du prix de vente du brut, du gaz et du minerai versé à l’État et environ 18% aux compagnies étrangères privées, lutte contre la drogue, mais sans les troupes étasuniennes installées pour le contrôle politique dans le pays et qui ont été priées de partir, maintient de la culture de la coca à la fois pour l’industrie pharmaceutique et la consommation locale de ses feuilles, tradition millénaire d’un tonifiant pour une partie des populations vivant entre 2500 et 4000 mètres d’altitude, enfin des investissements massifs dans la réforme agraire par un système de prêts sans intérêts et dans la santé publique généralisée, le développement systématique de l’aide aux plus démunis, l’enseignement primaire et secondaire ouvert à tous et totalement gratuit, la multiplication des bourses pour les études universitaires. Les résultats ne se sont pas fait attendre, plus de 25% de la population la plus démunie vivant dans le plus grand dénuement, et plus particulièrement les indigènes, est sortie présentement d’une situation de très grande pauvreté, tandis que 50% des ouvriers ont vu leurs revenus augmenter en raison de la redistribution d’une partie de la manne pétrolière et des minerais. Il est à noter, et c’est important, qu’Evo Morales et le MAS repoussent l’indigénisme radical représenté par Felipe Quispe, lequel souhaiterait instaurer une république indigène en commençant par réformer l’enseignement, réduisant l’espagnol au profit des langues indigènes. Or, à juste titre, le MAS pense que l’espagnol doit rester central parce qu’il est la langue du continent (sauf le Brésil), et permet cette communication générale et nécessaire à la mise en place des grandes coopérations économiques et politiques régionales permettant de s’opposer à la politique impériale des États-Unis. Le MAS pense que l’espagnol et les langues indigènes peuvent se développer harmonieusement dans la simultanéité, faisant des divers peuples boliviens à la fois les membres du monde hispanique global et, chez eux, des peuples polyglottes ce qui, par exemple, était souvent le cas en Europe orientale et centrale jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, quand cette Europe se réveilla du cauchemar de la guerre en constatant l’élimination massive du multi-ethnisme de régions entières qui étaient naguère le lieux de cohabitation de divers groupes ethnico-religieux et linguistiques.

Certains auteurs ont écrit avec justesse, qu’en dépit de différences historiques et culturelles propres à la modernité du tiers-monde sud-américain, ces pays montrent des proximités avec des pays d’Europe orientale et balkanique comme la Grèce, l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie par exemple. Or qu’est-ce qui obère un certain redressement de la situation socio-économique d’une majorité de Roumains ou de Bulgares ? N’est-ce pas la soumission de ces pays aux diktats économiques du FMI, de Washington et de Bruxelles, la soumission à un ordre économique qui paupérise bien plus une majorité de citoyens qu’il n’agit pour le bien-être de cette même majorité. Le jour où des élites roumaines ou bulgares se lèveront pour montrer à leurs peuples combien ces alliances engendrent une exploitation intense et créent une pauvreté généralisée (comme aux États-Unis ou dans l’UE) et non un mieux-être de la majorité, alors elles sauront que la fidélité au bien-être de leurs peuples exige la renégociation des contrats d’exploitation des matières premières, des contrats de production, mais aussi une redéfinition de la redistribution des bénéfices récoltés par les finances publiques au travers d’impôts équitables. Elles sauront aussi qu’il faut remettre à leur place les diplomates des pays dominants quand ceux-ci outrepassant leur fonction officielle se mêlent des affaires intérieures et des intérêts minimaux du pays. Ce jour-là, peut-être, pourra-t-on songer à voir se réduire non seulement la dette publique comme en Bolivie, mais encore observer une embellie économique comme en Bolivie, un recul de la grande pauvreté comme en Bolivie, le début d’un enseignement fondé sur la même qualité pour tous et, comme en Bolivie, un système de santé qui ne laisse pas les pauvres dans la déchéance, le dénuement et l’abandon.

