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12/12/2011

Entretien avec Costanzo Preve : Que veut dire être « marxiste » de nos jours ?

Article paru dans le numéro 33 (2008) de la revue Rébellion. Un grand merci à monsieur Y. Branca pour sa traduction et ses  notes. 

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Rébellion : Tu rejettes la pertinence de la dichotomie gauche/droite. Tu as été, semble-t-il, vilipendé pour cela en Italie. Peux-tu expliquer ta pensée à ce sujet ainsi que la genèse de celle-ci ? Comment faire pour traduire politiquement la critique de cette dichotomie ?

Costanzo Preve : Les attaques dont j’ai été l’objet en Italie (et par là-même, la rupture ou l’affaiblissement d’amitiés vieilles de plusieurs dizaines d’années) n’ont pas pu modifier le moins du monde mon programme de travail et de recherches, qui s’étend sur cent quatre vingt degrés ; je ne peux donc admettre le chantage de ceux qui veulent imposer de se borner à l’angle droit. Quand on cherche des voies nouvelles, on a toujours un prix à payer, et je considère que celui que je paie est minime. Comme enseignant à la retraite, je n’ai pas eu à payer économiquement (expulsions politiques, licenciements, refus d’embauche, etc.). Encore une preuve du principe marxiste selon lequel la liberté spirituelle n’est possible que sur la base d’une liberté matérielle qui la précède : dans mon cas, la fonction publique.

Ces attaques ont eu trois raison essentielles: d’abord, mon refus argumenté de la pertinence actuelle de la dichotomie droite/gauche, comme critère pour s’orienter dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques, et culturelles présentes. Deuxièmement, j’ai accordé des entretiens et collaboré à des revues et des périodiques réputés de «droite » par préjugé, parmi lesquelles les revues françaises d’Alain de Benoist. J’en profite en passant pour dire je ne considère pas les revues d’Alain de Benoist comme de « droite », que je les considère plutôt comme des revues qui critiquent l’actuelle évolution « mercantiliste » de la droite. Si je devais les définir en un mot, je dirais : « revues critiques ouvertes à cent quatre vingt degrés ». Troisièmement, j’ai publié certains livres sans avoir fait aucune distinction entre des éditeurs réputés de « gauche » ( Bollati Boringhieri, Citta’ del Sole : La Cité du Soleil)) et des éditeurs réputés de « droite » : ( Settimo Sigillo : Le Septième Sceau , All’ insegna del Veltro : Le signe du Lévrier (1)). Vous savez bien comme il est difficile d’être publié si l’on est hors des circuits universitaires ou politiques « protégés ». Je n’ai jamais et seulement exigé que deux choses : qu’on ne me demande pas d’argent pour me publier, et aucune censure explicite ni implicite. Il me semblait que j’avais, pour ainsi dire, « joué franc jeu ».

Il n’en a pas été ainsi. Non sans un peu de naïveté, je pensais que, de même qu’un juge s’exprime par ses sentences, et un médecin par ses observations cliniques et ses diagnostics, de même fait un philosophe , par ses positions, absolument indépendantes de la couleur de la couverture du livre où elles sont exprimées. Mais évidemment, ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Dans le monde manipulé de la paranoïa politique et identitaire de l’appartenance tribale, les positions philosophiques ne comptent pour rien, ce qui compte, c’est la couleur de la couverture. Et ce problème-là est sans solution, parce que c’est le problème lui-même qui prétend être la solution, et nous sommes dans un cercle vicieux. Je suis certainement un penseur original, mais aussi très modeste. Je suis certain que si des penseurs comme Sartre ou Althusser avaient publié chez ses éditeurs considérés comme «  impurs », ils auraient été eux-mêmes passés sous silence.

Et voici, en bref, ce que je pense: la dichotomie Droite/Gauche a globalement exprimé un ensemble de vraies contradictions politiques et sociales, grosso modo, pendant deux siècles : de 1789 à 1989 ; mais cette dichotomie tend à disparaître, en entrant dans une nouvelle phase du capitalisme, que Hegel aurait définie comme « spéculative », et non plus dialectique, où la structure des classes antagonistes subsiste encore, mais ne peut plus être connotée par le conflit entre une bourgeoisie et un prolétariat dans le vieux sens du terme ; et par conséquent , si nous nous trouvons vraiment dans une phase inédite

d’un capitalisme absolument post-bourgeois et post-prolétarien, et donc aussi post-fasciste et post-communiste, dans lequel s’est rompue la vieille alliance entre intellectuels et salariés(V. Boltanski-Chiapello (2) ), il est alors inévitable que toutes les anciennes catégories politiques et culturelles dichotomiques soient à redéfinir et à réécrire. Mais c’est cela qui est empêché, présentement, par la force d’inertie, qui ralentit tout, des formes institutionnelles des trois structures de domination : la classe politique d’administration du système, dépourvue de toute conscience malheureuse (3) ; le cirque médiatique de manipulation spectaculaire ; la cléricature intellectuelle universitaire de la philosophie et des sciences sociales. Ce ralentissement ne durera pas toujours, mais il peut durer encore pendant tout le cours de la vie terrestre de qui est entré dans le troisième âge, et peut-être bien même du deuxième âge. La genèse de ma pensée doit être reconstituée par d’autres, parce que tout point de vue autobiographique sur soi-même, par définition, n’est pas digne de créance. Mais si je dois répondre à tout prix, je dirai qu’il faut en trouver la genèse dans un processus d’autocritique radicale, interne, du point de vue révolutionnaire marxiste d’extrême gauche auquel j’ai adhéré dans ma jeunesse, dans les trois pays où j’ai vécu et dont je connais bien la langue et la situation politique: l’Italie, la France, et la Grèce. Cette autocritique politique radicale m’a pris plusieurs dizaines d’années ; elle s’est évidemment assortie d’inévitables désillusions existentielles, et de ruptures, quelquefois tragiques, quelquefois comiques, toujours tragi-comiques, avec d’anciennes appartenances et solidarités politiques et culturelles. Mais ici, mon expérience personnelle rejoint celle de ceux de ma génération politique, celle des quarante années qui vont de 1960 à 2000.

Comment faire pour traduire politiquement la critique de cette dichotomie ? Il est bien connu que la principale difficulté pratique et quotidienne consiste à être amalgamés et diffamés comme « fascistes infiltrés » dans le corps sacré de la vraie gauche politiquement correcte. Ces gens de gauche ne sont certainement pas les ennemis principaux, évidemment, mais ils sont les adversaires directs, immédiats, qui de fait empêchent la communication politique et la légitimation culturelle publique de cette position. A court terme, sur la base d’une évaluation réaliste et sans gémissements inutiles, nécessairement impuissants, j’estime que, malheureusement, les conditions politiques et culturelles ne sont pas mûres encore pour que cet obstacle soit surmonté. Je voudrais, évidemment, qu’il en fût autrement. Mais pour le moment, c’est comme cela. Je me rends compte parfaitement que l’ on s’use assez vite, lorsqu’on doit concentrer quatre vingt quinze pour cent de ses propres efforts pour expliquer qu’ on ne fait pas partie des émules de Barbe-bleue, de Landru, du Marquis de Sade, ou de Jack l’ éventreur. De même que la pensée des Lumières fut la condition préalable et indispensable à la formation consécutive d’organisations politiques, je considère qu’il est aujourd’hui nécessaire qu’apparaisse un équivalent nouveau des anciennes Lumières, qui puisse donner jour à une nouvelle configuration symbolique et philosophique, qui fasse évanouir peu à peu non seulement la dichotomie Droite/Gauche, mais encore tout le cirque des dichotomie qui l’ accompagnent : ( Athéis-me/religion ; Progressisme/ Conservatisme, Bourgeoisie/Prolétariat – dans le vieux sens du terme, Fascisme/ Antifascisme, Commu-nisme/Anticommunisme, etc.). Aujourd’hui, ces dichotomies ne sont pas seulement erronées, elles se sont incorporées à des structures matérielles de pouvoir et de légitimation. Or, la force d’inertie de ces structures parasitaires est énorme.

Et cependant, ce n’est pas une raison pour se retirer dans la vie privée, ou se contenter d’une simple attitude de témoignage culturel, d’ ailleurs nécessaire. Mais le « militant » de cette position doit savoir, hélas, que l’obstacle symbolique de la diffamation sera dévastateur ; et s’il n’en allait pas ainsi, cela voudrait dire que sa propre proposition est inoffensive, et insignifiante. C’est justement parce qu’elle n’est ni insignifiante ni inoffensive, mais explosive en puissance et éruptive, qu’il faut s’attendre à ce que le « vieux monde » symbolique s’accroche et lutte avec bec et ongles avant de disparaître.

 

R : Que veut dire être «  marxiste » de nos jours ? Que signifie ta position de «  communisme critique » ?

 C.P : Se déclarer « communiste critique » est une tautologie, parce qu’il est impossible de ne pas être tout ensemble communiste, et critique. Comme l’a fait remarquer Emmanuel Renault avec justesse, la pensée de Marx se base sur l’idée de critique comme sur son fondement essentiel, d’où il suit que sa prétention propre à la véracité dérive de là-même – mais ceci, Renault ne l’affirme sans doute pas.

C’est du reste ce que Kant appelle un jugement analytique, où le prédicat est contenu dans le sujet. Le communiste est critique comme le corps est étendu. Alors – pourra-t-on dire -- comment expliquer que l’immense majorité des communistes réels (et non l’idée platonicienne du communiste, ou son idéal-type weberien) n’ont pas été critiques, mais a-critiques, c’est-à-dire, dogmatiques? Marx lui-même l’a expliqué. Lorsqu’une théorie originairement critique est idéologiquement incorporée à des stratégies de légitimation du pouvoir, vient s’ y greffer la fausse-conscience qui est par nécessité celle des agents historiques, et qui est « organisée » en structures administratives de pouvoir. Il s’agit d’un phénomène dialectique, que la seule lecture de la Phénoménologie de l’ Esprit de Hegel permet de conceptualiser.

L’idée de critique se retourne dialectiquement en idéologie de légitimation, sitôt que la nécessaire fausse-conscience des agents historiques s’en empare, si la situation historique objective ne permet pas une élaboration communautaire plus appropriée aux possibilités historiques. En ce qui me concerne, plutôt qu’un « marxiste critique », je suis un marxiste qui essaie, presque toujours vainement, d’être critique. J’y réussis quelquefois, mais pas toujours.

Quant à ce que peut signifier être marxiste aujourd’hui, il faudrait le demander aux quelques marxistes encore en activité. Je ne peux répondre que pour moi-même, en utilisant nécessairement ce petit mot, «  je », que l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda (4) a défini autrefois comme « le plus odieux des pronoms ». Par manque de place, je suis obligé d’être extrêmement synthétique.

En premier lieu, je serais souvent tenté de suivre mon défunt ami Jean-Marie Vincent, qui a indiqué que la première chose à faire pour celui qui veut se relier à Marx, c’est de « se débarrasser du marxis-me ». Mais le contexte symbolique où je me trouve m’oblige malgré que j’en aie à revendiquer fièrement mon marxisme, comme le signe provocateur de mon refus à me confondre avec la pittoresque bande des « soixante-huitards repentis ». Il ne s’agit pas tant du vieil et glorieux mot d’ordre d’ « épater le bourgeois » ; et c’est aussi parce que dans l’entre-temps, le bourgeois est devenu impossible à repérer, et a entièrement «  libéralisé » ses puissances d’indignation. Si nous nous déclarons marxistes en face d’un post-bourgeois d’aujourd’hui, il va nous répondre, comme le marquis de Sade : « Français, encore un effort ».

En second lieu, le modèle de Marx demeure le seul à unir une philosophie universaliste de l’émancipation à une théorie des modes de production, et du mode de production capitaliste en particulier. Chez Althusser, j’accepte la critique de l’historicisme et de l’économisme, mais certainement pas celle de l’ humanisme. Je considère celui de Marx comme un humanisme révolutionnaire intégral. Je ne crois pas aux sciences de l’histoire. A mes yeux, les seules sciences proprement dites sont les sciences naturelles. Quitte à faire scandale, je tiens Marx pour la troisième et dernière grande figure de la philosophie classique allemande, après Fichte et Hegel (quant à Schelling, pour être bref , je le considère comme un panthéiste romantique et un spinoziste kantien(5)). Je ne crois pas du tout que Marx soit « matérialiste », à moins d’user de ce terme dans un sens métaphorique, comme une triple métaphore représentant l’athéisme, la « praxis », et surtout la structure si on l’oppose à la superstructure. Je tiens véritablement Marx pour un penseur traditionaliste, parce qu’il se relie à la tradition communautaire de la philosophie européenne, qui s’oppose à la nouveauté de l’individualisme moderne atomisé (Hobbes, Locke, Hume, Adam Smith, et quant à Smith, je partage son approche par Michéa). Je considère Denis Collin comme l’un des penseurs marxistes français les plus intéressants, parce qu’il a eu le courage de critiquer les aspects utopiques de la pensée de Marx, sympathiques mais erronés, devant lesquels, en général, les « marxistes » se prosternent avec vénération.

