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14/10/2014

Les étapes de la lutte des classes contemporaine : Mai 68

Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la lutte des classes n’a cessé d’être une réalité. Les années de relative prospérité des « Trente Glorieuses » ne furent pas aussi idéales que l’on nous les présente, elles furent une brève parenthèse où le patronat dut faire quelques concessions à un mouvement ouvrier particulièrement combatif et conscient, dans le contexte d’une confrontation avec le Bloc de l’Est .

Dès la fin des années 1970, le capitalisme entreprit une transformation sans précédent de son fonctionnement. La mise en place de l’ultra libéralisme, accompagnée par la Droite et la Gauche, allait détruire les fondements traditionnels de la classe ouvrière et déclencher une crise profonde dans la société européenne. Face à ses attaques, les travailleurs tenteraient de résister sans aucune aide. La trahison de la Gauche et des syndicats, les gesticulations de l’Extrême Gauche (sous ses divers avatars, du trotskisme aux alters de tout poil) et la stérilité d’une Extrême Droite « populiste » ne facilitèrent pas leur tâche. Mais les défaites sont toujours des leçons utiles pour les victoires de demain…

Article paru dans le numéro 30 (Mai/Juin 2008) pour « démystifier » un épisode clé de l’histoire contemporaine.

 

Adresse aux prolétaires sur le quarantième anniversaire de Mai soixante-huit.

Notre propos est clairement centré sur les termes de l’Adresse ci-dessus énoncée. Pourquoi commémore-t-on un anniversaire ? Cela va-t-il de soi ? Il en va probablement de l’identité et de l’avenir de l’être en question. Sur le plan historique il s’agirait d’évoquer la signification ou/et les causes de « l’évènement », sa portée au présent et de « tirer des leçons de l’histoire ». Or, l’histoire de Mai 68 n’a pas encore été réellement écrite. Le serait-elle dans sa véracité qu’elle plongerait plus d’un dans un abîme de perplexité, notre époque ayant porté au sommet d’un art majeur la pratique de l’occultation et de la manipulation. Ce qui est visible ne l’est que spectaculairement. Néanmoins des voix discordantes commencent à se faire entendre à contre courant des versions officielles. Notre but n’étant pas de plaire, nous les appuierons de notre contribution, en précisant que nous nous adressons aux prolétaires conscients, c’est-à-dire, à ceux, pour qui les jeux ne sont pas faits, pour qui le capitalisme n’est pas l’horizon indépassable de la praxis humaine.

II

Il est légitime de replacer Mai 68 dans un contexte de plus longue durée que celle de l’évènementiel et de manière concomitante au sein de processus s’accomplissant un peu partout dans le monde. Ainsi, d’un certain bouillonnement de contestation axé contre l’impérialisme américain au Vietnam durant les années 60 et d’une certaine perception des débuts d’une crise économique qui irait en s’approfondissant ultérieurement dans les places fortes du capitalisme. Néanmoins, il se produisit quelque chose d’important en France. Les diverses versions officielles ont raison sur un point, et en général c’est pour le glorifier : ce fut un moment de rupture. En un sens, celle-ci fut bien radicale. Même lorsque Sarkozy affirma qu’il faut en finir avec l’héritage de Mai 68, il s’agit paradoxalement de l’hommage du vice à la vertu. Toute l’ambiguïté réside dans la nature de cette vertu. Justement, celle-ci rendit possible la réussite d’un fervent de l’atlantisme s’élevant avec toute une clique sur le cadavre du gaullisme et de son esprit d’indépendance. Le libéralisme sarkozyen dépasse tout en le conservant (pastiche de l’Aufhebung hégélienne) l’héritage soixantuitard. Subvertir les points de repère et comportements d’une société tout en élevant le résultat de cette subversion au rang de sérieux pour en faire le terreau d’une réforme du capitalisme, voilà qui est vraiment « révolutionnaire ». Du passé a été fait table rase. C’est la source libérale/libertaire de 68 que certains auteurs ont, avant nous, identifiée comme promotion de la subjectivité hédoniste, revendicatrice, constamment insatisfaite sur le plan de ses droits. Sans attaches, cette machine désirante est configurée selon les critères de la société marchande mondialisée. Ce modèle anthropologique aliénée est hautement prisé de nos jours, dans la mesure où le souci de soi s’apparente au fonctionnement d’une micro entreprise autogérée. Au sein de l’entropie sociale généralisée, la dynamique cellulaire individuelle demande constamment à être relancée afin de se survivre à elle-même. Mais ce n’est là qu’une illusion radicale masquant sa finitude non assumée authentiquement. La mort n’est pas surmontable par le narcissisme. Aussi, nos contemporains atomisés ne peuvent-ils que reproduire à l’infini « l’homme unidimensionnel ». Mais cela est bien suffisant pour que le système se perpétue. Et là où la tension avait été une des plus âpres, en France, où avait été théorisé le pouvoir de « la subjectivité radicale », est dit clairement maintenant qu’il s’agit d’en finir avec ces enfantillages. En finir avec les images de l’utopie pour ne conserver que les rouages de la machine économico politique désirante : la pratique vertueuse du libéralisme quotidien. Au-dessus de la massification citoyenniste règne sans partage la classe dominante porteuse du projet mondialiste qui avait tant d’obstacles et de résistances à renverser. Qu’importèrent les moyens utilisés pour ce faire. Au terme de quatre décennies écoulées, nous voilà au seuil d’une réintégration sans état d’âme de la France au sein de l’OTAN et l’imaginaire social, par ailleurs, n’a jamais été autant capté par la réification marchande.