Mais demain n’est pas la veille d’un tel choix dans des pays où les professionnels de la politiques sont, sauf rarissimes exceptions, membres de réseaux économiques mafieux laissés libres de leurs trafics par l’Occident tant que ceux-ci ne gênent pas le profit des entreprises et des banques multinationales. Voilà la grande contradiction qui domine la Roumanie et la Bulgarie, lesquelles devraient prendre pour modèle la manière dont des leaders de peuples indigènes naguère écrasés, massacrés, parfois même pour certains au bord de l’extinction physique, ont compris l’essence de classe de la lutte politique de la modernité qu’ils savent aussi chez eux doublée du conflit ethnique, et donc culturel et religieux, pour tenter d’en modifier le cours.

Claude Karnoouh

Bucarest 20 octobre 2014

 

1 Il faut à ce sujet rappeler que l’ethnologie et l’anthropologie modernes tirent leur origine de la découverte de l’Amérique par les Européens de l’Ouest et de leur questionnement quant à la nature humaine ou non-humaine des Indiens, sur la sagesse ou la violence « naturelles » de ces hommes. Que ce soit Las Casas ou Montaigne, leurs questions sur la nature des Indiens demeurent au cœur des diverses théories de l’évolution humaine que viendront plus tard enrichir des problématiques soulevées par les découvertes des cultures du Pacifique : Polynésiennes, Mélanésiennes, Papous, Aborigènes d’Australie.

2 Je le rappelle souvent, pour les Amérindiens (nommés Peaux-Rouges dans mon enfance), les Noirs sont « des hommes blancs à la peau noire » (sic !). A l’évidence pour les Amérindiens, les Noirs sont autant que les Blancs des envahisseurs-usurpateurs, ils arrivent à quelques décennies près presque ensemble. On a même recensé des cas jusqu’au milieu du XIXe siècle où ensemble Blancs et Noirs prisonniers de tribus amérindiennes étaient traités par leurs vainqueurs comme des esclaves.

3 Il y avait eu auparavant un président métis : Andrés de Santa Cruz y Calahumana de 1829 à 1839.

4 Howard Zinn, A People History of the United States, Harper Perennial, New York, 1992.

David E. Stannard, American Holocaust : The Conquest of the New World, Oxford University Press, 1992.

Elise Marienstrass, La Résistance indienne aux États-Unis, Juillard, Paris,1980 (seconde édition, Folio, Gallimard, Paris, 2014).

Nelcya Delanoë, L’Entaille rouge, terres indiennes et démocratie américaine, Paris, Albin Michel, coll. Terres Indiennes, Paris, 1992.

 

 

25/11/2014

Autocentrer le développement pour en finir avec la mondialisation néolibérale

 

autocentrer le développement pour en finir avec la mondialisatio

 

Article de Bernard Conte pour le numéro 49 de la revue Rébellion

( septembre 2011) 

Depuis la fin des années 1970, l’idéologie néolibérale s’est imposée, justifiant le libre-échange, c’est-à-dire le « laisser faire » - « laisser passer », tant pour les marchandises que pour les flux financiers. La « main invisible » du marché était présumée plus efficace que la régulation étatique. En conséquence, un « consensus » a été imposé : place au marché et haro sur l’État « social », présenté comme malveillant, dépensier, inefficace, voire inutile. Le désarmement douanier s’est progressivement opéré à travers les négociations du GATT à partir de 1947, puis avec la création de l’OMC en 1995. À partir du milieu des années 1970, la libéralisation financière a engendré la dérégulation et le libre mouvement des capitaux. Au Sud, le libre-échange des marchandises et des capitaux a été imposé à travers les programmes d’ajustement structurels (PAS) du FMI, tandis qu’au Nord, la prescription a emprunté des voies plus « subtiles ».