Pour faire bref, si l’on veut être des critiques vrais, et non pas feints et domestiqués, il faut que la critique adopte ce que Descartes appelait le doute hyperbolique. Se contenter du vieil et ennuyeux doute méthodique n’est digne que d’appariteurs de la philosophie. En un mot, voici ma définition du marxiste critique: c’est celui qui, fidèle à l’anticapitalisme radical de Marx, porte sa critique jusqu’au niveau du doute hyperbolique, sans se laisser épouvanter par la force d’inertie des positions erronées solidifiées en plus d’un siècle (et erronées surtout par historicisme et/ou par utopisme). Tout le reste doit être laissé au libre débat. Lequel, cependant, n’est en fait pas même commencé, nonobstant quelques pionniers courageux (l’un d’eux me vient à l’esprit : Georges Labica, mon ami disparu.)

 

R : Quels sont les grands axes de ta critique du capitalisme ? Est-ce que la crise actuelle du capitalisme rend légitime un projet commu-niste de dépassement de celui-ci ?

C.P : Deux remarques préliminaires, avant d’aborder la partie essentielle de ta question.

Premièrement, je ne pense pas qu’il existe quelque chose qui s’appelle un « projet communiste pour dépasser le capitalisme ». Sur ce point, je reste fidèle à la manière dont Marx posait le problème: il ne croyait pas à l’élaboration d’un projet communiste, qu’il tenait pour la formulation d’une utopie. En admettant qu’il soit possible (comme d’ ailleurs je le crois), et que nous puissions nous accorder aussi sur les seuls linéaments généraux de son profil historique, économique, politique, et culturel ( et tout cela reste évidemment encore à vérifier), le communisme, à mon avis, n’est pas un projet, mais plutôt un ensemble de conditions économiques, sociales, et surtout culturelles préalables, qui d’ailleurs ne me paraissent pas encore mûres du tout, pour le moment, et sur la base desquelles les agents sociaux concrets peuvent alors éventuellement tenter de greffer des pratiques visant à dépasser la synthèse sociale capitaliste. J’espère que tu apprécieras ma démarche prudente pour définir les choses. Le défaut des groupes communistes d’extrême gauche est justement selon moi celui de se présenter devant des militants et des électeurs avec une sorte de « projet », qu’il s’agirait évidemment d’appliquer. Mais le communisme n’est jamais un projet à appliquer. Si c’est un projet, alors, cela ressemble comme deux gouttes d’eau au défunt commu-nisme historique du XX° siècle mort depuis peu ( 1917-1991), qui était exactement un projet d’ ingénierie sociale, ensemble despotique et égalitaire, sous coupole géodésique protégée ( cette expression est de Jameson (6)). Il s’agit là d’une conception positiviste, qui trouve sa source non pas chez Karl Marx, mais chez Auguste Comte. Rien là de très grave, évidemment, pourvu qu’on en soit pleinement conscient. Partant, plutôt que de recommencer à se promettre un impossible projet ( et déjà, Spinoza disait de se garder de concevoir Dieu comme un sujet qui projette la construction du monde naturel et moral), mieux vaut essayer de construire les conditions culturelles et sociales au sein desquelles, libres de toute omnipotence « projective », les sujets individuels et sociaux puissent développer leurs « potentialités » (ici encore dans le sens spinozien de « puissance » : en France, vous avez le bonheur d’avoir d’ excellents commentateurs de Spinoza, comme mon ami André Tosel (7)).

En second lieu, je crois que c’est une erreur que de relier trop hâtivement les possibilités d’une révolution anticapitaliste à la montée d’une crise structurelle du capitalisme lui-même (comme il me semble que le soit celle qui est en cours, qui a éclaté il y a à peu près un an). Ses deux grands précédents historiques ne sont pas rassurants.

La grande crise du capitalisme qu’on appelle la « grande dépression » des années 1873 à 1896 ont donné lieu à la période la plus contre-révolutionnaire de l’histoire contemporaine (colonialisme, racisme, impérialisme, antisémitisme, etc.). Si nous passons à la grande crise de 1929: elle a donné lieu à une période de contre-révolution : fascisme et guerre. Le communisme historiquement constitué en Europe après 1945 (non seulement dans les pays de l’Est, mais aussi en Italie et en France) n’a pas été un résultat de la crise économique, mais exclusivement des victoires militaires de l’U.R.S.S. Par conséquent, sans avoir la place ici d’approfondir ce sujet, j’affirme que je trouve imprudent de fonder d’excessifs espoirs anti-capitalistes sur l’exis-tence d’une telle crise, pour grave et structurelle qu’elle soit.

L’axe principal de ma critique à l’égard du capitalisme se base sans aucun doute aussi sur le scandale moral de l’inégalité croissante et sur le scandale culturel des manipulations médiatiques et de la dégra-dation anthropologique des sujets de l’individualisme absolu, mais je dois reconnaître que ce ne sont pas là pour moi les deux éléments philosophiques fondamentaux. L’aliénation et le fétichisme de la marchandise sont affreux, mais on a toujours pu jusqu’ici, d’une certaine façon, coexister avec eux. Le problème fondamental pour moi consiste dans cette dynamique de développement sans limites de la production capitaliste, et en ceci, que l’infini-illimité (en grec ancien apeiron, comme dans le fragment d’ Anaximandre (8)), est le facteur principal de désagrégation et de dissolution de toute quelconque forme de vie communautaire. Et d’ailleurs, j’interprète la dynamique même de la philosophie grecque classique comme un combat entre l’élément communautaire et l’élément privé ; plus spécifiquement : dans tout le cours de la lutte entre les classes subalternes qui aspirent à sauve-garder la cohésion sociale et économique de la communauté, et les classes supérieures qui visent à dissoudre les liens communautaires, en se libérant de liens de dépendance économique de la communauté, ouvrant ainsi les portes à l’ accumulation chrématistique (9), dont Aristote avait déjà formulé une critique radicale, qui n’a rien à envier à celle que fit Marx dans d’autres circonstances ( voir, à ce sujet, les développements jamais dépassés de Karl Polanyi (10)).

Si j’insiste beaucoup sur cette référence aux anciens grecs, ce n’est pas pour faire étalage d’ archaïsme ou d’érudition, mais parce que mon interprétation de Marx en est directement influencée. La principale erreur qu’on fait généralement sur le communisme, c’est celle de le considérer comme une sorte d’« affaire privée » des contradictions spécifiques au seul mode de production capitaliste, alors qu’il s’agit au contraire de la forme spécifiquement moderne (moderne = capitaliste) d’ un courant de l’histoire universelle beaucoup plus profond, et de longue durée : celui de la toujours résurgente opposition entre la tendance communautaire, agrégative, solidariste des hommes, et leur tendance individualiste, dissolutive, privative (11).

Au moins, ceci est ma conception personnelle et spécifique du communisme. D’où il dérive pour moi, que, paradoxalement (mais c’est un paradoxe dont j’ai bien conscience, et Jean-Jacques Rous-seau disait qu’entre paradoxe et préjugé, il faut choisir le paradoxe) Marx a été non seulement un philosophe idéaliste allemand classique, mais encore un grand penseur traditionnel classique, parce que tout simplement il a redéfini et reformulé la tradition communautaire et anti-individualiste (fondée par Aristote dès les temps antiques, renouvelée et présentée d’ une nouvelle manière par Hegel à l‘époque moderne), dans une opposition radicale à la nouveauté individualiste du capitalisme anglais robinsonien (12), destructrice de tout fondement communautaire de la société ; fondement que John Locke exprima métaphoriquement par le terme de « substance » (le mot vient de sub stare :être dessous, tenir bon), précisément pour en proclamer l’inexistence, en tant que, selon sa conception de la société privée de toute «substance » ( qui représente la communauté), elle était redéfinie en termes de réseau de relations mercantiles individuelles. David Hume compléta l’ouvrage en concevant une auto-fondation intégrale économique de la société sur l’habitude de l’échange marchand, éliminant toute référence philosophique (le droit naturel) et politique

(le contrat social). Jean-Claude Michéa a entièrement raison de dire que la contradiction propre à la « gauche » consiste à nier les consé-quences du modèle de Smith, tout en recevant ses présupposés philosophiques et anthropologiques (13).

Je pourrais m’étendre sur ce propos ; je dois m’arrêter par manque de place. Mais j’estime qu’il est déjà clair que j’apporte une image radicalement nouvelle de Marx, et des raisons fondamentales qui légitiment une critique du capitalisme après l’échec du communisme historique du XX°siècle tel qu’il fut réellement; et après la découverte des apories du modèle original utopico-scientifique de Marx – cet oxymoron n’est évidemment pas le fruit d’une distraction, il est absolument voulu, et intentionnel.

R :T’intéresses-tu à la géopolitique, et penses-tu que celle-ci puisse être un instrument utile à une théorie critique du capitalisme ?

C.P. : A l’intérieur de l’univers symbolique auto-référentiel de la culture de la gauche au profil politiquement correct, la géopolitique est a priori, en tant que telle, considérée comme « de droite », sans tenir compte de ses différentes écoles et thèses diverses. Ce fait est apparemment incompréhensible, puisque la gauche a en effet dans son pedigree de grands maîtres du « réalisme », de Machiavel à Marx et Lénine, etc. Mais cela provient d’une évolution récente de la gauche elle-même, du réalisme au moralisme; plus précisément, du réalisme stratégique à des doctrines et programmes d’un moralisme testimonial qui n’est pas loin de jouir de son impuissance. Cette fascination de

l’impuissance moraliste testimoniale a toute une génétique, avec deux racines principales. La première est, eu égard aux aspects extrême-ment « réalistes » du communisme historique du XX° siècle récem-ment décédé (le réalisme d’un Staline, d’un Mao, etc.), l’élaboration d’un sentiment de culpabilité, qui comporte un revirement dialectique de la violence révolutionnaire en programmes d’impuissance mora-liste testimoniale. La seconde de ces racines est un sentiment d’im-puissance à former des projets, lequel procède, quant à lui, de l’écra-sante menace d’une sorte de dispositif technico-économique inexorable : le Gestell (14) de Heidegger, «  l’horreur économique » de madame Forrester, etc.

Il est évident que la géopolitique n’est ni de droite, ni de gauche, et fut toujours pratiquée par tous, de Gaulle, Roosevelt, Hitler, Staline, etc. Le seul fait de s’en occuper représente déjà un acte très symbolique de résistance intellectuelle envers ceux qui prétendrent nous imposer une position de témoignage purement moraliste condamnant tout « réalisme » en tant que tel. Alors qu’en son temps Marx essaya de dépasser Hegel (je n’ai pas ici la place d’examiner s’il y a plus ou moins bien réussi), la gauche voudrait désormais bel et bien enterrer les critiques de Hegel envers ce qu’ il appelle « la belle âme ». L’interprétation la moins mauvaise de la géopolitique qu’on trouve aujourd’hui sur le marché est celle dite « eurasiatique ». Cet avis ne suppose pas du tout mon adhésion à une mystique eurasiatique, qui combine la vieille slavophilie à l’idéalisation de l’empire mongol. Ce qui m’intéresse est une pure géopolitique de défense de l’Europe contre son incorporation à l’empire des U.S.A (V. Jacques Sapir, Emmanuel Todd, Samir Amin, etc.). Mais il est indubitable que Sarkozy et madame Merkel rament en sens contraire, et que par conséquent, ce projet (qui est aussi celui de De Grossouvre, etc.) ne paraît guère actuel. Dommage ! Personnellement, je le partage pour l’essentiel.

R : Les derniers mois, s’est développée ce que l’on a appelé « l’Obamania ». Comment analyses-tu cette nouvelle lubie médiatique, et plus profondément, y vois-tu un nouveau cap adopté par la politique des Etats Unis ?

C.P : Pour moi, je ne crois pas à la légende qui a cours dans la vieille métropole européenne, et selon laquelle Obama aurait été expressé-ment choisi par les Américains pour une opération internationale de lifting d’image, destinée au reste du monde désormais indigné par la politique et les idées de Bush. Les américains sont le peuple culturel-lement le plus introverti du monde, et comme tous les peuples impé-  riaux et autoréférentiels, dotés d’une idéologie messianique de « destin évident » ( Manifest destiny (15)), sur des bases bibliques marquées par l’Ancien Testament (et qui servent aussi de fondement symbolique à leur appui intégral au sionisme), ils se fichent complè-tement de ce que le reste du monde peut penser. Ils votent en partant d’eux-mêmes, et de leur situation économique. J’estime que les causes de la victoire d’Obama sont toutes internes, et qu’elles tiennent à l’éclatement de la grande crise de l’été 2008. Les républicains avaient mené la politique économique la plus oligarchique et inégalitaire depuis la déclaration d’indépendance de 1776, et il s’est donc formé une alliance sociologique et électorale entre les travailleurs et la couche inférieure de la classe moyenne (lower middle class). Pour les U.S.A., je crois qu’Obama, c’est cela, et rien que cela. Je crois que ceux qui se font des illusions sur un changement stratégique dans la situation impériale et géopolitique des U.S.A. seront vite déçus. La stratégie impériale des U.S.A. domine sur tout changement d’image et de classe politique, si important soient-ils.

