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01/09/2015

La postmodernité philosophique expliquée aux enfants et aux grandes personnes

 

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Avertissements du traducteur : Ce texte constitue le trente neuvième et avant-dernier chapitre du testament philosophique de Costanzo Preve: « Nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie ».2013. Il correspond aux pp. 427-452 de l’édition originale. Traduit inédite de l’italien par YVES BRANCA. 

 

 

Jean-François Lyotard, le philosophe français qui a « lancé » le concept philosophique de « postmoderne », entendu comme la fin de la diffusion sociale de la croyance à de « grands récits », a écrit un alerte petit livre intitulé Le Postmoderne expliqué aux enfants (1988). Mais il s’agit d’un paradoxe et d’une contradiction dans les termes. Les enfants, par leur nature même et par définition, sont imaginatifs, sensibles aux mythes et aux fables, et par là même, eschatologiques et messianiques. Un enfant « désenchanté », au sens où l’entendait Max Weber, est une impossibilité logique, historique et psychologique. Le désenchantement commence après dix-huit ans, et qui en doute devrait bien lire le grand roman de Balzac Les illusions perdues. Il se peut qu’une génération parquée devant les jeux électroniques et induite socialement à ne plus lire de livres imprimés puisse être désenchantée avant, mais dans ce cas, l’on a affaire à une pression sociale qui tourne à la manipulation anthropologique. Quoi qu’il en soit, le Postmoderne ne peut, à mon avis, être expliqué aux enfants, parce qu’il est le produit social d’une élaboration philosophique du désenchantement, et il en est comme du service militaire, qu’on ne peut accomplir avant l’âge de dix-huit ans.

Dans la théorie lyotardienne du désenchantement postmoderne à l’égard des grandes narrations, se conjuguent toutes les perceptions sociales d’un temps de gestation et de transition: celles d’un monde encore par bien des aspects capitaliste-bourgeois, avec son pôle opposé mais solidaire et complémentaire qui est le communisme historique du XXe siècle, vers un monde encore capitaliste, et même hypercapitaliste, mais d’une manière désormais post-bourgeoise et post-prolétarienne. Les idéologies complémentaires de ladite prolétarisation de la petite bourgeoisie et de ladite intégration consumériste du prolétariat sont en effet la façon dont les « ermites » - d’une part les « ermites » bourgeois libéraux, d’autre part les « ermites » prolétariens staliniens - manifestent leur incompréhension érémitique de ce qui est en train d’advenir, à savoir, précisément, cette époque de gestation et de transition que nous éprouvons comme un passage historique difficile.

Peu avant sa mort, Jean-François Lyotard a énuméré au moins cinq grands récits: la narration chrétienne de la rédemption progressive du péché originel par le déchiffrement humain de la théodicée, la narration, dans la philosophie des Lumières, de l’émancipation humaine de l’ignorance, des impostures et des préjugés par la diffusion des lumières de la raison scientifique dans la société, la narration spéculative d’origine romantique de la réalisation de l’Idée universelle moyennant la dialectique historique, la narration marxiste de l’émancipation de l’aliénation et de l’exploitation, et enfin, la narration capitaliste du bien-être pour tout le monde moyennant le développement économique, technique et industriel.

Comment est-il possible d’expliquer aux enfants que ces cinq grands récits sont tous illusoires, et qu’aujourd’hui, l’éducation philosophique consiste justement à les persuader rationnellement, aussi bien que les adolescents et les adultes, qu’il faut les délaisser ? Pour ce qui est des vieillards, n’importe, ils mourront bientôt. J’ai déjà dit que la croyance des enfants à la fin heureuse et à la punition de méchants est invincible (v. Blanche-Neige, Cendrillon, etc.); mais peut-être est-il possible d’en convaincre les jeunes gens voués au travail précaire, pour qui le postmoderne est vraiment l’époque de la production flexible (Jameson), et du passage de la primauté bourgeoise du temps du progrès à celle, postbourgeoise, de l’espace de la globalisation économique (Harvey), et les adultes d’âge mûr, vite dépris des illusions précocement fanées du temps du marxisme tardif (le mythique Mai Soixante-huit, qui nous apparaît désormais bien davantage comme un mythe fondateur que comme un ensemble historique de faits hétérogènes), et devenus génération de cyniques désenchantés (comme le « dernier des hommes » selon Nietzsche, mais aussi et surtout comme ceux qui régressent dans « l’implosion du moi narcissique » selon Christopher Lasch).