III

Pour d’autres, il y a la nostalgie non assumée en tant que telle. Mai 68 serait la source à laquelle devraient s’abreuver les combats futurs car la Gauche n’a pas baissé les bras et dans sa plus ou moins grande radicalité nous promet toujours de belles et grandes choses. Dans quel abîme d’obscurantisme ne serions-nous pas plongés si les luttes héroïques soixantuitardes (principalement celles dont héritent les bobos), ne s’étaient pas produites ? Le mythe des Lumières a la vie dure. Certains n’ont pas encore dessillé les yeux sur la nature de « l’Union de la gauche ».

Il y a, enfin, ceux pour qui Mai 68 vit la résurgence d’un courant authentiquement révolutionnaire après qu’aurait soufflé pendant quelques décennies (les avis divergent sur le nombre) le vent glacial de la contre révolution (« il est minuit dans le siècle »). Il est vrai que pour une minorité significative de révolutionnaires, la période des années 60-70, fut l’occasion de se réapproprier un certain nombre d’idées, de débats, de prolonger la réflexion doctrinale en s’appuyant sur la connaissance de courants marginaux issus du mouvement ouvrier (conseillisme, gauche communiste internationale, etc.). Cela était bien plus pertinent et intéressant que le crétinisme gauchiste et eut l’immense avantage de mettre en avant la critique de la mystification démocratique sécrétée par le capital. Ne serait-ce que par le recul pris envers les insuffisances et les naïvetés de Mai 68, ce courant de gauche communiste renaissant s’est quand même positionné par rapport à cet ensemble d’évènements importants. Il semblait alors possible de penser que venait de prendre fin une longue période de contre révolution débutée par le reflux des luttes surgies dans le sillage de la révolution d’Octobre et consolidée par la seconde guerre mondiale suivie du plan Marshall. Au delà des banalités de la critique de la société de consommation, le prolétariat réapparaissait en tant que sujet historique autonome agissant à travers le mouvement de grève générale et des occupations de Mai 68 en France et ultérieurement en Italie. D’autant que la classe ouvrière n’allait pas tarder à s’apercevoir durant la décennie suivante que le capitalisme n’était pas à l’abri de crises majeures ayant comme résultats un ensemble de restructurations mettant à mal les conditions d’existence des travailleurs (désindustrialisation, délocalisations, explosion du chômage). C’est alors que pesèrent des facteurs politiques majeurs dont il est loisible d’évaluer la portée avec le recul des ans.

IV

Il est toujours plus ou moins hasardeux de désigner tel ou tel moment ou facteur déterminant du cours de l’histoire. Cela induit un effort d’explication de celui-ci, ce qui dans le fond ne pourrait reposer que sur une méthode expérimentale dont l’application à l’histoire est quelque peu inadéquate. Mais un effort de compréhension et donc d’évaluation de ce qui est significatif peut être tenté. Nous voyons s’articuler deux éléments politiques majeurs autour du Mai 68 français. L’élimination du Général De Gaulle et l’affaiblissement du Parti Communiste Français ; deux forces opposées mais néanmoins complémentaires. Celles-ci témoignaient de la spécificité de la France en Europe Occidentale. D’un côté, l’indépendance gaullienne à l’égard de l’OTAN, de l’impérialisme étasunien et se donnant les moyens stratégiques et diplomatiques de l’être ; de l’autre, le parti communiste le plus puissant à l’ouest de l’Europe, héritier d’une tradition de résistance au capital bien enracinée.