Voilà pour Obama. Tandis que l’« obamania » est un phénomène européen, fermement piloté par la manipulation médiatique, et parti-culièrement par la télévision. Le cirque médiatique est assurément poussé par des logiques internes de spectacularisation, devenues très autonomes par commission même, désormais directe, de la politique et de l’économie. Les européens sont devenus comme les sujets provinciaux de l’Empire romain. Après la mort de Vercingétorix étranglé dans une prison de Rome (sort très semblable à celui de Saddam Hussein et de Milosevic), les sujets provinciaux se sont mis à considérer que la domination de Rome était prévisible, et à souhaiter simplement qu’un Marc-Aurèle remplace un Néron. En bref, l’Oba- mania est un phénomène culturel inspiré par la volonté européenne de servilité envers le gentil empereur noir qui a remplacé le méchant empereur blanc, et aussi par l’espoir dont se flattent les intellectuels de gauche, qui croient que l’empire deviendra multilatéral de soi-même, c’est-à-dire à partir d’en haut.

Ce n’est pas grave. Il y en a encore qui croient au créationnisme et à la terre plate. Mais tôt ou tard, il faudra bien que l’enfant même le plus naïf devienne adulte.

R : Certains voient se développer avec espoir l’expérience boliva-rienne de Chavez au Venezuela. Que penses-tu de ce projet « socia-lisant » ? A-t-il une originalité ?

C.P. : Bien sûr que je suis attentif à l’expérience bolivarienne du Venezuela de Chavez, avec adhésion, solidarité, intérêt, espoir. Je soutiens complètement son solidarisme populaire, comme sa politique d’indépendance à l’égard des U.S.A. Ceci est évident, et ne demande pas d’autres précisions. Mais à ce propos, je tiens à mettre en garde de ne pas retomber dans un vieux défaut européen, l’exotisme révolutionnaire latino-américain de compensation de notre longue et pittoresque impuissance. Au moins, l’exotisme chinois comportait cinq années d’étude des idéogrammes et des monosyllabes à plusieurs tons ; mais l’exotisme latino-américain est plus à la portée de la main, il suffit d’un simple cours de trois mois d’espagnol dans une ambiance d’ « immersion totale ». Pauvre Ernesto Che Guevara, devenu une icône pop de l’esthétique post-moderne ! Il ne l’aurait certes pas voulu, ni mérité. Les pays andins ont le problème de la mise en valeur politique et culturelle des indiens, situation absolument non-européenne, bien qu’idéale pour les touristes politiques européens. Si les portugais sont des brésiliens tristes et introvertis, les brésiliens sont des portugais joyeux et extravertis, et dans ma perspective le Brésil est le pays le plus intéressant pour nous, européens. Toutefois, je n’ai aucune confiance dans le syndicalisme (voir Lula), que je considère comme un phénomène peu intéressant, à la différence du populisme charismatique (voir Chavez), qui l’est beaucoup plus, et adéquat à la culture politique latino américaine (voir à ce sujet les analyses d’ Alberto Buela (16), que je partage). Mais le populisme a un défaut : il ne tient que tant que le Chef populaire est vivant et en bonne santé. Le populisme charismatique du parti unique du type communiste vaut certainement mieux, vu l’expérience historique du siècle dernier ; mais cela ne résout pas le problème…

Chavez n’est pas si intéressant par sa culture politique, qui répète de vieux modèles du populisme anti-impérialiste latino-américain, et qu’ en ce qui me concerne, j’ai souvent entendu exposer dans les mêmes termes par des étudiants latino-américains de gauche, dans le Paris des années soixante ; mais par la fonction historique objective qu’ il exerce. Dieu le bénisse et le garde longtemps ! Economie mixte, participation populaire, abandon du stupide « athéisme scientifique », rattachement aux traditions bolivariennes (Guevara était d’ailleurs un bolivariste). Parfait, tant que le prix du pétrole est élevé. Chavez n’est pas important parce qu’il est un modèle, ou parce qu’il offre des livres à Obama. Chavez est important simplement parce qu’il existe. Et c’est déjà beaucoup.

R. : Quelle est ta position sur la construction européenne ? En France, les « souverainistes » rejettent toute idée de projet politique supranational européen. Comment te situes-tu par rapport à ce débat, et penses-tu qu’il soit possible d’envisager un socialisme pour l’Europe ? Aurait-il d’ ailleurs une spécificité ?

C.P. : Les « souverainistes » français, qui pour l’essentiel ont mon approbation et ma solidarité (je suis ici en désaccord avec mon cher ami Alain de Benoist), représentent une version de gauche du gaullisme. C’est donc un phénomène presque exclusivement français, en ce que, hors de France, un vrai gaullisme n’a en effet jamais existé. Je porte en fait sur le gaullisme un jugement positif tempéré, au delà de son profil culturel conservateur (que je ne partage évidemment pas); c’est que je vois l’aspect principal de la contradiction européenne dans l’indépendance de l’Europe à l’égard des U.S.A.

(je tiens, comme vous le voyez, le langage de Mao), et cet aspect principal détermine aussi l’ aspect social du modèle économique européen, qui ne deviendra l’aspect principal (ce que pour le moment il n’est pas encore), que lorsque seulement le premier aspect sera résolu, et que la dernière base militaire américaine devra décamper de l’ Europe. Pas de démocratie athénienne avec une garnison athénienne ou spartiate sur l’Acropole. Je suis helléniste, mais il n’est pas besoin d’être helléniste pour comprendre cela.

L’Italie est un pays complètement dépourvu d’aspiration à la souveraineté nationale (je n’ai pas la place ici d’en montrer les causes, qui se résument dans le fait que le fascisme a entraîné la souveraineté nationale elle-même dans sa défaite méritée); à son sujet, je dois donc, malheureusement, dire avec de Gaulle, que l’Italie n’est pas un « pays pauvre », mais un « pauvre pays » (17). C’est triste, mais il y a bien là une douloureuse vérité.

L’Europe, selon moi, n’est pas une nation. Si je pensais qu’elle l’était, et qu’elle peut le devenir en un temps moins long que les temps bibliques, je serais un européiste convaincu. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais penser que je suis compatriote des finlandais, ou des estoniens, et non des tunisiens, ou des égyptiens. Une belle confédération d’Etats- nations en Europe me suffirait, en lui en ajoutant peut-être quelques-uns pacifiquement, par autodétermination (comme par exemple les basques, qui méritent, selon moi, d’avoir leur Etat-nation). Quant à un possible modèle de socialisme européen, il ne peut se caractériser que par un communautarisme démocratique, avec la plus complète liberté d’expression et d’organisation politique, constitutionnellement garantie; il n’en est évidemment pas question avec l’O.T.A.N. et les bases américaines. Mais tout cela appartient au futur. Pour le présent, j’aurais voté « non » à la constitution euro-péenne, comme l’ont fait une intelligente majorité de français.

 

(Réponses traduites de l’italien par Yves Branca)

 

N. D. T.

1 : Le nom de ces maisons d’édition est significatif : La Cité du Soleil est une allusion à l’ouvrage le plus célèbre de Tommaso Campanella, et le « Lévrier » est une allusion à la « prophétie du lévrier » du Virgile de Dante, au Chant premier de l’Enfer de la Divine Comédie. Virgile annonce à Dante qu’un lévrier fabuleux (que les uns ont interprété comme le Christ à son retour glorieux, d’autres comme un grand Empereur ou un saint pape) renverra en enfer la louve hideuse et effrayante, symbole de l’avidité et de la cupidité qui dévastait la malheureuse Italie, et dont l’apparition l’épouvante au début de son voyage mystique. .

2 : V. Luc Boltanski et Eve Chiapello : « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard, coll. Essais.

3 : Ce terme, d’ ailleurs très heureux, est un des signes de l’attachement de l’auteur à la pensée de Hegel.

4 : Carlo Emilio Gadda (1893-1973) est un de plus grands romanciers et essayistes italiens du XX° siècle : (La mécanique, La connaissance de la douleur, Le château d’ Udine, Eros et Priape, etc.)

5 : Raccourci qui exprime bien le déchirement de Schelling entre l’influence de Kant et de Fichte (le moi, l’ego transcendantal) et celle de Giordano Bruno et de Spinoza (la Nature), dans la formation de sa pensée.

6 : Fredric Jameson (né le 14 avril 1934) est un critique littéraire américain et un théoricien politique marxiste. Il est particulièrement connu pour son analyse des courants culturels contemporains ; il décrit le postmodernisme comme une spatialisation de la culture sous la pression du capitalisme.

7 : André Tosel, professeur à l’ Université de Nice, a travaillé sur Spinoza, Hegel, Marx et des philosophes marxistes. Ses travaux portent sur la rationalité moderne, ainsi que sur les philosophies de la mondialisation. V : « Spinoza ou l’autre (in)finitude », L’ Harmattan, 2009. (Par ailleurs, C. Preve a bien écrit dans cette phrase   « spinozien » (spinoziano), et non pas « spinoziste » (spinozista).

8 : Voir à ce sujet l’étude de Costanzo Preve « La sagesse des Grecs », dans la dernière livraison de la revue Nouvelle Ecole sur « LES GRECS » :

 

9 : Chrématistique : proprement : science de la richesse : du grec chrèmatistikos : celui qui fait des affaires ets’enrichit ; de chrêmata, richesses, biens, dérivé de chraomaï : « j’emploie » et « je possède ».

 10 : Karl Polanyi (1886-1964) est un philosophe hongrois auquel on n’a commencé à s’intéresser en France que lorsque son œuvre maîtresse de 1944, La grande transformation, fut enfin traduite en français quarante ans plus tard. C’est une étude socio-historique de l'économie des puissances en équilibre à la veille et au cours de la seconde guerre mondiale, fondée sur l'histoire du capitalisme, depuis le XVIII° siècle jusqu’ à la Seconde Guerre mondiale. La pensée de Polanyi est trop profonde et originale pour être résumée en quelques lignes. V en particulier, de Jérôme Maucourant, Polanyi, une biographie intellectuelle dans la Revue du M.A.U.S.S. (2007), dont plusieurs livraisons ont traité de Polanyi depuis 1987. Polanyi écrivait en 1927 : "Une idée abstraite de la démocratie, qui ignorait avec hauteur la réalité de la structure de classe, de la religion, de la guerre, de la violence, méritait ce sort : que les réalités ne la prennent pas en compte".

Polanyi, Lathatar (L'Horizon), 1927.

11 : Entende « privatif », au sens propre et juridique de « qui exclut entièrement autrui, qui accorde quelque chose à un seul individu ».

12 : Allusion à Robinson Crusoé pris comme symbole de la solitude de l’homme moderne individualiste.

13 : V. Jean-Claude Michéa : Impasse Adam Smith, coll. Champs, Flammarion, 2006.

14 : Gestell : (sens premiers : tréteau, chevalet, support, squelette au sens figuré, piédestal, pieds de meubles, etc…) est le terme repris par Heidegger pour désigner l’essence de la technique moderne et du monde mécanisé. On l’a traduit par « dispositif » (Clément Layet) ou «  dispositif utilitaire » (Yvan Blot) ; mais ces interprétations sont insuffisantes, et C. Preve a raison de nuancer ici ce terme en parlant d’« une sorte de » ; voici un commentaire lumineux d’ André Préau, le traducteur des essais de Heidegger, qui traduit ce terme par « arraisonnement » : « Qu’est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ... Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable ...Qui accomplit l’interpellation provocante? L’homme, manifestement. Mais c’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà provoqué à libérer les énergies naturelles que ce type de dévoilement peut avoir lieu. Où et comment a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme? Nous n’avons pas à aller chercher bien loin. Quand l’homme à l’intérieur de la non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent, il ne fait que répondre à l’appel de la non-occultation, là même où il le contredit. Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. L’appel provoquant qui rassemble l’homme autour de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, Heidegger l’appelle l’Arraisonnement (Gestell). Ainsi appelle-t-il le mode de dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique. L’essence de la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. C’est à partir de ce destin que la substance de toute histoire se détermine. L’arraisonnement, comme tout mode du dévoilement, est un envoi du destin. L’homme dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement. Mais, si le destin nous régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger suprême. »

15 : La théorie du Manifest Destiny, énoncée en 1845 par John Sullivan, selon laquelle la colonisation et la possession du continent américain tout entier appartenaient aux Etats- Unis par « destin évident », fut la première sollicitation de la doctrine Monroe dans un sens impérialiste. V. à paraître à l’automne, aux éditions Krisis, «  Le concept discriminatoire de guerre », textes inédits en français de Carl Schmitt, avec une préface lumineuse de Danilo Zolo, «  La prophétie de la guerre globale », qui éclaire parfaitement la mutation impérialiste de la doctrine Monroe originelle.

16 : Alberto Buela : philosophe argentin géopoliticien. Correspondant en Argentine de la revue «  Nouvelle école ». V. son entretien avec Alain de Benoist dans le n° 122 de la revue Eléments (automne 2006) : «  Pourquoi le rêve de Simon Bolivar peut devenir une réalité ».

17 : En français dans le texte.