Pour ce qui est de la postmodernité, la déduction sociale des catégories est évidemment un jeu d’enfant, et l’on aurait presque honte de ce qu’elle soit si simple et si banale, au regard de la difficulté à comprendre Parménide, Platon, Descartes, Kant, Marx et Heidegger. Et pourtant, cette facilité doit ici devenir un défi: celui de « complexifier » le tableau historique, et de le « tester » pour reconstruire entièrement la méthode que nous avons suivie jusqu’ici. En ce qui me concerne, je m’accorde en effet davantage avec Hegel qu’avec Marx. Celui-ci estimait qu’il pouvait prévoir le futur, fût-ce d’une manière tendancielle et non pas physique et mathématique. Hegel estimait au contraire que la philosophie est comme la chouette de Minerve qui prend son vol à la tombée de la nuit, et donc ne permet pas de prévisions futurologiques. Entendant substituer le jugement problématique de la catégorie modale de possibilité, comprise au reste selon Aristote comme potentialité ontologique (dynamei on), au jugement assertorique-apodictique de la catégorie modale de nécessité touchant le fameux passage du capitalisme à une société plus communautaire et solidaire, que nous pourrions appeler « communisme » dans un sens marxien, et non « stalinien », j’ai déjà proposé de fait non seulement une interprétation « hégélienne » de Marx, mais encore une légitimation nouvelle et intégrale de ce qu’on appelle la « philosophie pour la philosophie », laquelle, au lieu d’être regardée comme une antiquité digne de la dérision scientiste et positiviste, deviendra le lieu de la redécouverte de la connaissance de la vérité, moyennant une science philosophique adéquatement revue et corrigée. Mes positions vont évidemment à l’encontre de l’esprit qu’on appelle postmoderne. Raison de plus d’en discuter avec autant de sérieux que d’ouverture d’esprit.

Il faut rendre grâce à François Lyotard de son honnêteté intellectuelle, parce qu’il n’a dissimulé en aucune façon, mais au contraire révélé ouvertement, que la synthèse philosophique postmoderne peut être présentée comme une véritable élaboration philosophique d’un désenchantement politique. Toutefois, son catalogue des cinq modèles de grande narration est fourvoyant et trompeur, et fait penser à la « lettre dérobée » d’Edgar Poe, qui est cachée dans une liasse d’autres lettres placées en évidence pour la mieux dissimuler, ou bien au jeu de bonneteau, où l’on cache une seule carte, entre trois autres qui doivent être bien visibles. Ce qui intéresse Lyotard est en effet de mettre en relief le désenchantement d’une seule grande narration, la quatrième, celle du « marxisme ». Il s’agit bien d’une désillusion personnelle, autobiographique, élaborée philosophiquement. Les quatre autres ne le concernent pas, et ne sont mises ici que pour troubler l’eau. Ce qu’une brève réflexion analytique suffira amplement à montrer.

Le récit chrétien de la rédemption progressive du péché originel, comme on sait, n’existe plus socialement depuis au moins mille huit cents ans, et n‘est donc en aucune façon une nouveauté. On ne peut, en effet, être wébérien « à courant alternatif », comme l’est Lyotard, qui d’une part reçoit intégralement le diagnostic de Max Weber sur le désenchantement rationaliste du monde, puis en refuse l’explication historique et méthodologique, selon laquelle toutes les religions, ou du moins les religions « du livre » théistes occidentales, qui naissent messianiques et eschatologiques, s’éteindraient bien vite si elles en restaient à jamais à cette origine, et n’ont d’autre moyen de se stabiliser régulièrement que de se replier sur les retranchements socialement soutenables de la rationalisation symbolique de la vie quotidienne, en abandonnant complètement toute promesse messianique de refondation intégrale de la communauté sociale.