Le libre-échange est une condition nécessaire à la réussite de la mondialisation néolibérale qui jette l’ensemble des salariés dans une compétition sauvage où le gagnant est le moins disant, assurant ainsi un nivellement par le bas des conditions sociales du plus grand nombre, au plus grand profit de la finance internationale et de ses serviteurs zélés des cercles rapprochés. Le libre-échange autorise la délocalisation des productions dans des lieux où les coûts sont réduits et il permet aussi la localisation des profits dans des « paradis fiscaux » où les prélèvements sont minimes, voire nuls. Le libre-échange engendre la désindustrialisation du Nord, le laminage des classes moyennes et la Tiers-mondialisation qui désarticule et réarrange les structures économiques, institutionnelles, sociales et politiques dans le sens le plus favorable au capitalisme financiarisé mondialisé. La priorité donnée à la croissance des profits diminue proportionnellement la capacité à couvrir les « coûts de l’homme ».

Sortir de la dynamique de Tiers-mondialisation implique un ajustement des structures pour réduire la domination du capitalisme financiarisé, pour autocentrer le développement et pour redonner la priorité à l’homme. Dans cette démarche, la thérapie protectionniste occupe une place de choix.

Le libre-échange imposé

L’oligarchie et ses valets : politiques, médiatiques, économiques… ont œuvré sans relâche pour persuader les populations des avantages du libre-échange et de la division internationale du travail néolibérale. Par exemple, les recherches économiques, mettant à jour des  « évidences empiriques » sur le lien entre l’ouverture commerciale des pays et leur croissance économique, ont bénéficié de généreux financements, notamment de la part de la Banque mondiale et du FMI1. Peu importe s’il a été souvent nécessaire de prendre des « libertés » avec les hypothèses, avec la fiabilité des statistiques et avec les traitements économétriques, mais l’essentiel était de prouver que plus un pays est ouvert sur l’extérieur, plus il pratique le libre-échange et plus sa croissance économique est forte. Car, pour l’oligarchie, le libre-échange est une condition nécessaire à la réussite des délocalisations industrielles caractéristiques de la mondialisation néolibérale

Pour la réussite de la délocalisation des productions

L’objectif est de maximiser les profits par la mise en concurrence des salariés, non plus uniquement sur le plan national, mais au niveau mondial. Grâce au libre-échange, la délocalisation des activités économiques des pays du Nord vers les pays à bas salaires a permis d’inonder le marché mondial de produits à des prix sans concurrence. La libéralisation financière a autorisé le transfert des profits réalisés vers des zones « accueillantes », comme les paradis fiscaux. Par la défaisance des régulations étatiques, par l’imposition du libre-échange des marchandises et des capitaux… le capitalisme a réussi, sans réelles entraves, à restructurer la planète à son plus grand profit, en négligeant les coûts économiques et sociaux de ladite restructuration. La mondialisation néolibérale permet aux capitalistes de profiter, sur l’ensemble des territoires, des avantages comparatifs économiques et financiers qui sont étroitement corrélés aux « désavantages » comparatifs sociaux des populations résidentes. En d’autres mots, il s’agit d’organiser la misère et son exploitation, à travers l’imposition d’une division internationale du travail inégale, pour des profits sans cesse croissants.

Avec pour conséquence la désindustrialisation du Nord

La concurrence débridée des pays à bas salaires a largement contribué à la désindustrialisation des pays du Nord. En 1970, l’industrie représentait 48% du PIB de l’Allemagne, 39% de celui de l’Italie et 35% de celui des Etats-Unis. En 2008, ces proportions s’élevaient respectivement à 29%, 26% et 21%. En France, entre 1970 et 2009, le poids de l’industrie a presque été divisé par deux, passant de 34,9 % du PIB à 18,8 %. En 30 ans, la France a perdu près de 2 millions d’emplois dans le secteur industriel et plus d’un demi-million depuis 20072. Le cas de la France est singulier, puissance industrielle « moyenne », son effeuillage industriel s’est opéré à la fois « par le bas » au profit de pays émergents (Chine) et « par le haut » au bénéfice de pays plus industrialisés (Allemagne). Cet effet de « cisaille » accélère la paupérisation de la majorité de la population, phénomène que ne sauraient encore longtemps cacher les vestiges, sans cesse amenuisés, de la protection sociale de l’État-providence. Le Nord s’appauvrit, en voie de sous-développement, il se Tiers mondialise3.