La tentative gaullienne de rapprochement franco-allemand en 1963 avait été sabotée par les Etats-Unis. Il fallait rendre impossible la constitution d’un noyau fort européen échappant à l’hégémonie atlantiste. La déclaration du Président français sur l’indépendance du Québec, la guerre des Six Jours, l’agression impérialiste au Vietnam et la critique de la prééminence du dollar firent déborder le vase. Il fallait éradiquer le Général ; la trahison d’un certain nombre de ceux qui étaient sensés lui être proches facilita la manœuvre. L’URSS, quant à elle, n’avait aucun intérêt dans cette opération, percevant bien les manigances étasuniennes. De là, l’attitude modératrice du PCF durant les journées de mai. Corrélativement, était rendue possible la surenchère maximaliste gauchiste dont les organisations avaient été forgées à cette fin. La CIA et le Mossad n’y furent pas étrangers. Les chefs gauchistes furent remerciés de leur action et grassement rétribués, leur réussite sociale en témoigne ; ils sont, depuis, comme des poissons dans l’eau (des piranhas) non au sein des masses mais dans le fleuve fangeux du libéralisme. Le sale boulot terminé, certains d’entre eux décrétèrent leur autodissolution tandis que subsistait une frange d’irréductibles, manipulée par l’appareil d’Etat à des fins de terrorisme intérieur. Cela prit une autre dimension en Italie où le même appareil testa la stratégie de la tension. Dans les deux cas on désorienta les classes ouvrières les plus expérimentées et les plus conscientes de l’Europe occidentale.

V

Rappelons que sur le plan international, Mai 68 fut contemporain du soit disant « Printemps de Prague » et de l’intervention, au mois d’août, des troupes du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie. Pour ce quarantième anniversaire, la bourgeoisie aime à rappeler cet évènement dans le style d’une nouvelle fable évoquant le « printemps des peuples » ayant ultérieurement abouti à la dissolution du bloc socialiste à l’est et à la légitimation de celle-ci. L’affaire est plus obscure qu’on ne le dit. On peut regretter cette immixtion impérialiste à Prague (point de vue défendu à Tirana à l’époque, par exemple). Mais, du point de vue géopolitique, la machine à déstabiliser l’Europe de l’ouest et de l’est, était lancée. Il était inévitable que l’URSS, se ressaisissant momentanément sur le plan géostratégique durant la période Brejnev, ripostât. Au-delà des balivernes sur « le socialisme à visage humain », on peut s’interroger sur les intentions véritables à long terme de Dubcek et de son entourage. Le PCF commit alors l’erreur, ainsi que dans les années qui suivirent, de reprendre à son compte la rhétorique des droits de l’homme. On voit, depuis, ce qui lui en coûta malgré sa course de rattrapage derrière l’attelage de la social démocratie mâtinée de trotskisme. Même son soutien à l’intervention soviétique en Afghanistan fut maladroitement légitimé. On perçoit mieux de nos jours ce qui se jouait réellement là bas.

VI

1968-2008 : quarante ans de lavage des cerveaux à base de droits de l’homme, de triomphe de la démocratie, de chute du communisme, etc. La réalité à la fin : des sommes astronomiques englouties par le capital pour déstabiliser l’URSS, mettre sur pieds une Europe fantomatique, soumettre tous les peuples au processus de mondialisation économique et idéologique. Et tout cela afin d’écarter le spectre qui hante la mauvaise conscience de la bourgeoisie : la praxis révolutionnaire du prolétariat qui avait osé relevé la tête en ces journées de mai. Ce fut l’ambiguïté de cette période. L’idéologie qui progressait dans la société –et cela n’est jamais accompli de manière uniforme et monolithique- était libérale/libertaire. Elle n’était évidemment pas mise en avant et portée par les ouvriers. Mais au gré de l’explosion médiatisée de ces journées là, les travailleurs se prirent à rêver et à agir. Ils n’étaient donc pas réconciliés avec l’esclavage salarié et leurs consciences n’étaient pas totalement asservies à l’idéal consumériste. Ils prirent des risques, engagèrent leurs vies (répression sanglante en juin 68 aux usines Peugeot de Sochaux). On comprit ce qu’est la violence prolétarienne organisée lorsque les travailleurs agissent par eux-mêmes et non en fonction d’intérêts corporatistes limités, balisés par la bourgeoisie. Il fallut étouffer cela, la Gauche sociale démocrate et pseudo révolutionnaire s’en chargea, jugulant lentement ce qui restait de conscience et d’organisations révolutionnaires ou potentiellement révolutionnaires (Union de la Gauche, années Mitterrand, antifascisme fantasmée, immigrationnisme forcené, citoyennisme, etc.).