Comme on l’a vu, Jésus de Nazareth prêchait l’Année de Miséricorde du Seigneur, dont le contenu socio-politique d’ensemble, qui impliquait une « purification du Temple », eût finalement entraîné une refondation communiste de la société, puisque le Temple n’était pas un lieu d’assemblée où l’on psalmodiait innocemment les louanges du Seigneur, mais le centre politique et économique de la distribution des charges et des biens. Jésus était certainement persuadé qu’il favorisait cet évènement messianique par son sacrifice de « serviteur souffrant », mais vu que cette qualité n’était pas un crime aux yeux des occupants romains, c’est en tant que zélote armé insurgé qu’on dut le crucifier, ce dont la preuve irréfutable est constituée par l’écriteau «  roi des juifs » qui fut apposé sur sa croix, dans une situation politique caractérisée par la diarchie de fait de l’occupant et du sanhédrin juif collaborateur. Paul de Tarse universalisa certes son message, et fut en ce sens le Lénine d’un christianisme dont Jésus eût été le Marx; mais ne disposant plus du Temple à purifier, Paul annonça un prochain retour du Messie, ou Parousie. Cette annonce ne se vérifia point, non plus que l’Apocalypse de la chute de la Grande Babylone prostituée, qui désignait métaphoriquement Rome et sa terrible domination esclavagiste.

A ce moment, dès le deuxième siècle, et moins encore au troisième, le christianisme n’était déjà plus une grande narration du Salut, mais une religion de masse ordinaire, populaire et non plus messianique ni eschatologique, dont les oeuvres de bienfaisance pour soulager les plus pauvres tinrent lieu d’assistance publique dans un système social qui en était entièrement dépourvu, hormis par la générosité des plus riches, comparable aux oeuvres des Bill Gates et consorts dans le monde d’aujourd’hui. C’est pourquoi Lyotard ne saurait nous tromper: la grande narration chrétienne s’est éteinte entre les années 150 et 250 environ de l’ère chrétienne, et ne s’est jamais plus réellement reproduite, si ce n’est par l’effervescence éphémère de divers groupes d’hérétiques, qui ont toujours été rejetés et exterminés, bien qu’ils fussent souvent estimables et dignes de rester dans la mémoire des hommes. Mais on ne peut décemment mettre le christianisme au nombre des grandes narrations de la modernité. Pour autant que la religion chrétienne instituée (que pour ma part je regarde favorablement dans la mesure où elle peut servir, même faiblement, de frein (katechon) au déchaînement individualiste du capitalisme absolu) n’est pas une grande narration eschatologique, si ce n’est dans un bavardage clérical auquel les prêtres sont souvent les premiers à ne pas croire, mais une espèce d’agence d’assistance psychologique de style communautaire en un temps d’effacement du divin, que je conçois avec Heidegger comme un état d’incertitude sur l’existence de Dieu couvert de vains discours théologiques et moraux sur les diverses sortes de « valeurs », il faut l’exclure de la liste lyotardienne.

Quant à la grande narration de l’émancipation universelle par la victoire sur l’ignorance et la superstition, qui est celle des Lumières, il faut dire que Voltaire, qui fut son « pape laïc », était lui-même un ennemi de toutes les grandes narrations de son temps, et un habile suppôt du despotisme éclairé de Frédéric II de Prusse. C’est de lui que se réclament les partisans des néo-Lumières d’aujourd’hui, qui ont vergogne des « extrémistes sociaux » comme Rousseau, et sur toute chose du radicalisme révolutionnaire des jacobins, et regardent Robespierre comme un Staline à perruque poudrée, ou Staline comme un Robespierre botté, etc. Certes, il a existé dans les Lumières françaises un courant minoritaire de philosophie de l’histoire (chez Turgot, Condorcet, etc.), qui peut en effet être caractérisé comme une sorte de grand récit de l’émancipation moyennant l’instruction. Mais ce ne peut être par hasard que des auteurs comme Fichte et Hegel, qui en étaient presque contemporains, et en mesure d’en faire un bilan presque empirique, tout comme nous-mêmes pour ce qui est du XXe siècle, et n’étaient donc pas égarés par la distance temporelle, cette mère infaillible de l’idéalisation, en aient révélé l’aspect principalement destructeur: le « temps du péché consommé » pour Fichte, celui du « déchaînement de l’intellect abstrait » pour Hegel. Quoi qu’il en soit, faisons provisoirement l’hypothèse (que je n’admets en rien), que les Lumières du XVIIIe siècle aient pu être dans leur ensemble une grande narration.