17/01/2011

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P04EDITORIAL

Impuissance démocratique

P07IN MEMORIAM

Jean Parvulesco

P08ENTRETIEN

Bernard Conte/La tiers-mondialisation

de la planète en marche

P10CHRONIQUES EUROPEENNES

D’anti-européiste  à euro-phobe :

Le passage d’une opinion politique à une pathologie

P11>Il neige à Dublin

P12SOCIETE

Liberté des anciens et liberté des modernes

P14ACTIVISME

Manipulation, infiltration, provocation...

Ce qu’un révolutionnaire doit savoir de la répression

P15>Qui fut Victor Serge ?

P16POLEMIQUE

Communisme & Complotisme.

Contre les délires complotistes anti-communistes

P21LIVRE

L’Occident vire t-il à droite ?

P22CULTURE

Chuck Palahniuk.

American Psycho

 

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Rébellion c/o RSE BP 62124 31020 TOULOUSE cedex 02.

 

09/09/2009

Lettre de Costanzo Preve à un traducteur français

Note de la rédaction de Rébellion : Cette longue lettre du philosophe communiste italien est un document important pour comprendre la démarche théorique de ce penseur dissident.

Lettre de COSTANZO PREVE à B., traducteur français.

Juin 2009.  

 

  Comme tu m’as écrit une belle et émouvante lettre en langue italienne, je devrais répondre en français. Il faut que tu m’excuses si je ne le fais pas, et si je réponds en langue italienne. Ce n’est pas par paresse, parce que mon français est assez bon pour une réponse dans ta langue. C‘est que je veux montrer cette lettre à des amis italiens qui ne savent pas le français, et avec qui je veux discuter certaines thèses à propos d’un chemin spirituel qui n’est pas seulement le mien, mais qui appartient à notre génération commune. Il faudra évidem-ment en discuter de vive voix. Pour l’instant, j’aligne certains raisonnements sur ma propre voie spirituelle*, pour vérifier s’il y a des éléments communs. Et alors, je passe à l’italien.

 

1. Ce n’est évidemment pas à moi de reconstituer mon parcours politique et philosophique. Le vieil Hegel a écrit : « Tout ce qu’il y a de personnel dans mon œuvre est faux ». Nous lisons Freud, et nous savons que nous ne pouvons rien reconstituer de notre passé sans tomber dans la fausse conscience, et dans les jeux du narcissisme et des refoulements. Toutefois, si je devais interpréter moi-même mon chemin spirituel et politique, je dirais qu’il s’agit d’une élaboration dialectique qui part de la déconstruction progressive d’un code acquis dans ma jeunesse, le code de l’hérésie d’une hérésie.

Mais expliquons nous mieux.

 

2. Le secret philosophique du succès du capitalisme consiste dans la réussite de la mutation d’une genèse particulière en une validité universelle. Le capitalisme est une globalisation économique dépourvue d’universalisme  philosophique, et c’est ce caractère qui lui fait préférer naturellement le relativisme et le nihilisme à toute forme d’ontologie universaliste. Ce n’est pas un hasard si les appareils idéologiques serviles des  facultés universitaires de philosophie ont élaboré pour lui et développé ces dernières décennies (avec des exceptions qui confirment la règle), un code théorique d’iden-tification d’un type relativiste et nihiliste. Pour le capitalisme, l’unique Absolu est la souveraineté de la valeur d’échange, accessible de manière différenciée selon la diversité du pouvoir d’achat; tout le reste est naturellement relatif. Pour que ce mécanisme se puisse reproduire, pas besoin d’aucun fondement métaphysique transcendant, transcendantal, ni même historico-dialectique : voilà pourquoi on parle tant de nihilisme aujourd’hui. Le nihilisme est la philosophie spontanée du capitalisme, et le relativisme sa concrétisation idéologique.

    Le pape Ratzinger voudrait le capitalisme sans nihilisme et sans relativisme. Cela me fait penser à un sot, qui voudrait avoir un foie sain, tout en buvant tous les jours des litres d’alcool fort.

 

3. Le capitalisme naît en Europe occidentale, dans des conditions historiques et culturelles bien spécifiques. Mais il n’aurait pu se répandre partout avec tant de succès s’il n’avait « rencontré » des potentialités individualistes et mercatistes (1) préexistantes, pour subordonnées qu’elles fussent, dans les autres parties du monde (l’Inde, la Chine, etc.). C’est donc qu’il existe une sorte d’individualisme anti-communautaire potentiel dans le monde entier, qui est passé à l’acte en Europe occidentale en premier lieu ( je tiens un langage aristotélicien), et qui s’est ensuite « actualisé » ailleurs. Certes, on peut parler aussi de colonialisme, d’impérialisme, etc. Cependant, sans ce substrat potentiel d’individualisme anti-communautaire (déjà visible d’ail-leurs dans la Grèce des pré-socratiques, dans l’Israël des prophètes égalitai-res, en Chine, etc.), et que l’occidentalisme impérialiste et l’eurocentrisme culturel ont fait passer de la puissance à l’acte, le succès du capitalisme resterait tout à fait inexplicable.

 

4. Pour résumer les choses à l’extrême, la pensée communiste de Karl Marx a une genèse qui procède d’une élaboration rationnelle systématique de la conscience malheureuse bourgeoise ( et par conséquent n’a absolument rien de «  prolétarien »); et elle donne lieu finalement à une hérésie capitaliste.

   Par « hérésie capitaliste », j’entends une pensée qui s’appuie originaire-ment sur les mêmes bases « religieuses » bourgeoises : le mythe du progrès dans l’histoire et le caractère central du développement des forces produc-tives ; en assume donc intégralement les prémisses (critique envers la reli-gion antérieure et envers le caractère fondateur, porteur de vérité, cognitif, et non seulement épistémologique et gnoséologique(2) de la philosophie) ; et rompt toutefois de manière « hérétique » avec elles, sur le fondement du fait incontestable que ni le progrès ni le développement des forces productives ne conduisent à l’égalité et à la liberté, mais à leur contraire. La faiblesse des hérésies par rapport aux religions nouvelles vient de ce qu’elles partagent avec les orthodoxies auxquelles elles se rapportent les mêmes bases dog-matiques, et que partant elles peuvent être facilement «réabsorbées » à un moment ultérieur. L’histoire de presque un siècle et demi de « marxisme », considérée dans son ensemble, est  l’histoire d’une réabsorption dans l’esprit capitaliste général, à partir du moment surtout où la critique artistique et culturelle des intellectuels d’« avant-garde » divorce de la critique écono-mico-sociale des classes subalternes (voir Boltansky-Chiapello).  

 

5. Si le capitalisme est la religion qui a remporté la victoire dans les trois derniers siècles, et le marxisme la principale hérésie de cette religion, je suis l’enfant de l’hérésie d’une hérésie; savoir, de cette culture mêlée de trot-skisme et de maoïsme que j’ai absorbée en réalité dans le Paris des années soixante, et non en Italie, où ce qui prévalait était tout au plus l’hérésie ou-vriériste, dont le dernier représentant postmoderne est Antonio Negri, lequel a fondu ensemble le subjectivisme gentilien (3) de l’ouvriérisme avec   Fou-cault, Deleuze, et Guattari.

 

6. Cette « hérésie d’une hérésie » que j’assimilais n’était pas dépourvue de fondements, puisqu’elle partait de l’observation parfaitement juste que le communisme orthodoxe traditionnel montrait des tendances évidentes à être réabsorbé dans le capitalisme. Ses résultats postérieurs, en Chine et en URSS, ont largement vérifié cette hypothèse ; et en même temps, il faut partir du fait que cette hérésie d’une hérésie (où provisoirement je ne veux pas encore faire de distinction entre trotskisme, maoïsme ni même d’autre hérésies comme le conseillisme mystico-prolétarien de Castoriadis, Lefort, et Lyotard) n’avait quand même pas raison. Elle avait certes diagnostiqué la vraie pathologie (la réabsorption progressive de l’hérésie communiste dans l’orthodoxie capita-liste), mais elle se flattait toujours de l’illusion, que l’unique thérapie consis-tât à radicaliser à l’extrême le modèle hérétique originaire lui-même. 

 

7. Mais dans tout cela, c’était l’hérésie de l’hérésie du maoïsme qui était encore la meilleure, ou si l’on veut la moins pire.

    Le conseillisme fondamentaliste de Socialisme ou Barbarie ( dissout en 1965) se fondait sur un mythe sociologique prolétarien, typiquement oniri-que, à base de purisme moraliste greffé sur un économisme sociologique.

    Quant à la stérilité philosophique et politique du trotskisme, elle tenait à son caractère eurocentrique. Il maintenait toutes les prémisses de l’ortho-doxie communiste (hérésie elle-même du capitalisme, mais basée sur les fondements mêmes de celui-ci) : savoir, le mythe d’un salut exclusivement sociologique-prolétarien, en introduisant l’hypothèse facile, et démonologi-que, du rôle central de la corruption bureaucratique due elle-même à un développement insuffisant des forces productives. Une fois encore, ce qu’on appelle la « rareté », ce pilier de l’économie politique capitaliste, devenait le facteur explicatif fondamental d’une prétendue science de l’histoire. L’hé-résie de l’hérésie trotskiste (et je ne discute pas la sincérité morale de ses meilleurs militants), demeure entièrement enfermée dans la vision eurocentri-que et occidentaliste du monde.

    Le maoïsme était certes un phénomène profondément chinois, mais on ne peut nier que certaines de ses thèses théoriques n’eussent un caractère uni-versel. Il reste vrai, par exemple (et la suite l’a confirmé), qu’à l’époque dite « de transition », et dont nous savons aujourd’hui qu’elle ne l‘était pas du tout, la « bourgeoisie » (terme impropre et incorrect pour désigner l’ensemble des agents stratégiques de l’accumulation capitaliste) se rassemblaient surtout dans le Parti communiste. C’est la réalité. Et cependant, une stratégie extrémiste ( la Révolution culturelle, la Bande des quatre, etc.) s’est révélée inapte à contrecarrer ce processus, elle l’a au contraire involontairement accéléré et favorisé. Ci Ji -Wei (dont j’ai longuement présenté le livre) (4) a bien montré que si la morale communautaire est mécanisée par un projet politique théologique, quand ce dernier s’effondre, elle l’accompagne logi-quement dans sa ruine. 

  Le maoïsme est toutefois un modèle meilleur que le trotskisme, parce qu’il est moins ouvriériste, moins eurocentrique, et que sa conception des classes est moins mythologique. Du moins est-il vaguement averti de l’existence des peuples et des nations, et il ne les « brouille » pas toutes dans une improbable omelette sociologique prolétarienne. La fureur avec laquelle le trotskisme s’est précipité dans le pacifisme, le féminisme différenciateur, et l’écolo-gisme officiel ne peut s’expliquer que par un refus (largement inconscient) de critiquer radicalement cette attitude sociologique prolétarienne, que l’on croit rendre plus « intégrale » et perfectionner simplement en lui « ajoutant » de nouvelles catégories. Mais quand la viande est avariée, inutile d’y ajouter du poivre, des épices, des piments, etc.

 

 8. Mon parcours peut donc être interprété (à tout le moins par moi-même ) comme l’élaboration dialectique, ou, si l’on veut, la déconstruction ration-nelle) d’une hérésie d’une hérésie ( beaucoup plus maoïste que trotskiste). Je n’ai certes pas été le seul à le faire dans le demi-siècle qui s’achève ( 1960-2010). Je sais bien que beaucoup de ceux qui ont mon âge sont pour la plu-part restés fidèles à leur vieille « hérésie d’hérésie » de référence: trotskiste (comme Daniel Bensaïd), ou maoïste (comme Alain Badiou). Je crois que ma relative supériorité sur ces deux respectable philosophes-militants ( que l’on me pardonne ma présomption) vient de ce que j’ai su mieux radicaliser ma déconstruction, ne restant pas à la surface, mais parvenant à descendre jusqu’aux dernières bases métaphysiques qui avaient premièrement constitué l’hérésie (chez Marx), et ensuite l’hérésie de l’hérésie ( trotskisme et maoïsme). Si en effet l’on s’arrête à mi-chemin, on ne peut éviter d’être refoulé vers l’origine par une espèce de gravitation, une calamiteuse fatalité idéologique d’appartenance et d’identité.

 

 9. Par volonté de rupture avec les fondements religieux précédents de l’état turco-ottoman ruiné, Mustapha Kemal Atatürk commença par boire du vin et par manger du porc en public, puis entreprit de supprimer l’alphabet arabe. Je n’aborde pas ici la question de savoir s’il a bien ou mal fait, je la laisse à la turcologie. Je me borne à constater que Mustapha Kemal voulait sauver l’Etat et le peuple turcs menacés d’entière dissolution, et que, se fondant sur cette intention subjective, il commença par enfreindre certains tabous ali-mentaires, puis alla jusqu’à prendre la décision inouïe de changer l’alphabet.