 Le laminage des classes moyennes

La désindustrialisation engendre la Tiers-mondialisation à travers le laminage des classes moyennes4 qui s’étaient progressivement constituées au cours de la période d’après-guerre. Ce phénomène n’épargne pas le centre impérial : les États-Unis. Ainsi, « le revenu réel médian américain a baissé de 5261 dollars durant la dernière décennie5 ». En conséquence, l’épargne des ménages a été progressivement réduite à néant. «  Au cours des Trente glorieuses, la classe moyenne américaine épargnait environ 9 % de son revenu annuel après impôt. Au tournant des années 1980, cette proportion était d’environ 7 %. Le taux d’épargne a ensuite chuté à 6 % en 1994, puis à 3 % en 1999. En 2008, les américains n’épargnaient plus rien. Parallèlement, l’endettement des ménages a explosé. En 2007, la dette de l’américain-type représentait 138 % de son revenu après impôt6 ». Paupérisation et réduction en « esclavage » par le biais du crédit, telles sont les conséquences de la mondialisation néolibérale et de la Tiers-mondialisation qui l’accompagne.

 

La Tiers-mondialisation

En s’inspirant de François Perroux et de son analyse du sous-développement, il est possible de définir le phénomène de la Tiers-mondialisation comme le résultat d’une dynamique de domination7. Pour Perroux, le sous-développement était principalement engendré par la domination coloniale ou néocoloniale. De façon similaire, la Tiers-mondialisation est le produit de la domination du capitalisme financiarisé qui désarticule les structures économiques, sociales, institutionnelles et politiques de l’ancienne configuration (le libéralisme régulé) et les réarrange dans une configuration « nouvelle » fondée sur une base géographique plus vaste, en vue de la maximisation des profits. Cet ajustement structurel, imposé sous la contrainte (FMI…), engendre la Tiers-mondialisation qui s’exprime « concrètement non dans les termes ambigus d’un chiffre unique comme le PNB par tête, mais dans un phénomène plus profond et plus complexe : l’absence de couverture des ‘coûts de l’homme’8 ».

 

L’absence de couverture des ‘coûts de l’homme’ 

Pour François Perroux : « Dans un ensemble humain, les coûts de l’homme se répartissent opérationnellement en trois groupes. Ce sont : 1°Ceux qui empêchent les êtres humains de mourir (lutte contre la mortalité dans le travail professionnel et hors des limites de ce travail) ; 2°Ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie physique et mentale minima (activités de préventions hygiéniques, de soins médicaux, de secours invalidité, vieillesse, chômage) ; 3°Ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie spécifiquement humaine, c’est-à-dire caractérisée par un minimum de connaissances et un minimum de loisirs (essentiellement : coûts d’instruction élémentaire, coût de loisir minimum)9 ». Selon Perroux, les coûts humains constituent un minimum à couvrir avant tout autre besoin. Dans le cadre de la mondialisation néolibérale, si l’on excepte une petite minorité, la couverture des coûts humains n’est pas assurée pour une large part de la population et se réduit, comme peau de chagrin, pour le restant. 

Sortir de la dynamique de Tiers-mondialisation

Pour cela, il faut minimiser, voire supprimer les effets négatifs de la domination du capitalisme financiarisé. Bien que multidimensionnelle, la solution inclut forcément une réorientation de l’économie vers les ressources endogènes et le marché intérieur pour réaliser un développement autocentré. L’autocentrage peut être envisagé sur une base nationale ou sur celle, plus large, d’un regroupement régional. Dans tous les cas, il conviendra notamment d’assurer la relocalisation de certaines activités, non pas en vue d’une « autosuffisance » ou d’une autarcie systématiques, mais dans un but de « sécurité » économique et sociale10 permettant une réelle couverture des coûts humains. Dans cette optique, assurer la « sécurité » implique la réduction des aspects de la dépendance porteurs d’effets pernicieux de domination11.