Car enfin, qu’est-ce donc que ce qui se présente aujourd’hui en Italie comme une néo-philosophie des Lumières (ceux de la revue Microméga (Micromegas) etc.)? Une machine infernale sceptique et relativiste opposée à toute philosophie de l’émancipation, qui brandit l’étendard de Darwin et de la théorie de l’évolution pour mieux cacher qu’elle a mis en berne l’étendard de Marx et de la critique du capitalisme, et qui s’en prend au communautarisme au nom des formes les plus extrêmes de l’individualisme, allant jusqu’à se vanter d’avoir détruit la croyance à la grande narration des utopies émancipatrices au nom d’une « virile » acceptation d’un présent socialement indépassable: fin capitaliste de l’histoire, état de droit, marché capitaliste concurrentiel contre le mercantilisme de l’Etat-nation, bombardement éthique des états-voyous au nom des Droits de l’homme, nouvelle religion laïque de l’holocauste opposé aux vieilles religions monothéistes trop « normatives » eu égard aux « styles de vie » individualistes, diffamation ou mur de silence envers toutes les voix qui peuvent s’élever pour « réhabiliter » Marx après l’effondrement du communisme historique du XXe siècle, etc.. Voilà cette néo-philosophie des Lumières, qui ose afficher Marianne, l’emblème révolutionnaire français, avec le mot d’ordre « Hommes de Lumières de tous les pays, unissez-vous ! », sur la couverture de la revue Microméga (v. la livraison de novembre 2007) ! Cette néo-philosophie des Lumières est aujourd’hui une machine infernale contre toutes les philosophies de l’émancipation, et une pensée encore plus conservatrice que ne le fut en son temps la théologie des jésuites pour légitimer le système social féodal tardif et seigneurial.

Il est sans doute que les philosophies de l’idéalisme allemand se rapprochent davantage du codex théorique des grands récits émancipateurs. Mais il faut procéder en ce domaine avec beaucoup d’attention. Pour autant qu’il a établi une philosophie de l’histoire qui comporte cinq stades, celle de Fichte est certes, au moins en partie, une grande narration, au sens de Lyotard. Mais à mon avis, celle de Hegel n’entre déjà plus dans cette catégorie, et par certains aspects, sa pensée peut être interprétée comme une critique dialectique de toute grande narration. Le parcours phénoménologique de la conscience vers l’auto-conscience, qui est retracé dans la Phénoménologie de l’Esprit, n’est pas du tout, à mon avis, une grande narration au sens de Lyotard. Il ne promet aucun salut, mais décrit un possible itinéraire de libération. La description réaliste de l’origine de la domination de l’homme sur l’homme dans la peur et le courage au lieu d’un pacifique contrat social serait-elle une grande narration ? Ou peut-être la lutte de l’esclave contre le maître pour être reconnu socialement ? Ou bien la critique des philosophies hellénistiques comme exil intérieur de petits groupes à l’ombre du pouvoir ? Ou encore celle du renversement dialectique de l’ascèse morale kantienne en déchaînement des appétits les plus égoïstes dans le « règne animal de l’esprit » ? Non, toutes ces figures dialectiques ne constituent aucune grande narration.

Il n’est possible de les regarder rétroactivement comme telles, pour apporter de l’eau au moulin de l’antipathie postmoderne envers Hegel, que depuis seulement que la société de l’indifférence, fondée sur le bavardage, la curiosité superficielle et distraite et la culture systématique de l’équivoque, a réussi à imposer socialement cette indifférence même en tant qu’état normal de la société et sagesse des intellectuels désenchantés. Il s’agit là d’une conjoncture historique bien particulière, qui est le fruit d’une époque de gestation et de transition vers un univers ultracapitaliste, et qu’on « hypostasie » en « démystification » des grandes narrations.