Le prolétariat est-il soluble dans la mondialisation ? Désorienté certes, il l’est. Et surtout par l’ampleur des enjeux et de la lutte qu’il faudrait engager pour y répondre. La barbarie déchaînée par le capital pour se perpétuer est vertigineux (paupérisation de milliards de personnes sur tous les continents, destruction accélérée des écosystèmes, guerres meurtrières dont de nombreux conflits conduits ou directement instrumentalisés par Les USA et ses alliés). Ce n’est pas parce que la configuration traditionnelle du prolétariat s’est modifiée, en France et en Europe en particulier, à cause de la désindustrialisation, des délocalisations et des tâches dites virtuelles, qu’il se serait évanoui dans la nature. Les travailleurs exploités constituent l’immense majorité de la population, les efforts accomplis par la bourgeoisie pour lui extorquer toujours plus de profit en sont la preuve. 

Les lignes qui précèdent ont donc pour but de montrer la voie du ressaisissement, la formulation de la critique du mensonge institué et la prise de conscience de la réalité de ce qu’est la lutte des classes : un rapport de forces plus ou moins mouvant. A nous de l’incliner du bon côté.

Jean Galié 

 

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La déshumanisation capitaliste

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L’observation de la société actuelle appelle une condamnation définitive du système qui l’a produite. Le capitalisme aura généré un monde déshumanisé, où l’homme n’est plus qu’une statistique abstraite dans un tableau de perte et profit, et sans autre finalité que la destruction de la planète. 

12/10/2014

Résistance offensive !

En tant qu’européen, j’ai conscience de me mouvoir dans une époque en perdition. Le terme de « crise » revient fréquemment. Crise financière d’abord. De celle ci il ne sera pas question, la priorité lui étant largement accordé lors des grandes messes télévisuelles. Car il en existe d’autres, plus subtils, moins visibles. Je voudrais évoquer ces déficits de combativité, d’idéalisme, d’action, autant de phénomènes plongeant les peuples d’Europe toujours plus près de la fosse sceptique du nihilisme.

Nous avons assisté à la chute de grandes idéologies, qu’il s’agisse du socialisme étatique ou encore du fascisme corporatiste mussolinien. J’irai même plus loin en arguant que nous sommes les témoins directs de la mise au tombeau, lentement mais surement de notre démocratie représentative (qui ne représente qu’elle même). Interrogez un européen à l’heure d’aujourd’hui et je suis persuadé qu’il vous dira en son for intérieur tout le mal qu’il pense des technocrates de Bruxelles. Pourtant cette même personne s’en contente, ne fait finalement qu’établir un constat, aussi douloureux soit t-il.

L’analyse des organisations qu’établit le sociologue Michel Crozier dans son ouvrage fameux Le Phénomène Bureaucratique pourrait peut être nous éclairer. A l’image des employés de SEITA, nous préférons accepter tacitement les dispositions d’un système insidieusement et indirectement en contradiction avec nos véritables valeurs car ce dernier nous accorde un espace – réduit – de liberté – illusoire puisque faisant partie d’un grand tout organisationnel prévu d’avance, rappelons l’adage de Pierre Kropotkine : « Les libertés ne se donnent pas elles se prennent »-. Afin « d’optimiser » (recherche de la performance) et de rentabiliser (recherche de profit) au mieux ce périmètre factice, nous croyons bon de nous soumettre à l’entièreté des injonctions d’une des instances de notre régime, la médiacratie. Elle est le principal organe de cette idéologie hédoniste, nous poursuivant de son odeur mortifère en tout lieux, (centres commerciaux bien entendu, transports en commun, autoroutes, rues) et sous un nombre variés de formes (visuelles, orale).