 

Avec l’aide d’un protectionnisme « thérapeutique »

Auto-centrer le développement suppose la mise en œuvre d’un protectionnisme thérapeutique qui doit s’accompagner de politiques incitatives, de politiques de régulation… et surtout d’un projet collectif. La thérapie pourra s’inspirer du « protectionnisme éducateur12 » de Friedrich List et des théories et des expériences du desarrollismo13 Sud-américain. Le protectionnisme envisagé n’est pas un repli sur soi, n’est pas du nationalisme agressif, ni de l’isolationnisme. Il se propose de développer le commerce et les échanges sur la base du respect d’une concurrence loyale. Il s’agit d’un protectionnisme « souple » et « mesuré » prévoyant des droits d’entrée variables portant sur certains types de produits jugés sensibles.

En renchérissant les produits importés, le protectionnisme va susciter la création d’entreprises produisant des biens de substitution des importations, générant emplois, revenus, impôts…, permettant de démarrer et d’alimenter un processus de développement autocentré, c’est-à-dire centré sur le marché intérieur. Comme la délocalisation des activités a engendré une perte de connaissances et de savoir faire, un effort important d’éducation - formation devra être opéré pour recouvrer les capacités perdues, mais aussi pour accompagner le développement de la recherche et de l’innovation. L’intervention de la puissance publique s’avèrera nécessaire pour susciter, harmoniser et coordonner les initiatives de développement, ce qui impliquera une planification indicative

Au fur et à mesure de l’ajustement des structures, en vue de la couverture effective des « coûts de l’homme », les modalités de la thérapie protectionniste évolueront en fonction de l’avancée du processus et du respect des règles d’une concurrence loyale par les partenaires à l’échange.

1 Dans ce genre de mise en lumière « d’évidences empiriques », voir : Krueger, Ann O. 1978. Foreign Trade Regimes and Economic Development: Liberalization Attempts and Consequences, Cambridge: MA: Ballinger.

2 Lilas Demmou, La désindustrialisation en France, Paris, Document de travail de la DG Trésor, n° 2010/01, juin 2010, http://www.minefe.gouv.fr/directions_services/dgtpe/etudes/doctrav/pdf/cahiers-2010-01.pdf

3 Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Bordeaux, PUB, 2009.

4 Bernard Conte, « Néolibéralisme et euthanasie des classes moyennes », http://www.mecanopolis.org/?p=20157 13/10/2010.

5 Bryce Covert,“New Low Paying Jobs Will Lead to High Debt”, New deal 2.0, 8/6/2011,http://www.newdeal20.org/2011/06/08/new-low-paying-jobs-will-lead-to-high-debt-47281/?author=130 traduction de l’auteur.

6 Idem, traduction de l’auteur.

7 Pour Perroux, « L’effet de domination est la relation entre inégaux qui se constate entre agents, entreprises et nations. Cet effet est lié non seulement à la dimension de la dotation initiale des biens mais aussi au pouvoir de négociation (ou de transformation des règles du jeu), à la nature de l’activité ou à l’appartenance à une zone d’activité dominante », Hector Guillem Romo, « François Perroux : Pionnier oublié de l’économie du développement », Colloque : Economie politique internationale et nouvelles régulations de la mondialisation, Poitiers 14-15 mai 2009, p.11.

8Hector Guillem Romo, art. cit.

9 François Perroux, L’Economie du XXème siècle, Paris, PUF, 1964, p. 344. Voir aussi, Sandrine Michel, « Rationalité économique des coûts de l’homme. Une transformation structurelle constitue-t-elle une rupture ? », Bordeaux, 2004, http://conte.u-bordeaux4.fr/Perroux/Com/Michel.pdf

10 Cette distinction peut être rapprochée de celle qui existe entre autosuffisance alimentaire et sécurité alimentaire.

11La dépendance économique d’un pays, c’est-à-dire, le fait que l’économie de ce pays dépende de variables externes peut revêtir deux formes principales. Elle peut être réciproque, à la limite symétrique (A dépend de B et B dépend de A selon diverses modalités). Dans ce cas on dit qu’il y a interdépendance. Elle peut être unilatérale ou asymétrique (A dépend de B et B ne dépend pas ou dépend peu de A). Dans ce deuxième cas on dit qu’il y a domination de B sur A. Hector Guillem Romo, art.cit. p 10-11.