Il me paraît tout aussi évident qu’il n’existe aucune grande narration capitaliste du bien-être et de la consommation moyennant le développement économique, technique et industriel. Le capitalisme n’est pas une idéologie, ne repose pas sur des fondements idéologiques, et ne doit pas être l’objet d’une croyance ou d’une légitimation basées sur une idéologie de référence; il ne peut donc être une grande narration. Au reste, Lyotard lui-même, par une contradiction qui est signe de sincérité, admet ailleurs que le capitalisme se légitime exclusivement en mode d’efficacité, de « performances », c’est à dire par sa capacité effective de garantir en fait un flux permanent de marchandises et de services accessibles aux deux tiers au moins des membres des sociétés métropolitaines, tandis que le tiers restant est laissé aux soins de la police, des services et oeuvres d’assistance et de bienfaisance, ou voué à l’exclusion dans les marges et à des réseaux de solidarité principalement maffieux. Si à New York survenait un black-out, c’est à dire une interruption générale du courant électrique, les supermarchés seraient pillés incontinent, chacun repartant avec son butin.

Il n’existe pas d’adhésion idéologique à quelque grande narration de la production et de la consommation capitalistes. Si le capitalisme se fondait sur une telle adhésion, ou simplement d’ordre axiologique, le problème de la révolution serait immédiatement résolu, et le capitalisme n’existerait plus depuis bien longtemps. Sa force gigantesque tient justement au fait qu’il n’est pas objet de choix idéologique et axiologique, et donc en quelque sorte d’adhésion à quelque grand récit, mais réside en ce qu’il est un mode de reproduction efficace, qui a été par la suite métaphorisé par l’image de la « cage d’acier » des disciples de Max Weber, et par celle du « dispositif d’arraisonnement » (Gestell) des disciples de Martin Heidegger, d’ailleurs peu radicaux et très inclus eux-mêmes dans la société du spectacle, comme Umberto Galimberti etc.. Impossible par conséquent de suivre Lyotard lorsqu’il qualifie de « grande narration » l’ensemble des promesses capitalistes de prospérité et de consommation. Le système consumériste est un pur mécanisme d’efficacité. Un moteur, qui ne peut fonctionner sans un apport constant de carburant, est-il une « grande narration » ? On peut adhérer partiellement à la pensée de Simmel, le premier philosophe qui a choisi d’étudier l’argent comme objet spécifique et fondement du lien social au sein du capitalisme, et qui a caractérisé comme une « erreur métaphysique » l’inversion des moyens et des fins, avec primauté des premiers sur les secondes, et par suite renversement de l’être dans l’avoir, pour le dire comme Eric Fromm: d’une part, la primauté des moyens (les produits de la technique immergés dans le marché en vue d’une offre solvable) nous rend esclaves des modes et des produits, mais d’autre part multiplie les « styles de vie » possibles, rompant ainsi la monotonie des anciens modes de vie précapitalistes uniformément communautaires. Mais c’est dans le prochain et dernier chapitre dédié à Lukacs, qui fut son élève comme celui de Weber, que je parlerai de Simmel, auteur décisif et toujours stupidement sous-estimé, car le marxisme de Lukacs a précisément son origine dans une réaction contre le rejet de Marx élaboré philosophiquement par Simmel comme par Weber.