En acceptant la soumission au, pour reprendre une expression chère à Alexis de Tocqueville, « despotisme démocratique », en échange d’un échantillon de bon plaisir, nous mutons progressivement en une masse sous perfusion constante, tels des sidaïques se transmettant inconsciemment ces MST que représentent les médias ou encore la voix de ces nouveaux prophètes détenant les vérités révélées auquel nous devons tous croire que sont les experts (à une idée un visage)… En clair, tout est fait pour nous empêcher de nous retrancher afin, dans une optique jungerienne de « recourir à nos forêts ». Cette médiocratie dans laquelle l’Europe se décompose semble sans échappatoire, toute velléité pouvant être qualifié de « révolutionnaire » (de manière à provoquer un changement, un choc aux conséquences politiques et idéologiques concrètes s’inscrivant dans la durée) étant rendu impossible. Alors, « que faire » ?

Partir du principe que, comme le dirait Ernst Niekisch, que « résistance est activité ». Rester en éveil, à l’écoute de sa pensée pure et vraie, debout et en mouvement. Il ne s’agit pas de s’imaginer en rebelle devant l’éternel, annonçant tel le héraut médiéval la libération prochaine des consciences européennes et ainsi d’espérer récolter l’admiration de ses pairs. Au contraire, il s’agit de mettre son individualité au service du collectif, en somme, penser pour « faire » penser, être l’une des multiples étincelles pouvant enflammer le brasier. C’est cette mission que se donne l’OSRE depuis sa création.

Par le camarade Dazibao 











 

03/10/2014

Hugo Pratt : Le voyageur entre deux mondes

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Il arrive que pendant de brefs instants, notre pensée puisse se jouer de la grisaille quotidienne pour vagabonder dans les terres du rêve. L'imaginaire offre aux âmes éveillées une liberté qui ne peut être vendue par les sociétés multinationales spécialisées dans les féeries de pacotille. L'homme libre puise dans les songes la force de réenchanter le monde qui l'entoure et de ne pas sombrer dans le désespoir de ses contemporains. Hugo Pratt, par son talent et la ligne claire de ses dessins, nous a offert de partager un peu de la richesse des légendes dorées qui avaient bercé son existence. Sachant comme il est dur de vivre dans une époque sans fantaisie, sans imprévus et sans joie, il nous invite dans son oeuvre à traverser le miroir pour le rejoindre.

Une jeunesse buissonnière

Hugo Pratt aimait à dire qu'il connaissait treize façons différentes de conter sa vie, dont sa préférée était la septième... Dans cette affirmation qui pourrait passer pour farfelue quand l'on ne connaît pas son histoire, on retrouve ce goût vénitien des masques mystificateurs, mais surtout le sentiment d'avoir vécu bien plus d'aventures qu'une vie ordinaire ne pourrait en contenir.

Né le 15 Juin 1927 dans une Italie en pleine mode des chemises noires, ses racines plongent dans l'ancienne Venise d'avant l'invasion touristique. Sa famille était le reflet de cette citén entre Occident et Orient, dont les habitants conservent farouchement l'indépendance. Son père, Rolando Pratt, homme cultivé et dynamique, était un militant fasciste des plus ardents. C'est ,d'ailleurs, grâce à son engagement qu'il devait rencontrer la mère de l'artiste, Eveline Genero, dont le père était le fondateur de la section locale du parti fasciste, « La Serenissima ».

Les Generos avait des origines marranes (les marranes étaient des juifs espagnols ou portugais convertis plus ou moins de force) qui les faisaient s'intéresser aux pratiques ésotériques de la Kabbale. S'il régnait dans la famille Pratt un certain agnosticisme, on se passionnait volontiers pour les cultes secrets et pour les hérésies. La mère d'Hugo l'entraînait souvent visiter les anciennes rues du vieux ghetto où il entendit pour la première fois les noms maudits de Simon le Magicien, d'Origène, d'Arius et d'Hypatie. On lui parlait aussi de la clavicule de salomon, de l'émeraude verte de Satan et du Saint Graal dans les palais de la noblesse vénitienne. Toutes ces références ajoutées à d'autres viendront enrichir son oeuvre future.

Hugo Pratt quitte Venise en 1937 pour la première grande aventure de sa vie. Son père est envoyé en mission en Ethiopie, alors à peine conquise par les troupes du Duce. Il découvre l'Afrique et la bêtise de la colonisation occidentale qui veut imposer ses valeurs « civilisatrices » à des peuples aux antiques et nobles traditions. On lui présente l'aventurier français,Henry de Monfreid, et ses pas rencontrent ceux de Rimbaud dans les étendues désertiques de la Somalie.