   Depuis longtemps, je suis persuadé qu’il faut changer l’alphabet dans lequel a été écrite l’hérésie marxiste du capitalisme. Il faudra toujours qu’il y ait des spécialistes capables d’étudier et de lire l’alphabet précédent, car sans mémoire du passé, il n’y a pas de futur (et je suis donc pour les lettrés confu-céens et contre le brûlement des livres par ordre de Qin Shi Huang-di, et par conséquent contre les campagnes extrémistes de « critique de Lin-Biao et de Confucius » à la fin de la Révolution culturelle chinoise (5)). Mais l’alphabet doit être changé. C’est l’alphabet dans lequel ont été écrits les grands textes de l’idéologie du progrès et de la prééminence des forces productives, et par surcroît, les classiques de l’Economisme, de l’Historicisme, de l’Utopisme, etc. Mais il y a plus.

 

10. Pour des raisons qu’il serait trop long ici de développer dialectiquement    (mais rien n’est plus facile), le petit monde autoréférentiel (6) des  intellec-tuels de gauche a gardé toute sa bigoterie narcissique, après même la sécu-larisation post-moderne de la vieille trame dogmatico-religieuse qui leur est propre. C’est pour cette raison que ma collaboration à une revue sulfureuse comme celle d’Alain de Benoist équivaut symboliquement à Mustapha Ke-mal buvant de l’alcool, mais sans que je dispose de la force militaire qui empêche la réaction hystérique des « purs ».Bien! Je l’ai fait, et même pis: je collabore à Eurasia, etc. Il s’agit, évidemment, d’un acte symbolique; mais aussi de quelque chose de plus. Il s’agit d’avoir préféré le risque de la recher-che aux fausses sécurités de l’identité et de l’appartenance. Peut-être qu’il intéressera le lecteur de savoir comment je suis venu à cette décision. Si ce n’était qu’un fait personnel, il ne vaudrait pas la peine d’en parler. Pour les narcissiques, le miroir de la salle de bain suffit. Mais je crois que mon dilemme a été celui de toute ma génération politique. C’est pourquoi je vais être obligé d’utiliser le « je », pronom odieux.

 

11. Au point de vue de l’histoire du communisme, les vingt ans qui vont de 1956 à 1976 présentent une certaine unité, si l’on considère qu’ils partent de la prétendue « déstalinisation » du XXème congrès du PCUS et se terminent avec le coup d’état contre la Bande des quatre, un mois après la mort de Mao Zedong. Cependant, alors même que le temps écoulé depuis permettrait déjà d’en faire un bilan historique convaincant, des positions conservatrices qui existent dans la communauté des intellectuels y font obstacle. Je me limiterai ici à quelques observations, très insuffisantes.

   En premier lieu, la représentation de Staline comme « chef des bureaucra-tes soviétiques corrompus » dominait dans les cercles intellectuels occiden-taux. Le paradoxe, c’est que le mouvement trotskiste organisé, infime numé-riquement, était de fait majoritaire dans le domaine intellectuel, et que par suite, la déstalinisation fut subjectivement ressentie par les intellectuels (mais  non certes par les ouvriers communistes) comme un phénomène politique « de gauche ». Il a fallu des dizaines d’années pour comprendre que c’était faux, que c’était tout le contraire. Cette remarque ne comporte pas d’appro-bation de Staline ni de son système politique; mais puisque les cercles intellectuels peuvent ainsi faire une erreur de 180 degrés, il faut se demander pourquoi toute une culture politique se fonde sur des illusions si fragiles et inconsistantes. C’est ici que commencerait ce qu’en son temps Franco Fortini (7) appela « la chaîne des pourquoi ».

   En second lieu, l’énigme historique de ce qu’on appelle « Mai 68 » n’a pas encore été résolue d’une manière satisfaisante. Personne ne soutient plus aujourd’hui que ce fut la « répétition générale » d’une révolution démocra-tique et socialiste dans les pays du capitalisme avancé. Mais en même temps, son image de mythe fondateur « jeuniste » d’un capitalisme libéralisé dans ses moeurs et son éthique sexuelle (v. Boltansky, Lipovetsky) n’est pas entiè-rement satisfaisant. Est-il possible qu’une génération entière ait été abusée à ce point? Pour l’essentiel, il reste vrai, il est désormais historiquement véri-fié, que le capitalisme s’est renforcé et non pas affaibli en se « délestant » de la vieille éthique familiale bourgeoise, ce qui devrait faire comprendre une bonne fois que « capitalisme » et « bourgeoisie » ne sont pas identiques.  Toutefois, les valeurs libertaires et communautaires de la génération des années soixante ne peuvent être réduites à une pure et simple « ruse de la production capitaliste » (8). Il est réellement possible de voir en Mai 68 un phénomène de gestion de crise de la part des oligarchies dominantes, qui savent faire le tri entre des exigences acceptables et inacceptables, et par là divisent ceux qu’elles dominent, satisfaisant certains et isolant les autres.

    « Un se divise en deux » (9) Sur ce point la philosophie chinoise avait raison. Les uns se sont contentés de la victoire présumée de la libéralisation des mœurs, les autres, les vaincus, et j’en suis -- et je crois que je peux dire:nous en sommes --, a vu rejetée son exigence d’une société autre.

 

    12. Je vais parler un peu de l’Italie, et de la seule Italie. La décennie 1976-1986 y a vu mourir le communisme dans sa traditionnelle dimension politi-que de masses, alors même que celle purement électorale a partiellement tenu (en grande partie inertielle, identitaire, et relative au pouvoir local dans cer-taines régions italiennes); ce qui a dissimulé une absence critique de pers-pectives politiques.

     Du point de vue de l’imagerie idéologique, cette décennie a vu les intel-lectuels italien passer de l’historicisme progressiste à un désenchantement post-moderne d’épigones subalternes des « nouveaux philosophes » (10) et de Lyotard. Vattimo (11) a remplacé Gramsci, et le binôme Nietzsche-Heideg-ger le précédent, Hegel-Marx. Lukacs et  Bloch ont été enterrés, mais Al-thusser aussi, et on a vu proliférer les gender studies (12) du féminisme différenciateur. Avec la distance de maintenant un quart de siècle, l’unité de ce phénomène est désormais évidente. Mais ce n’en est pas l’aspect principal, parce que cet aspect idéologico-philosophique n’a concerné que de petits groupes universitaires. Le principal a été la «reconversion idéologique » liée à la personne de Berlinguer, et qui fut évidente dès 1980 environ.

   De fait, on a cessé de parler de la supériorité du socialisme sur le capita-lisme, et du communisme sur l’impérialisme; on s’est mis à parler de la «su-périorité morale» des communistes (entendus comme une classe politique : le PCI devenu PDS ; DS, PD, etc. (13)), et de l’« infériorité morale » des démocrates chrétiens et des socialistes. L’ennemi devenait un ennemi mora-lement corrompu (Craxi d’abord, et puis Berlusconi), et c’est de cette manière que l’on se préparait idéologiquement à affronter sans douleur la ruine prochaine de la Maison communiste de référence, à travers une sorte de « putsch moraliste ». La légitimation de l’accès au pouvoir (non pour le socialisme, mais pour un capitalisme « moralisé ») ne consistait plus en une majorité électorale obtenue pacifiquement, mais en une sorte de « putschis-me » judiciaire pour le bien, destiné à remplacer des gens corrompus et im-moraux par d’honnêtes gens.

  Ainsi commençait le scénario de la campagne Mani pulite. (14)

 

13. Que fut donc, historiquement, Mani pulite ? (abstraction faite de la sub-jectivité de ses acteurs politiques et des faits de corruption bien réels).

    Ce fut, en 1992 et 1993, un coup d’état judiciaire extra-parlementaire qui visait à détruire le précédent système de pouvoir co-associatif, basé sur la représentation proportionnelle des partis, dans un cadre keynésien de souve-raineté monétaire de l’Etat national. Il avait été préparé idéologiquement dans la période précédente à travers cette idéologie de « putschisme moralis-te », préconisant de remplacer les corrompus par les « honnêtes gens ». La prémisse était toute la culture du Parti d’action piémontais (Gobetti, Robbio, etc.), pour qui les « italiens » sont un peuple corrompu (le peuple des singes, avait écrit Gobetti à propos de l’adhésion au fascisme). Puisque la majorité des italiens vote mal (Mussolini, la Démocratie chrétienne, Craxi, et à présent Berlusconi, etc.), il faudrait un supplément de moralité venu de l’extérieur (la presse étrangère, le libéralisme anglais, présentement Obama, des juges hon-nêtes, des journalistes courageux, etc.)

 

14. C‘est bien à contre-cœur que je dois faire une brève parenthèse sur le phénomène Silvio Berlusconi. A l’étranger, les journalistes et les intellectuels français, anglais et allemands ont enfin une cible facile pour exprimer leur traditionnel mépris des italiens. Ils trouvent en Italie une sorte de « cin-quième colonne » dans le parti dit des « anti-italiens » (Montanelli, Scalfari, etc), ceux qui continuent à penser qu’une belle réforme protestante – mais à l’anglaise, et non à la française ni à l’allemande – a manqué à l’Italie, et qui voudraient que cette dernière fût homologuée dans le monde anglo-saxon, et donc dans un monde présumé capitaliste-libéral total, mais où l’on respecte la queue au bureau de poste, s’entend.

  Les capitalistes délèguent les pouvoirs secondaires à la classe politique, formée d’employés dépourvus de conscience malheureuse et de toute in-quiétude philosophique. Toutefois, ils surveillent indirectement cette classe politique au moyen de deux espèces de gens encore plus fiables : les jour-nalistes et les juges. La campagne judiciaire et journalistique contre la Pre-mière république, déchaînée entre 1992 et 1994 aurait plu à Marx, par la nature structurelle de phénomènes qui n’étaient superficiels qu’en appa-rence.

  Berlusconi a été un résultat involontaire de Mani pulite, et il doit son pou-voir exclusivement à ce coup d’état judiciaire extra-parlementaire, appuyé par une campagne de presse envahissante et capillaire, sur le fond idéologi-que de cet esprit  de « putschisme moraliste » semé partout depuis la disso-lution du défunt Parti Communiste Italien entre 1976 et 1991. Les juges ont  éloigné la classe politique toute entière qui avait gouverné de 1948 à 1991: Démocratie Chrétienne,  Parti Socialiste Italien, Parti Républicain Italien, Parti Social-Démocrate Italien, Parti Libéral Italien. L’intention originaire n’était pas de donner le pouvoir aux mercenaires nihilistes du PCI-PDS, mais de favoriser un putschisme  de mafias oligarchiques (Segni, etc. (15)). Mais il en alla autrement. Dans le fait, la seule classe politique professionnellement capable de mener la transition du précédent capitalisme étatique assisté jusqu’au nouveau scénario globalisé néo-libéral était bien le mercenariat bureaucratique et nihiliste PCI-PDI, tout autant dépourvu de conscience malheureuse, et entièrement converti à l’esprit putschiste moralistico-judiciaire.

   Berlusconi, en tant que capitaliste « privilégié » par le précédent gouver-nement Craxi, avait peur que son principal ennemi (le groupe financier Scalfari - De Benedetti des journaux L’Espresso et La Repubblica) n’en pro-fitât pour le ruiner et le faire mettre en prison. Il se disposa donc à se mettre à la tête de ces soixante-dix pour cent des électeurs italiens auxquels ce puts-chisme moraliste journalistico-judiciaire avait ôté sa représentation politique. C’est en cela et en cela seulement que consiste la base structurelle du succès de Berlusconi. Et c’est évidemment ce que les putschistes moralistes ne sauraient reconnaître, aussi recourent-ils aux lieux communs traditionnels du parti « anti-italien » ( les italiens seraient naturaliter maffieux, avec un esprit de famille immoral, le culte mussolinien du chef, un égoïsme exclusif, des harems de gamines ambitieuses, etc.)

   Voici donc vingt ans que nous sommes contraints en Italie de subir ce scénario infect, où pas un des deux partis en présence n’est digne du moin-dre respect ni de la moindre préférence.

 

    15. Comme si ce coup d’état judiciaire extra-parlementaire de 1992 n’avait pas suffi, qui allait mettre au pouvoir le mercenariat nihiliste « métamor-phique » PCI-PDS-DS-PD, il y en eut un autre en 1999, qui porta l’Italie à la guerre contre la Yougoslavie, en dépit de la charte de l’ONU, qui ne la permettait pas, et de la constitution italienne elle-même, qui bien explici-tement ne la permettait pas non plus. Nous savons parfaitement aujourd’hui qu’il s’agissait d’une guerre géopolitique menée par les USA et l’OTAN, couverte du manteau de la nouvelle idéologie politiquement correcte des droits de l’homme (quoique proportionnée à l’envergure de bombardements irrésistibles). Pour gérer ce deuxième coup d’état, on fit appel à d’Alema, ce moustachu cynique, ancien chef des Jeunesses Communistes du PCI. Je          t’épargne les détails, qui seraient pourtant intéressants (j’ai écrit un livre là-dessus, Le bombardement éthique, paru en 2000 aux éditions CRT, qui a été traduit en serbo-croate).