Il nous suffira ici d’insister encore sur le fait que si le capitalisme ne se fonde pas sur une grande narration idéologique, c’est pour la bonne raison que cela le rendrait extrêmement fragile. En soutenant que le capitalisme se fonde aussi sur une grande narration, Lyotard a montré qu’il n’avait pas compris la raison de l’éclatante victoire historique du capitalisme sur le communisme réel du XXe siècle dans la décennie 1985-1995. Or, il s’agit de la décennie la plus philosophique du siècle dernier, et donc de la moins étudiée par la philosophie universitaire politiquement. Un système social entièrement privé de légitimation idéologique, et seulement fondé sur la plus totale efficacité consumériste, a défait sur le champ un système qui se nourrissait presque exclusivement de légitimation idéologique, et ne s’est effondré si lamentablement que pour la même raison. Et c’est justement ce qui porte à soupçonner que Lyotard ne disposait d’une théorie ni du capitalisme, ni du communisme – ce que j’écris par pure courtoisie, car à la vérité j’en suis convaincu, et ne soupçonne rien. Lyotard ne concevait qu’un schéma élémentaire du prétendu « passage » de la Modernité à la Postmodernité, qui est un modèle qui remplit une certaine fonction: celle d’empêcher de jamais comprendre ce qui se passe réellement dans le présent en tant qu’histoire.

Il est nécessaire ici de s’éloigner provisoirement de Lyotard, pour entreprendre une déduction sociale des catégories de la pensée touchant le triangle conceptuel Prémodernité, Modernité et Postmodernité, trinité où le rôle de Dieu est tenu par le capitalisme, diversement métaphorisé, mais toujours divinisé. La discussion théologique sur cette trinité correspond exactement à discussion byzantine sur le Père, le Fils et le Saint Esprit; l’unique différence est d’un caractère historique, parce qu’au temps de Byzance, toute légitimation politique et sociale se fondait sur la religion, tandis qu’après le Siècle des Lumières, elle se fonde sur la définition du concept de raison. Voilà pourquoi la question de la différence entre l’intellect scientifique (Verstand) et la raison philosophique (Vernunft) n’est pas une question académique pour spécialistes d’histoire de la philosophie; elle est politique et sociale. La définition de la Modernité en tant qu’époque historique qui délégitime la philosophie, ou si l’on préfère, la « philosophie pour la philosophie » (Löwith), a en effet une valeur directement politique et sociale, tout comme nous l’avons vu des catégories de « feu immortel » chez Héraclite, d’« être » chez Parménide, de « nombre » chez Pythagore, d’« idée » chez Platon, d’« individu singulier » chez Occam, de « je pense » chez Descartes et Kant, etc..

La « modernité » n’est évidemment qu’une métaphore qui désigne le caractère historiquement indépassable du capitalisme, sa naturalisation en une forme de production invincible, la fixation virtuelle de la fin de la philosophie sérieuse et rationnelle à celle de Kant, etc. Du reste, toute la philosophie d’après Kant est insupportable aux théoriciens de la « modernité ». Löwith écrit: « L’historicisme métaphysique de Hegel, le matérialisme historique de Marx, et le discours heideggérien sur le destin de l’Être s’avèrent également insuffisants pour une compréhension du monde, dans la mesure où ils partent tous de l’homme et de son monde historique. Ils demeurent tous à l’intérieur de la tradition biblique, selon laquelle le ciel et la terre ont été créés par rapport à l’homme ».

Il est vraiment devenu vain, à ce propos de faire remarquer encore une fois que la matrice historique des élaborations de Hegel, Marx et Heidegger (je laisse à part les différences considérables entre ces trois penseurs) bien loin et au contraire même de ce qu’avance Löwith, est en effet le passage de la foi biblique à l’examen rationnel du temps historique présent. Le « désenchantement » est en effet inaccessible à un calme raisonnement comme celui-ci. Le désenchantement étant un fait social, et non seulement un ensemble contingent de pensées de Max Weber, de Löwith, de Lyotard, et de Lucio Colleti, il ne vaut pas la peine de se flatter de l’illusion que les bons vieux arguments socratiques gardent ici la moindre portée. Les « désenchantés », en effet, ne sont plus sur l’agora d’Athènes, mais font partie de très solides appareils idéologiques, qui sont tenus par le nouveau clergé médiatique et universitaire. De même que les prêtres ont été pendant longtemps le clergé de l’enchantement, ce nouveau clergé est tout simplement celui du désenchantement, mais ce sont encore et toujours des prêtres. Les anciens valaient mieux, car si, sous la fable théologique il y avait des métaphores de rapports sociaux qui requéraient encore la signification d’une vie communautaire, on trouve seulement chez les seconds l’exigence arrogante de ne plus se demander la signification de quoi que ce soit. C’est bien ici en effet que réside le secret de l’aversion envers « la philosophie pour la philosophie ». Le pouvoir « symbolique » doit être exclusivement partagé par les capitalistes, les hommes de science, et les sociologues. C’est une nouvelle version de la tripartition indo-européenne selon Georges Dumézil: non plus les trois fonctions de la souveraineté religieuse, de la force physique, et de la fécondité, dont la théorie politique de Platon pourrait être interprétée comme une forme « domestiquée » par le pythagorisme; mais celles du pouvoir économique capitaliste, de la reproduction technique et scientifique, et d’un sacerdoce de légitimation idéologique.