12 Friedrich List, Système national d’économie politique, Paris, Gallimard, 1998 [1841].

13 Voir par exemple : Celso Furtado, Théorie du développement économique. Paris, PUF, 1970.

Lisbonne ou l'éternel départ

Le Portugal d'hier et d'aujourd'hui...

Ville pleine de mélancolie, d'ombres du passé et du bruit du présent, Lisbonne vit repliée dans son splendide isolement, indifférente à la marche du monde. Plongée dans l'introspection sans fin de son âme tourmentée, elle s'est à peine aperçu des bouleversements que la modernité lui a fait subir. Pour se venger, elle aime égarer ses visiteurs dans les dédales des vieilles ruelles de quartiers dont les habitants n'ont pas été chassés par la spéculation immobilière ( comme dans d'autres capitales européennes).

L'âme portugaise

Il faut d'abord commencer par son histoire pour tenter de comprendre le Portugal ( si cela est donné aux simples mortels). A l'aube des temps, les Dieux se seraient déjà promenés sur les rives du Tage à la tombée de la nuit. Bien avant qu'Ulysse ne fonde la ville de Lisbonne ( selon la légende), des peuples de l'Age du Bronze poussés vers la pointe occidentale de l'Europe par les grandes migrations des temps obscurs, rendaient hommage au soleil, élevaient des mégalithes, des dolmens et des menhirs, et mettaient en place une société tournée vers les échanges sur l'ensemble de l'arc atlantique.

Lieu de passage pour les marins et les commerçants, le Portugal vit les Phéniciens, les Celtes, les Romains, les Wisigoths et les Maures emportés par les flots de l'Histoire. Ne pouvant qu'être portugaise, Lisbonne sera conquise par le roi Alfonso Henrique ( descendant direct de chevaliers bourguignons venus chercher la gloire dans le reconquête ibérique) en 1147 sur les musulmans. Capitale d'un royaume qui réalise rapidement son unité nationale (une des premières du continent) et ses frontières définitives, elle incarne la résistance face aux velléités d'absorption du voisin espagnol.

Bloquée vers l'intérieur des terres, la volonté d'expansion du Portugal se tourne vers les mers. Grâce à l'ambition d'Henri le Navigateur, qui rêvait d'un destin fabuleux pour son royaume, des générations de marins lusitaniens s'élancent sur tous les océans du monde. Une petite nation d'à peine un million d'âmes va construire un empire planétaire qui couvre l'Afrique, l'Asie et l'Amérique. Cette geste nationale nous fut chantée par Luis de Camões dans ses chroniques tragiques des mers océanes, les Lusiades.

Fernando Pessoa, l'autre grand poète portugais, a pu écrire ainsi que le sel de la mer est fait des larmes versées par les portugais pour la conquérir. C'est peut-être lors de cette période héroïque qu'est né ce désir de souffrir incarné par la saudade. Le terme est intraduisible dans une autre langue que le portugais. Littéralement c'est le sentiment du souvenir, plus poétiquement c'est la présence de l'absence. De ceux qui partirent sur les Océans à ceux qui par des chemins clandestins gagnèrent les tristes cités industrielles de l'Europe du Nord, les portugais se sont souvent éloignés de leur terre natale pour trouver fortune ou, plus modestement, de quoi manger. Mais toujours avec cette foi et ce courage qui les firent respecter pour leur sens de l'effort et du sacrifice. De la douleur du départ et de l'attente est née une nostalgie, une insatisfaction tragique, un culte de la douleur et du deuil des espoirs perdus qui envahit la vie quotidienne de mélancolie chronique.

De la souffrance, il ne va jamais en manquer pour le Portugal, mais il y a aussi une force terrible qui anime l'âme portugaise. Qui défie même la Mort. En effet, dans la pénombres du monastère des Jéronimos, là où reposent les dynasties d'antan et les grands hommes, un espoir subsiste. Un caveau demeure vide...