Quand la seconde guerre mondiale éclate, il est mobilisé pour combattre les résisistants éthiopiens dans une unité de police indigène. Il a, à peine, 16 ans et se retrouve pendant plusieurs mois dans le désert de Dankalie parmi les nomades et les contrebandiers. Suite à la défaite italienne en Afrique et à l'occupation britannique, le père du dessinateur meurt peu après son arrestation par les alliés ; il laisse à son fils un exemplaire de l'Ile au trésor en lui assurant que, lui aussi, y découvrira son trésor. Hugo est interné avec sa mère dans un camp de concentration anglais pour les civils italiens. Il bénéficie d'un rapatriement sanitaire et retrouve son pays profondément divisé. Dans la guerre civile qui durera deux ans, il choisit de rester fidèle à ses amis quel que soit le bord qu'ils aient pu choisir. Il profite de l'anarchie régnante pour mener ses coups d'éclats personnels sous divers uniformes (incorporé de force à la marine de guerre allemande, il déserte et rejoint les troupes américaines) et séduire les plus jolies jeunes filles de Venise. Mais il se découvre en même temps un talent pour le dessin, et plus particulièrement la bande dessinée, qu'il cultivera jusqu'à ce que la célébrité le rattrape.

A travers les 7 portes de la vie.

La guerre finie, Hugo Pratt se retrouve rapidement à l'étroit dans une Europe en voie d'uniformisation. Il embarque pour l'Argentine et s'installe dans une des villes les plus animées de l'époque, Buenos Aires. Le régime péroniste ne le change pas trop de l'Italie Mussolinienne ; il fréquante une foule de personnes hautes en couleurs, des collabos français et des oustachis croates en exil, ainsi que les juifs du groupe Synagogues et le jazzman noir américain Dizzy Gillespie, le tout sur fond de tango et de pratique virile du rugby. Au bout de dix ans, il se résoudra à regagner l'Europe, mais gardera l'habitude de voyager autour du monde, de l'Irlande à l'Ile de Pâques en passant par l'Amazonie et l'Angola. Le succès sera au rendez-vous, en 1967, avec la parution de La Ballade de la Mer salée où aura lieu la première apparition de Corto Maltèse, le héros qui va le consacrer comme un maître de la BD mondiale.

Ce marin errant est une sorte d'Ulysse, bien décidé à ne pas laisser les dieux choisir pour lui son destin. Personnage romantique, il mène ses combats sans se soucier du regard que les autres porteront sur ses actes. Fidèle à lui-même et à ses amis (dont fictivement font partie Jack London et Joseph Staline), il n'hésite pas à s'engager pour des causes, de préférence, perdues. Suivi comme son ombre par son « pendant » maléfique et néanmoins frère de sang, le voleur Raspoutine, il poursuit sa route, imperturbable.

Hugo Pratt collaborera à Pif, journal qui connut un énorme succès auprès de plusieurs générations d'enfants, aux côtés de Rahan et de Ragnar le Viking. Dans les années 1970, il se sentait comme un martien dans une époque dominée par un gauchisme de luxe qui s'était arrogé le monopole de la pensée vertueuse. Avec les années Quatre-vingt, les pseudos-révolutionnaires de Mai devinrent de féroces yuppies sans foi ni loi, mais le regard qu'ils portèrentt sur le travail de Pratt resta le même : inutiles et enfantines sont les aventures de Corto. Retiré des affaires du monde dans sa maison-bibliothèque suisse où sont rassemblés près de 30 000 ouvrages, il leur répond à sa façon : « Le monde actuel, guidé par la technologie et les considérations économiques liées à la rentabilité et au profit n'intéresseraient pas beaucoup Corto Maltese. Il vit dans un monde où rien n'est décidé à l'avance, où il faut sans cesse faire des choix ». On retiendra également de lui cette phrase lourde de signification pour un artiste issu du siècle passé : « Il m'arrive de ne plus avoir envie de sortir de ce monde de mythes et même de ne plus savoir où est le monde réel ». Le 20 août 1995, lors d'une belle nuit d'été, Hugo Pratt fit son dernier songe et rejoignit définitivement la fée Morgane dans l'Ile d'Avalon.

 

A lire (après l'ensemble des albums de l'auteur), Le Désir d’être inutile. Entretiens autobiographiques avec Dominique Petitfaux, Robert Laffont.