 

   16. Si j’ai ouvert cette brève parenthèse, c’est que l’histoire de l’Italie telle que je l’ai vécue entre 1992 et cette année 2009 a pris l’aspect d’un véritable théâtre de l’absurde, qui rappelle la lecture par Lénine de la Science de la logique de Hegel, où toute chose se renverse en son contraire, et la civilisa-  tion en barbarie (en l’occurrence, la guerre de 1914). Quant à moi, j’ai vécu le retournement du communisme italien et sa transformation en mercenariat cynique et nihiliste de l’Empire des USA. Par conséquent, si ma pensée naît certes de mes uniques capacités dialectiques personnelles, le « facteur exter-ne » peut se résumer ainsi :

I)                     Refus de la religion capitaliste-bourgeoise transmise par mes pa-rents, qui appartenaient à la génération fasciste déçue, moins par le fascisme (auquel ils auraient applaudi avec enthousiasme s’il avait gagné), que par sa désastreuse défaite militaire et les bombardements de 1943-1945.

II)                   Adhésion au communisme orthodoxe par une réaction largement oedipienne à la religion capitaliste, et progressive mise en question critique de cette hérésie de l’hérésie.

III)                  Adhésion, au début vaguement trotsko-maoïste, au monde extrémiste et critique de l’hérésie de l’hérésie. Mais les hérésies plus préci-sément gauchistes (cf. Richard Gombin, Les origines du gauchisme, 1971) ne m’ont jamais intéressé, par leur complète illusion que l’hé-résie de l’hérésie pourrait finalement constituer une religion assez efficace pour abattre celle du capitalisme.

IV)                 Critique radicale de l’hérésie d’une hérésie, sans toutefois la pousser jusqu’à l’abandon de la critique communiste du capitalisme. Cette critique radicale m’a conduit à violer le « politiquement correct » de la gauche, qui est la base unique de son code d’appartenance identi-taire (et je rappelle ici les gestes de Mustapha Kemal). D’où ma critique de la théologie interventionniste des Droits de l’homme, du code politiquement correct, de la nouvelle religion de l’holocauste qui donne aval au sionisme et à l’américanisme, de l’antifascisme entretenu en l’absence complète de fascisme, de l’indifférence générale au  « putschisme » purement moraliste du code antiberlus-conien des intellectuels italiens, etc.

V)                   Enfin, constatation que le monde à l’envers des deux dernières dé-cennies (et particulièrement en Italie) exige un renversement adéquat du code théorique d’interprétation du monde. Et je crois que c’est là-dessus, et précisément là-dessus, que se sont greffées, dans l’his-toire de ma vie, la systématisation et la cohérence conceptuelles de ma pensée depuis dix ans. Comme on le voit, toute pensée est libre, mais tout ensemble historiquement déterminée. Et nous pouvons donc enfin parler de philosophie.

 

16. Vint un moment, où Mustapha Kemal s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de boire du vin en public, et de remplacer le fez et le turban par le chapeau et la casquette (tu m’excuseras si j’insiste sur cette inno-cente analogie: c’est que j’ai fait aussi des études de turcologie). Il a com-pris qu’il fallait aussi changer purement et simplement d’alphabet. Mais mon analogie ne signifie nullement que j’approuve ses choix (et en bon hellénophile, je préfère même le vieux multinationalisme du monde  otto-man). Cela veut dire seulement que tant que nous n’écrirons pas la vieille langue de Marx, toujours bonne et valide, dans un alphabet nouveau, nous continuerons à faire, comme les miniaturistes des manuscrits arabes, des chefs d’œuvre artistiques merveilleux, mais toujours dans les marges des mêmes textes religieux de légitimation.

 

17. Tâchons de poser correctement le problème dès le commencement. Je tiens pour erronée la terminologie de Marx et Engels touchant le « com-munisme primitif ». Le terme de « mode de production communautaire » aurait été meilleur, bien qu’il s’agisse d’une chose qui diffère grandement selon les lieux. La terminologie de Hosea Jaffe (16) est correcte : le mode de production communautaire à l’origine sans classes, où la division du tra-vail se fonde sur les deux complémentarités hommes - femmes, et jeunes-vieux, s’est postérieurement transformée en despotisme communautaire. La légitimation du despotisme communautaire est de nature religieuse, il n’y a pas encore de philosophie. Le mode de production esclavagiste, puis féodal (comme en Europe et au Japon) sont des exceptions, et non la règle, au sein du despotisme communautaire (Jaffe), que Samir Amin appelle quant à lui « sociétés du tribut ». Ce qu’on a appelé «  mode de production asiatique », avec des castes (en Inde) ou sans (en Chine) représente l’évolution du despotisme communautaire.

   Le communisme selon Marx pourrait être défini comme le rétablissement du mode de production communautaire, mais évidemment sur la base du développement des forces productives industrielles, et de l’irréversible constitution de l’individu moderne, lequel ne pourrait supporter son hypo-thétique disparition au sein d’agrégats sociaux organiques pré-modernes. Les deux conditions préalables au rétablissement d’un mode de production communautaire demeurent par conséquent des forces productives sociales développées, et cette irréversible constitution de l’individu moderne. Et le problème devient alors, en le posant brièvement : comment libérer le déve-loppement des forces productives de leur soumission  et  incorporation à la reproduction capitaliste, et d’ autre part libérer la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ?

    Jusqu’ici, ce que je dis est encore tout à fait compatible avec le marxis-me traditionnel, hormis de notables innovations terminologiques, mais qui ne suffisent pas pour effectuer une véritable révolution scientifique de paradigme (je prends ce terme dans le même sens que Thomas Kuhn (17)).

 

   18. Si le diagnostic marxien impliquant le passage du capitalisme au communisme était exact pour l’essentiel, il est évident qu’il n’y aurait pas à évoquer la communauté et le communautarisme. Mais il n’est pas exact, et pour beaucoup de raisons. En premier lieu, il n’est pas vrai que la bour-geoisie capitaliste devienne, à un certain point de son développement, para-sitaire comme les classes féodales et seigneuriales, qui vivent de rentes et non de profit, et qu’elle n’est plus capable de développer les forces pro-ductives. Deuxièmement, il n’est pas vrai qu’il existe des dynamiques in-ternes au mode de production capitaliste qui induisent à la constitution d’un travailleur collectif par association coopérative, du directeur d’usine jusqu’ au dernier des manœuvres. Troisièmement, il n’est pas vrai qu’il se forme au sein même de la production un general intellect potentiellement com-muniste, sans que l’on ait besoin d’y greffer des pratiques communistes et communautaires fondées philosophiquement. Quatrièmement, il n’est  pas vrai que les classes ouvrières, salariées et prolétariennes produisent pro-gressivement une conscience révolutionnaire qui désintègre le système. Cinquièmement, il est absolument illusoire que ces classes puissent être « remplacées » par de nouveaux sujets collectifs déterminées biologique-ment (les femmes, les jeunes, etc.) ou géographiquement (les paysans pauvres des pays ex-colonisés, etc.

   Je me suis borné à ces cinq points, mais j’aurais pu en mettre beaucoup plus, dix ou quinze. La réforme communautaire du communisme part de là, et non d’instances réactionnaires ou « irrationnalistes », comme le procla-ment les scientistes marxistes de toutes sortes (en Italie, l’althussérisme italien, surtout).

 

19. Il faut toutefois se garder de cacher sa tête dans le sable comme une au-truche pour ne pas voir que le vieux modèle marxiste était capable d’a-vancer une déduction scientifique ( fût-elle erronée) de la transition histori-que et politique du capitalisme au communisme, tandis que le nouveau modèle communautaire ne l’est pas, et ne recourt qu’à des arguments très faibles et tout extérieurs au sujet ( critique du productivisme, de l’« hor-reur économique », de l’individualisme anomique, exhortation à la solidari-té, etc.). Les adversaires du modèle communautaire exploitent évidem-ment cette faiblesse, qu’ils soient partisans de l’individualisme capitaliste, ou du marxisme orthodoxe. Il serait donc absurde de la dissimuler. Mais la meilleure manière de ne pas la cacher est de la revendiquer hautement, comme une force. C’est ce qu’on ne fait pas, on préfère se taire et rester tout confus. Ce n’est pas de cette façon que l’on réussira à sortir de l’im-passe où nous nous trouvons. Il faut transformer une faiblesse en force, et ne pas s’obstiner à la dissimuler avec embarras.

 

20. La transformation gestaltique (18) est ce phénomène de la perception visuelle par lequel, en regardant le même dessin, on voit les grandes oreil-les d’un lapin au lieu du bec d’une oie.

    La philosophie de la critique communiste-communautaire du capitalisme a besoin d’une transformation gestaltique radicale. C’est à la fin de cette opération que l’on devra passer au changement de l’alphabet, et Marx deviendra alors l’un des grands penseurs de cette critique, et non plus l’uni-que, et encore moins l’infaillible. Mais à cette heure, nous ne sommes pas encore en mesure de proposer un changement d’alphabet. On ne nous com-prendrait pas, on nous exclurait aussitôt.

    Cinq opérations principales sont nécessaires pour réaliser une transfor-mation gestaltique.

1)       Abandonner le prétendu matérialisme dialectique pour passer à une ontologie de l’être social.    

2)       Abandonner la théorie des cinq stades de l’évolution historique du prétendu matérialisme historique et se diriger vers une conception multilinéaire et non plus absurdement et mécaniquement unilinéaire.

3)       Primauté explicite de la philosophie sur la prétendue « science », non pas d’une manière générale, mais exclusivement dans le champ de la société et de l’histoire, et donc du communisme communautaire.

4)       Changement de perspective radicale quant à la place de Marx dans l’histoire de la pensée. Passer d’une conception « futuriste » de Marx, selon laquelle Marx aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception « traditionaliste », selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les pré-socratiques, et qui oppose cycliquement aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation, déréglée, anomique, de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la communauté.

5)       Reconstruction de l’histoire universelle comparée des peuples, sur le fondement du concept (presque absent chez Marx) de mode de production communautaire, selon ses scissions et ses recompositions toujours différentes.

 

21. On nous dira qu’il est inutile de mettre à l’ordre du jour l’abandon du ma-térialisme dialectique, puisque celui-ci est désormais un «chien mort » que personne ne défend plus. Ce n’est pas tout à fait vrai. Les systèmes scolas-tiques d’enseignement du marxisme en Chine et à Cuba continuent de le  prêcher par inertie, ce qui ne démontre pas seulement de l’inertie, mais une incapacité totale de courage et d’innovation. Le fait que le matérialisme dia-lectique, sous des formes diverses, ait été défendu par Engels, Lénine, Staline, Trotski, Mao, et de nombreux auteurs occidentaux (Sève, Geymonat, Rizakis),freine tous ceux qui croient qu’il serait impossible de penser libre-ment sans commencer par sacrifier aux sacro-saintes autorités. Mais il n’en va pas ainsi. Le grand Hegel a écrit : « Dans l’étude, la voie royale et suprê-me est de penser par soi même ».

   En résumant les choses à l’extrême : le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indis-tinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social. Mais si les membres des communautés primitives avaient tous les droits de penser ainsi, parce que leur propre survie communautaire dépendait directement et strictement de la nature et qu’elle était absolument inconcevable coupé d’el-le, les positivistes avaient un tout autre motif, qui était la primauté du modèle épistémologique des sciences de la nature dans la science de la connaissance de la société (et depuis Auguste Comte jusqu’à Althusser en passant par Engels, il y a là une continuité tragi-comique).

   Bien peu soutiennent toujours la forme traditionnelle du matérialisme dialectique, il est vrai ; mais sa néfaste influence dure encore, dans l’idée que la connaissance et la transformation de la société dériveraient de la structure conceptuelle des sciences de la nature, en unifiant tout ceci d’une manière expéditive et arbitraire sous le terme unique de « science ».

   Il n’est pas de compromis possible entre le modèle du matérialisme dialectique et le modèle d’une ontologie (exclusive) du (seul) être social. Une telle ontologie de l’être social n’est en principe ni idéaliste, ni matérialiste, et refuse par conséquent cette dichotomie inutile basée sur la gnoséologie. Par sa nature même, elle requiert une pensée de la totalité expressive (son élément idéaliste), complétée par une méthode d’examen de la structure de tel mode de production (son élément matérialiste). Georges Lukacs en a donné un premier modèle, qui doit à mon avis être modifié et perfectionné, parce qu’il s’efforce encore de maintenir cette inutile dichotomie entre idéalisme et matérialisme, et en outre de « sauver » Marx toujours et quoi qu’il en soit sans jamais reconnaître les erreurs de celui-ci, dont il « charge » le seul Engels, etc. Le meilleur modèle philosophique pour une pensée com-muniste-communautaire est donc une ontologie du (seul) être social, mais nous en sommes hélas encore bien loin.

 

22. La théorie unilinéaire obligée de la succession des cinq stades de l’his-toire universelle (communisme primitif, mode de production esclavagiste, modes de production féodal et capitaliste, et communisme comme fin de l’histoire) est aujourd’hui discréditée et complètement abandonnée. Il s’agit là d’une occidentalisation eurocentrique impropre, arbitrairement étendue au monde entier, et qui devait servir (elle l’a fait pendant au moins un demi-siècle), d’idéologie de légitimation de l’universalité du modèle russo-bolché-vique de révolution socialiste. Il ne fut pas difficile d’y ajouter le « mode de production asiatique », parce qu’il était lui-même induit de l’Ecriture Sainte : les Grundrisse (Fondements de la critique de l’économie politique) de Marx. On ajouta ensuite les modes de production « antico-oriental » (Egypte, Mésopotamie), « mesoaméricain » et «africain ». On parla de «mode de production tributaire » (Samir Amin) et de « despotisme communautaire » (Jaffe). Les études historiques de Perry Anderson finirent par faire sauter le schéma stalinien, et l’on pourrait évidemment continuer.