C'est une belle et triste histoire. Don Sébastien monte sur le trône du Portugal à peine âgé de 16 ans. Le jeune prince blond et svelte ne rêve que d'épopée chevaleresque alors que nous rentrons dans le monde moderne. Il s'enferme dans une vie ascétique et refuse de se marier avant d'avoir libéré la Terre Sainte des infidèles. L'esprit des croisades soufflera sur l'expédition qu'il monte pour asseoir les possessions marocaines du Portugal. Dans cette folle entreprise, il entraîne l'ensemble de la noblesse et 17000 hommes. Débarquée en Afrique, l'armée progresse jusqu'à la plaine d'Al Ksar Al Kalir où, le 4 août 1578, elle se retrouve face aux troupes musulmanes trois fois plus nombreuses. Longtemps incertaine, la bataille est un véritable massacre qui se termine à la nuit tombée par la défaite des Portugais. Débute alors un mythe comme les aiment les Portugais. On ne retrouve pas le corps du roi, qui semble s'être évaporé lors de la dernière charge des chevaliers chrétiens.

Profitant de la vacance du trône, les espagnols envahissent le pays. Pendant 60 ans, Lisbonne doit subir l'occupation et attend le retour de son roi. Cet espoir au-delà de l'espérance, console et entretient la résistance.

La légende dit que Don Sébastien attend, caché du monde, le moment où il reviendrait pour le bonheur du Portugal instaurer le Cinquième Empire, l'ultime empire chrétien basé sur la justice et la foi. Peu de portugais se permettent de se moquer de cette légende. Elle fait partie de la mythologie nationale et certains vieux érudits lisboètes attendent la venue par un matin brumeux, du jeune roi réveillé de son trop long sommeil.

 

Un Etat pas vraiment nouveau, une révolution trahie et une crise à venir...

Au vingtième siècle, durant près de quarante ans, le Portugal vivra figé par la volonté d'un homme, Oliveira Salazar. Ancien universitaire, il dirigea dès les années 1930 l'Estado Novo d'une main de fer. Régime plus réactionnaire que fasciste, le Portugal de Salazar se veut le garant d'une « nation pauvre mais digne », d'un nationalisme prudent et fidèle à la tradition catholique. En vérité, il sera le garant des biens de la haute bourgeoisie urbaine et des grands propriétaires terriens. La misère des paysans sans terre et le contrôle des ouvriers dans les usines est la règle sous la dictature. Jouant sur les tous les tableaux durant la Seconde Guerre Mondiale, Salazar gardera le Portugal à l'écart des bouleversements du siècle. Forteresse de l'anti-communisme, le Portugal intègre l'Otan dès sa fondation en 1949. La dictature portugaise ( comme l'Espagne Franquiste) est jugée un très bon allié par les Américains pendant la guerre froide.

Dans les années 1960, l'édifice se fissure. Le Portugal s'accroche à son empire colonial africain. Les troupes du contingent envoyées sur les théâtres tropicaux combattent les guérillas d'inspiration communiste en Angola, au Mozambique ou au Cap-Vert. Avec de lourdes pertes. En parallèle, une hémorragie vide le pays, celle de l'émigration massive des portugais au quatre coins du monde ; le pays a perdu ainsi près de 10% de sa population des années 1960 à 1970. Durant cette décennie, le nombre de Portugais en France est passé de 50 000 à plus de 700 000.

L'explosion était inévitable. Le 25 avril 1974, les habitants de Lisbonne sont réveillés par les chars des régiments rebellés. Les « capitaines » insurgés sont pour la plupart issus du peuple et leur sympathie va souvent vers le Parti Communiste Portugais d'Alvaro Cunhal. Sorti de la clandestinité, le Mouvement des Forces Armées va rapidement prendre la tête d'un vaste mouvement de nationalisation des grands trusts et d'une réforme agraire offrant enfin des terres à de nombreuses familles paysannes. Le pays bascule, la Révolution des Oeillets règle le problème colonial et ouvre un intermède révolutionnaire de plusieurs années. Il faudra toute la puissance du bloc atlantique (et la passivité de l'Union Soviétique qui ne voulait surtout pas remettre en cause l'équilibre géopolitique de la Guerre Froide) pour ne pas voir le Portugal devenir un nouveau Cuba en pleine Europe Occidentale. Fait peu connu, un agent américain Frank Carlucci, qui a déjà organisé l'assassinat de Patrice Lumunba au Congo, aura pour mission de favoriser tous les courants, quel que soit leur bord politique, hostiles au PCP et aux généraux procommunistes ou neutralistes.

Le processus révolutionnaire sera bloqué par une bourgeoisie qui contre attaque en sabotant l'économie. L'ensemble de l'Extrême Gauche, maoïstes et Trotskystes réunis, entreprend de violentes campagnes contre le PCP et sème la discorde. Ces groupes, probablement téléguidés, feront tout leur possible pour empêcher une prise de pouvoir par le PC. Le parcours des leaders gauchistes sera d'ailleurs révélateur, comme celui de José Manuel Barros, par exemple. Dès la fin de la dictature, ce fils de la bourgeoisie conservatrice prend la tête du mouvement des étudiants maoïstes portugais, le MRPP (Mouvement pour la Réorganisation du Parti du Prolétariat), qui se spécialise dans les attaques violentes des permanences communistes. On sait aujourd'hui que ce groupuscule a probablement été financé par la CIA dans sa stratégie de la tension. José Manuel Barros poursuivra dans cette voie, devenant un fort respectable homme politique atlantiste et président de la commission européenne.

Le Parti « Socialiste » de Mario Soares parviendra à mettre fin à l'expérience révolutionnaire dès 1975. La gauche sera une force de rétablissement de l'ordre et le garant des intérêts de la bourgeoisie. En 1985, l'entrée dans la CEE fermera définitivement la parenthèse.

Avec l'Exposition Universelle de 1998, Lisbonne rentre de plain-pied dans la modernité. La croissance économique a redonné vie au pays. Un important effort de construction d'infrastructure bouleverse la société. Mais les belles vitrines et les grosses voitures ne font pas oublier, pourtant, les « favelas » poussant autour des grande villes. Les fléaux contemporains sont évidemment présents : l'explosion de la consommation de drogue et l'apparition dans les jardins publics de zombies junkies, l'insécurité et les tensions communautaires.

Les inégalités se creusent entre les bénéficiaires de la croissance des années 1990 et la majorité des classes populaires. Selon de récents chiffres, la moitié des portugais gagne 560 euros mensuels (voire en-dessous car la plupart des pensions de retraite sont de 400 euros environ). Les prix des produits de consommation étant assez proches des nôtres, il faut toute la force des réseaux de solidarité familiaux et communautaires pour survivre ( chacun partageant les récoltes des petits bouts de terre que beaucoup cultivent avec savoir faire dans la moindre parcelle disponible).

Depuis le début de la crise, le pays est sous la menace de la banqueroute financière. Attaqué par les spéculateurs boursiers, le Portugal est en pleine politique d'austérité En quelques mois, la Trokaï ( FMI, UE et politiciens complices) ont plongés les classes populaires à la limite de la misère. Le gouvernement du « socialiste » José Sócrates (comme notre cher président, son nom est très souvent cité dans des affaires de détournement de fonds) a mené ce vaste plan de restructuration qui sabre dans les salaires des fonctionnaires et les retraites.

Quand vous discutez avec les travailleurs portugais (jeunes comme vieux) , tous vous diront que la situation ne peut pas durée, qu'une explosion sociale est aussi possible. Mais l'étincelle, qui l'allumera? Pourra-t-elle, aussi, déclencher une nouvelle révolution ?

Daily Life in Portugal in the 1940s and 1950s (14).jpg

 

20/11/2014

SUPPORTEZ L'OSRE ! SUPPORT OSRE !

Rébellion, Organisation socialiste révolutionnaire européenne, SRE

14/11/2014

Conférence de Charles Robin et Alain de Benoist à Montpellier le 5 décembre

affiche-5decembre.jpg