    Et cependant, bien qu’elle ait perdu sa légitimité, la théorie des cinq stades a continué d’exercer son influence négative, pace que le sens commun de ce qui reste des militants communistes « de base » est toujours caractérisé par l’économisme, par le déterminisme, et par la téléologie obligée. L’échafau-dage des cinq stades s’est formellement écroulé, mais il en demeure l’éco-nomisme, quant au passage d’un mode de production à un autre, et le finalis-me idéologique de la pacification finale des luttes historiques dans un com-munisme communautaire sans conflits. Le schéma de Staline est aboli, mais il reste l’idée de la « grande narration » (Lyotard) et de la sécularisation de l’eschatologie judéo-chrétienne dans le langage de l’économie politique (Lö with).

   Il faut par conséquent mener à son terme le processus d’abandon de ce schéma, et déclarer ouvertement que ce n’est pas la règle qu’il y ait une suc-cession « progressiste » évolutive du cours de l’histoire; qu’il n’est rigou-reusement pas de science de l’histoire qui soit comparable, fût-ce par ana-logie, aux sciences naturelles et à la médecine; et qu’il peut exister tout au plus, sans qu’on puisse rien prétendre d’autre, une philosophie universaliste de l’histoire sur une base ontologique qui utilise une méthode d’analyse déduite de la théorie de Marx et de ses catégories. On ne peut absolument pas aller au-delà. Comme le chien d’Esope, qui tenait dans sa gueule un morceau de viande, le lâcha pour mordre son reflet qu’il voyait dans l’eau, et de la sorte n’en mangea aucun au lieu de deux, de même, si l’on rejette la philo-sophie universaliste et ontologique de la communauté pour atteindre à la prétendue » science », non seulement on n’aura aucune science, mais on perdra aussi la philosophie qu’on avait déjà.

    Mais tout cela demande à être approfondi.

 

23. Après une réflexion de plus de quarante années, je suis arrivé à la conclu-sion bien méditée que la connaissance philosophique est supérieure à la connaissance dite « scientifique », et qu’on ne doit pas avoir la moindre honte de le revendiquer ouvertement. Evidemment que cela sonne comme un ridicule blasphème réactionnaire et irrationaliste dans les milieux dits « mar-xistes », mais tout autant d’un point de vue individualistico-capitaliste pur, lequel sur ce point (et ce n’est pas un hasard) est en général plus « mar-xiste » que les marxistes même les plus extrémistes.

   Cette formulation est de toute façon ambiguë et incorrecte ; en ce qui me concerne, j’appartiens à l’école philosophique qui considère qu’il existe une « science philosophique » (chez Aristote, Hegel, et Marx lu selon les codes d’Aristote et de Hegel), laquelle s’oppose aux philosophies basées sur la souveraineté indécidable (19) des opinions, au relativisme, à l’empirisme, au nihilisme, etc. Mais on emploie ici le langage ordinaire, où la philosophie est considérée comme une forme d’interrogation discutable sur la signification de la totalité sociale, et la «science » comme la méthode des sciences naturelles modernes depuis le XVIIème siècle, avec toutes les transitions et les lacunes internes de la médecine, de la pharmacologie, de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la génétique, etc.

   Il s’agit de briser un lieu commun, qui s’est confirmé à partir du positivis-me d’Auguste Comte entre 1830 et 1850, et qui a produit dans la suite, entre 1875 et 1895, le code théorique du marxisme comme « science », que tous les marxistes conservent comme on garde l’uniforme militaire d’une guerre finie depuis longtemps. Je me rends parfaitement compte de toutes les raisons de la pesante inertie de ces habitudes qui ont la vie dure.

   En premier lieu, il semble aussitôt que l’affirmation de la supériorité de la connaissance philosophique sur celle dite scientifique (élaborée en son temps pour donner réponse au problème de la connaissance de la nature, et seule-ment de cette dernière) soit un retour à des formes de superstition, du passéisme, du conservatisme traditionaliste, etc. Quoi! Ne sommes-nous pas dans la modernité ! Comment peut-on dire de telles choses dans la moder-nité! Devant pareille tautologie, qui se donne pour un argument rationnel, l’envie me vient de répondre comme fit en son temps Roland Barthes : « Un moment vint où il m’est devenu subitement indifférent d’appartenir plus ou moins à la modernité ! » On ne pouvait mieux dire. L’orthodoxie capitaliste, l’hérésie communiste, et l’hérésie de l’hérésie trotskiste et maoïste ont toutes trois en commun la même base dogmatique : le fétichisme historiciste du progrès irréversible de la modernité, pris comme un article de foi religieuse. Mais le temps est venu de défier les faux dieux.

    En second lieu, on a souvent une peur obscure de tomber dans des posi-tions irrationalistes de mépris pour ce qu’on appelle « la science ». Mais c’est une peur infondée, induite par la pression conformiste du scientisme qui do-mine autour de nous (ici je citerai Marx : les idées dominantes sont celles de la classe dominante). La science moderne de la nature est une idéation cogni-tive merveilleuse, incomparable pour ce qui est des sciences de la nature et l’innovation et le perfectionnement technologiques, incomparable à l’égard de la nature supposée « séparée » de la sphère humaine et sociale. Mais cette merveille devient absolument inutile en ce qui concerne l’orientation de l’homme dans le monde, et la légitimation d’un choix communautaire contre l’individualisme déréglé. La connaissance scientifique est ici non seulement inutile, mais encore illusoire, parce qu’elle fait imaginer ce qui n’est pas, ce qui par nécessité décevra tôt ou tard: que la méthode scientifique pourrait  nous orienter, touchant non seulement ce qu’on appelle les « valeurs », mais aussi l’évaluation de la nature de la totalité expressive de la vie humaine, privée et/ou communautaire.

   Le tir de barrage scientiste sera terrible, on se répandra en injures et en  invectives (métaphysique, passéisme, nostalgie, traditionalisme, conservatis-me, anti-modernité, anti-postmodernité, irrationalisme, etc.). Disons-le très simplement : peut-être que ceux qui sauront résister et contre-attaquer avec succès à cette batterie d’injures « modernes » seront capables de contribuer à une nouvelle manière de penser. Mais celui qui s’épouvante et recule démontre qu’il ne parvient pas à comprendre la nature du problème culturel qui est devant nous.

 

24. On peut dire qu’en plus d’un siècle, la marxologie a bien travaillé. La grande majorité des inédits de Marx ont été publiés au siècle dernier. Il en reste, mais il est improbable qu’une image complètement nouvelle de Marx puisse sortir de la marxologie. Certains points sont désormais bien connus. Nous savons que l’on ne peut trouver chez Marx la justification du matéria-lisme dialectique. Nous savons qu’on ne peut y trouver la théorie des cinq stades préfixés du développement historique. Nous savons que la théorie de la coupure épistémologique et de la suppression de la catégorie d’« aliénation » (20) n’a aucune preuve philologique. Nous savons que Marx n’a jamais rompu avec Hegel, mais qu’il l’a métabolisé de diverses manières, et que dans ses dernières années, il alla jusqu’à se « réconcilier » complètement avec la philosophie de Hegel. Nous savons, par conséquent, qu’un marxisme anti-philosophique et anti-hégelien sont une légende née d’un positivisme attardé. Nous savons encore beaucoup d’autres choses.

    Le secret de Marx est toutefois absolument indépendant de ces disciplines nécessaires, mais tout à fait secondaires et auxiliaires, que sont la marxolo-gie, la philologie, et la citatologie justificative. Dans l’optique d’un séminaire universitaire sérieux et bien mené, elles sont les cent pour cent du problème. Dans celle d’une insertion « métaphysique » de Marx au sein d’une perception globale de l’histoire universelle prise comme un unique concept transcendantal réflexif (21), elles n’en font pas cinq pour cent, elles ne sont rien. Il s’agit en effet de choisir entre deux images holistes (22) de Marx. Marx est-il un penseur « futuriste », qui futurise Hegel et ouvre une période qualitativement nouvelle de l’histoire de la philosophie (et donc de l’« histoire historique »), ou bien un penseur « traditionaliste », qui se relie d’une façon nouvelle à une tradition antique remontant véritablement aux présocratiques grecs ( sans parler de leurs équivalents indiens et chinois): la tradition de la réaction solidariste et communautaire qui se produit justement pour contrecarrer la décomposition privative et mercatique ?

   Sur ce point l’exégèse marxologique est muette, parce qu’il est possible de tirer du texte même de Marx autant d’éléments (et d’interminables chaînes de citations) pour soutenir la thèse futuriste que la thèse traditionaliste. Et je veux bien admettre encore, non seulement que la thèse futuriste correspond mieux aux intentions subjectives de Marx, mais qu’elle ressort davantage de toute une liste de citations. Et pourtant, selon moi, si on ne rejette pas cette thèse, la crise de la validité et de l’utilité politiques et historiques de la pensée de Marx pour le présent ne pourra jamais être surmontée. Comprendre ce point crucial constitue désormais quatre vingt pour cent du problème que certains appellent celui de « Marx aujourd’hui » (23).

   Il semble à première vue que l’interprétation « futuriste » de Marx soit une simple « futurisation » dialectique de la philosophie de l’histoire de Hegel (comme par exemple chez Ernst Bloch). Cela est seulement en partie vrai, et en toutes choses, en philosophie surtout, une demi-vérité donne une entière erreur. En réalité, la thèse de la « futurisation » de Hegel par Marx suppose une évaluation fausse du même Hegel, qui fait de lui, en un certain sens, le couronnement suprême de la philosophie des Lumières. Cela n’est pas ce que je pense. Hegel n’eut certes pas à l’égard de la philosophie des Lumières une attitude de rejet ( comme tout un courant, qui va de Burke et de Maistre jusqu’à Horkheimer et Adorno) ; il l’a traitée selon sa méthode caractéristi-que de « Aufhebung » ( dépassement, où ce qui est supprimé est conser-vé).Toutefois, l’aspect principal de sa Aufhebung des Lumières fut le dépas-sement, et non la conservation, c’est à dire : la critique des fondements individualistes, et du « mauvais infini » du  mythe du progrès.            

   Au lieu que l’interprétation futuriste de Marx reste entièrement dans la sphère d’une systématisation de plus en plus dure et cohérente du mythe bourgeois du progrès, mythe idéologiquement apparenté au nouveau primat du profit (d’un type linéaire), qui se substitue au vieux primat de la rente (d’un type cyclique, parce qu’il était lié aux saisons et aux récoltes). La structure ontologique du progrès se rapporte à l’infini et à l’illimité, exactement comme celle à laquelle s’opposèrent les premiers philosophes grecs (Anaximandre, Pythagore, etc.), qui virent justement dans une telle structure ontologique la cause de la dissolution individualiste, privative, et chrématistique de la société. En outre, le futurisme de la théorie du progrès va de pair avec l’idée de l’accélération de l’histoire (excellemment étudiée par Kosellek), laquelle se rapporte au positivisme, qui voit dans la science et son application les seuls instruments pratiques possibles pour réaliser sûrement l’accélération du temps.

   Cependant, la philosophie de Hegel, prise dans son ensemble, doit être con-sidérée comme une réaction communautariste au précédent individualisme des Lumières (bien qu’il soit évident qu’elle est communautaire-bourgeoise, et non communautaire-communiste). Si au contraire on fait de Hegel  le grand continuateur et de sa pensée la synthèse des Lumières, et que Marx lui soit ( correctement) relié, il s’ensuit que la pensée de Marx apparaît comme la synthèse suprême des mêmes Lumières : depuis le mythe du progrès jusqu’à l’empirisme fondé sur l’individualisme : nous avons là toutes les conditions qui préparent la réabsorption de l’héritage marxiste dans les conceptions du monde progressistes-bourgeoises ; et c’est ainsi que l’inter-prétation futuriste de Marx conduit dialectiquement au suicide de la dialec-tique.

    L’interprétation traditionaliste de Marx que je propose renverse complète-ment la perspective, et elle n’est possible que sur la base d’une radicale transformation gestaltique. Dans l’abstrait, les conditions seraient favo-rables, à partir d’au moins deux facteurs historiques : la dérive destructrice sans limites de l’actuel hyper-capitalisme post-bourgeois et post-prolétarien, et d’autre part le bilan de la faillite intégrale du marxisme historique « futuriste » participant des Lumières et du positivisme ; mais en réalité il n’en est rien, parce que les quatre vingt-quinze pour cent de la communauté intellectuelle « marxiste » ne sont pas disposés, actuellement et pour bien longtemps encore, à abandonner le vieux modèle. Vico aurait parlé de « l’or-gueil des doctes » ; Ennio Flajano (24) aurait dit « La situation est déses-pérée, mais pas sérieuse ».

    Et pourtant, c’est dans la pensée individualiste de Thomas Hobbes, ouvertement anti-aristotélicienne, dans l’empirisme de John Locke, dans la critique corrosive de Voltaire, dans l’économie politique de David Hume et d’Adam Smith, sans fondements philosophique et communautaire et ne reposant que sur soi-même, etc., que réside l’innovation décisive de la modernité. Et c’est à une telle nouveauté empirico-individualiste (à laquelle, en dernier résultat, appartient le criticisme de Kant lui-même), que Hegel et Marx répondent, par un mouvement conservateur et communautaire, qui procède en dernière analyse de la tradition philosophique grecque.

    Si le propos est à peine entamé, je crois que par nature il est déjà compré-hensible.

 

   25. Pour résumer les choses à l’extrême, nous pouvons dire que la stratégie de Marx concerne la communauté humaine, et sa tactique la classe proléta-rienne. Ou autrement dit : le communautarisme est la stratégie, la lutte des classes la tactique. Le mouvement communiste a transformé la tactique en stratégie – ce qui était certainement inévitable dans des conditions d’alors ; c’est bien pourquoi je n’entends pas le moins du monde me laisser aller à une critique facile et pédantesque. La cause dernière de sa provisoire faillite historique consiste précisément dans la dynamique dissolvante de cette fin tactique prise pour la fin stratégique. Si l’on comprend la société commu-nautaire comme une radicalisation despotique de la lutte des classes (comme Staline, la Bande des quatre, Pol Pot, etc.) il est inévitable que ne naissent tôt ou tard des mouvements de masse de contre-révolution sociale  restauratrice, dont les couches moyennes ( les anciennes et les nouvelles) sont la base de classe.

    Le passage théorique de la lutte des classes au communautarisme n’efface donc pas les bonnes raisons historiques et sociales de celle-ci; il les insère  seulement dans une nouvelle conception de l’histoire plus cyclique et moins progressiste (c’est-à-dire, plus grecque, et participant moins des Lumières), et il ne vise surtout pas à rompre avec la meilleure part de l’héritage de Marx. Par exemple, le concept marxien de mode de production reste valable, et jusqu’à ce jour non surpassé (si on le débarrasse de ses déviations économis-tes, historicistes, déterministes, mécanistes, qui toutes finalement se  ramènent au modèle positiviste du primat d’une science sans fondements philosophiques, et à la saint-simonienne « administration des choses »). C’est pour cela qu’il faut légitimer le concept de « mode de production commu-nautaire », qui prévaut aussi bien au concept de « communisme primitif » qu’à celui de « communisme du futur » -- ce rêve individualiste, ou ce cau-chemar, de la disparition de la famille, de la société civile et de l’Etat. Personne ne l’a encore fait: cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas le faire, ouvertement et méthodiquement.

 

26. Deux mots, pour terminer, sur le marxisme italien. Il a pratiquement dis-paru de la scène publique depuis vingt ans. Je crois qu’à l’étranger, l’on n’a pas compris à fond, même chez les italianistes, la puissance dissolvante du vieux PCI, qui a agi sous une forme narcissique, avec des personnages tragi-comiques et grotesques comme Armando Cossuta et Fausto Bertinotti, sans parler de la « reconversion » médiatique d’anciens extrémistes comme Soffri, etc., en propagandistes de l’empire américain et du sionisme. Le pays de Labriola et de Gramsci est aujourd’hui l’un de ceux où l’héritage de Marx est plus ridiculisé et marginal. Je sais bien qu’il en est de même en France, mais à un moindre degré, je le crois. 

   Qui est aujourd’hui le plus grand marxiste italien vivant ? Question de café du commerce, mais si je devais y répondre, je dirais que c’est Domenico Losurdo. Losurdo maintient la relation entre Hegel et Marx (bien qu’il la présente comme du réalisme politique et une justification historique), la critique de l’impérialisme, la légitimité géopolitique de la défense contre l’impérialisme américain, la condamnation du sionisme, etc. Il s’agit là d’aspects   «fondamentaux», et à cet égard il serait souhaitable que s’achevât l’époque tragi-comique de Bertinotti, ce destructeur confus et narcissique. Et Lossurdo et ses idées sont, honnêtement, le « moins pire ».

 

27. Cela dit, sans aucune hypocrisie et fausse modestie, je ne cache pas que je me considère comme un penseur dans l’ensemble meilleur et plus profond que Losurdo, par une meilleure « radicalité » critique touchant l’héritage phi-losophique du passé (les grecs, Hegel, et Marx surtout). C’est pour cette raison qu’abstraction faite de ma reconnaissance par autrui (qui est nulle, de toute façon), je devrais dire que le meilleur penseur italien d’orientation marxiste, c’est moi. Tu comprends bien qu’il n’y a ni paranoïa ni mégalo-manie dans cette conviction, mais une simple évaluation du travail que j’ai accompli depuis presque trente ans. Les textes parlent d’eux-mêmes, si on veut bien les lire.

   Cependant, je suis condamné à la solitude et à l’exclusion. Je me moque de la diffamation, elle m’est indifférente ; mais ce qui, psychologiquement, ne m’est pas indifférent, c’est le manque de toute défense publique de la part de ceux qui me connaissaient bien, comme Lossurdo lui-même, qui n’a pas eu un mot en public, mais pas un seul, pour me soutenir, bien qu’en privé, par téléphone, il m’ait assuré plusieurs fois de son insignifiant et « platonique » soutien. Il n’y a pas d’issue. Je ne peux renoncer à des convictions qui sont les miennes, qu’elles soient justes ou erronées, pour pouvoir accéder à l’au-dience du politiquement correct de gauche. Le politiquement correct de gauche veut à tout prix qu’on lui dise que la modernité est irréversible, que Marx est quelqu’un de bien parce qu’il est placé à l’avant-garde du futu-risme, qu’il ne reste plus rien des grecs si ce n’est des sujets d’études pour  doctes à perruque poudrée, que Berlusconi est l’équivalent médiatique du fascisme éternel, que la dichotomie droite/gauche est un dogme indiscutable et un article de foi, que l’antifascisme est toujours valable en l’absence même évidente de fascisme, que la religion n’est qu’un truquage des prêtres fondé sur l’ignorance des simples, que la géopolitique est une invention des fas-cistes, qu’il suffit d’ un contact avec Alain de Benoist pour être contaminé, etc.

    Comme tu le vois, si j’acceptais ce code traditionnel du politiquement correct, peut-être pourrais-je « retourner » partiellement  dans le cirque (ou le milieu, comme disent les marseillais), mais je devrais me suicider en tant que penseur radical et original.

    Tu m’excuseras de ce texte trop long. Mais j’ai tenu à l’écrire, cher B., pour perfectionner ta connaissance de ma pensée, dont tu as déjà une idée puisque tu m’as traduit. Je t’en suis reconnaissant au delà de ce que tu peux imaginer, parce que, pour des raisons personnelles, je m’estime encore plus attaché à la France qu’à l’Italie.

Je etc.          

                                                                                                    Costanzo.

 

Notes :

* On aura noté ce terme employé par Costanzo Preve, s’accordant parfaitement avec sa conception d’une « ontologie de l’être social » qui n’est « ni matérialiste, ni idéaliste ». v. § 21    

 

1) Preve emploie l’adjectif. mercatistico, néologisme qu' il dérive de " mercatistica", nom qui correspond en italien à la " mercatique", ce mot que les défenseurs du français  proposent pour

" marketing", mais qui signifie plutôt "l'étude de la commercialisation", que la " commer-cialisation"; mais il donne à "mercatiste" ( mercatistico) un sens très large , qualifiant par ce néologisme, la tendance du marché à s'accroître et à dominer sur la société, à devenir une économie artificielle qui prévaut contre tout.

2) Ce dernier caractère provient de la philosophie de Kant. V. infra, à propos de Kant.

3) Allusion au subjectivisme actualiste de Giovanni Gentile  (1875-1944).

4) Le livre de Ci Ji-Wei De l’utopie à l’hédonisme, dialectique de la Révolution en Chine », traduit en italien en 2002, n’existe pas en français, mais on peut prendre connaissance des idées de l’auteur par un article paru en 2008 dans le n° de janvier de la revue « Diogène » : La crise morale de la Chine post-maoïste

5)1973-76. Cette période coïncide très exactement avec les trois dernières années de la vie de Mao Zedong. Celui-ci, dans ses derniers mois, déjà à demi paralysé, lança encore, au prin-temps de 1976, une campagne de « critique des vestiges du droit bourgeois dans le régime socialiste » et rappela que « la bourgeoisie était dans le parti ».

6) « Il y a autoréférence quand le discours se prend lui même comme référent ». (Diction-naire de philosophie de Christian Godin, Fayard, 2004)

7) (1917-1994) Important essayiste, poète, critique littéraire et traducteur italien. Fut lié entre autres à Eugenio Montale et à Pasolini. Traducteur de Ramuz, de Proust, de Brecht, de Goethe, de Simone Weil, etc.

8) Allusion à la « ruse de la raison » selon Hegel.

9) Maxime chinoise taoïste en quatre caractère (Yin fen wei er), que Mao Zedong aimait à répéter dans ses articles, discours, et essais philosophiques, pour résumer et en quelque sorte « siniser » la dialectique marxiste. (v. De la contradiction (1937), De la juste solution des contradictions au sein du peuple (1957), etc, in Cinq essais philosophiques, Editions en langues étrangères de Pékin, 1971).

10) Evidemment, en français dans le texte.

11) Gianni Vattimo, (né en 1936 à Turin) est un philosophe et homme politique italien, ancien élève de Luigi Pareyson. Il a introduit en Italie la pensée de Karl Löwith et de Hans-Georg Gadamer. Chargé de la chaire d'herméneutique philosophique à l'Université de Turin, il est considéré comme un représentant typique de la post-modernité. Ancien membre du Parti Radical Italien, il a été de 1999 à 2004 membre du Parlement européen, élu sous les couleurs des Démocrates de gauche. Il est réélu en 2009 sous l'étiquette de l'Italie des valeurs.

12) Gender studies (études de genre) :« Apparues dans les années 70 aux États-Unis, les gender studies ont profondément renouvelé l'étude des rapports homme/femme en posant que la différence de sexe est une construction sociale. » (Sandrine Teixido, in «  Sciences humaines.com »)

13) Le Parti Communiste Italien s’est dissous lui-même en 1991 pour devenir le Parti des Démocrates Sociaux.

14) En italien: « Mains propres »

15) Mario Segni (né en 1939) en Sardaigne, est un homme politique italien issu de la Démocratie chrétienne. Député européen de 1999 à 2004 dans le groupe Union pour    l’Europe des Nations, après avoir fondé «  Le Pacte », allié avec l’ «  Alliance nationale » en 1999. En 2003, il a préféré s’allier avec un Libéral-démocrate, Carlo Sco-gnamiglio, pour fonder le Parti des Libéraux-démocrates, qui a repris le symbole du Pacte.

16) Hosea Jaffe est né au Cap en 1921. Mathématicien, militant anti-apartheid, il est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire de l’Afrique, le colonialisme et le système économique mondial. Il a enseigné en Afrique du Sud, au Kenya, en Éthiopie, en Grande-Bretagne et au Luxembourg. En 1943, il a été l’un des co-fondateurs du Non European Unity Movement, organisation anti-apartheid et anti-impérialiste.

17) L’épistémologie de Thomas Kuhn (1922-1996), s’attache au problème du remplacement par un paradigme supérieur des théories scientifiques imposant leur cadre et leur contenu pendant un temps déterminé ; paradigme est un terme platonicien synonyme d’ « idée », de « forme », et repris au sens de « modèle ».

18) Selon la Théorie de la forme, élaborée par Köhler (+1967), Wertheimer (+1943) et Koffka (+1941), une perception n’est pas un ensemble de sensations agglomérées, mais d’emblée la saisie d’une totalité – ainsi que le montrent les illusions d’optique.

19) Se dit proprement en logique classique d’une proposition dont on ne peut établir ni le caractère contradictoire ni le caractère non-contradictoire avec l’ensemble de la théorie dont elle fait partie. Derrida en a fait l’outil de sa « théorie et pratique de la déconstruction », l’indécidabilité perdant son caractère de singularité logique pour devenir la règle commune des mots et du sens. L’équivoque et le flottement des termes subvertissent radicalement la hiérarchie du Logos.

20) C ‘est la théorie de Louis Althusser

21) Souligné par le traducteur.

22) Terme à prendre ici dans un sens logique et méthodologique de « relatif au tout, à l’en-semble » (de l’œuvre).

23) C’est l’objet, par exemple, de la revue française « Actuel Marx ».

24) Ennio Flajano (ou Flaiano) (1910-1972) a notamment collaboré aux scénarios de I Vitelloni, La dolce vita, et Huit et demi, de Federico Fellini. Une de ses boutades est parti-culièrement célèbre en Italie : « En Italie, les fascistes se divisent en deux camps : les fascistes, et les antifascistes ». Pasolini l’a reprise allusivement dans les titres de deux articles sur « Le fascisme des antifascistes » réunis dans ses Ecrits Corsaires (1975).