La philosophie une fois démise de sa fonction d’interprétation du monde, la sociologie en détruit les concepts, pour mettre à leur place la catégorie de « modernisation ». Il s’agit de la catégorie la plus vide et la plus absurde au monde, qui correspond fonctionnellement à la catégorie de Néant chez Parménide. De même que le « néant » est chez Parménide la métaphore du renoncement à une bonne législation pythagorique stable et permanente (et en ce sens, « éternelle »), ainsi la catégorie de « modernisation » symbolise-t-elle le renoncement tautologique à juger le présent historique, en se bornant à se « vautrer » sur lui, ou à flotter à sa surface comme une planche de surf. La modernisation n’est-elle pas en effet la catégorie la plus tautologique et vaine de toute l’histoire de la pensée ? Ne signifie-t-elle pas proprement et simplement registration de ce qui est une combinaison entre l’innovation des procédés (taylorisme, fordisme, toyotisme, just in time, etc.), l’innovation des produits et des styles de vie et de consommation continuellement induits par la saturation publicitaire et son « héraclitéisme » perpétuel (la vieille maxime panta rei – tout s’écoule -, d’ailleurs absente des fragments d’Héraclite, devenant « la consommation s’écoule et jamais ne s’arrête ») ? Ce concept vain et tautologique n’est pas même un concept, puisqu’il refuse l’union de la connaissance et de l’évaluation. Son antécédent direct est la bonne vieille « nigologie » de Leibniz selon Voltaire: la modernisation est le meilleur des mondes possibles, et la théodicée s’est ainsi entièrement sécularisée en contrainte de consommer.

Le concept de « moderne » est presque toujours une métaphore de représentation idéal-typique du capitalisme, auquel on applique en général l’évaluation de Max Weber: rationalisation universaliste, impossibilité du socialisme dans une société trop complexe et articulée, désenchantement du monde par les Lumières, « polythéisme des valeurs », relégation de Hegel, de Marx, et d’Heidegger dans une métaphysique et fantomatique prémodernité, etc. Il s’agit d’une vision du monde pour professeurs d’université, ce « clergé régulier » du capitalisme, dont les journalistes forment le « clergé séculier, qui vit au contact de la canaille, les laboratores, ou « tiers-état » bon à être entièrement manipulé. C’est par là que la théologie du désenchantement élaborée par le clergé régulier correspond exactement à l’onto-théo-logie de Thomas d’Aquin et de l’ordre dominicain, bien que cette dernière dût servir à une légitimation verticale et transcendante, et la première à une légitimation indirecte, horizontale et historiquement immanente. Mais qui sait percer l’écorce des choses ne peut s’y tromper, pourvu qu’il ne se sente pas la vocation professionnelle de la déshistoricisation et la « désocialisation ».

Si Jean-François Lyotard est le pape philosophique du postmoderne, Jürgen Habermas est celui du moderne. De même que Lyotard explique le postmoderne aux enfants, Habermas l’expose aux adultes dans Le discours philosophique de la modernité. Mais, comme dirait la Vive Thèrèse: Surprise, surprise!1: les deux discours sont identiques ! Le moderne allemand et le français postmoderne s’accordent sur le caractère indépassable du capitalisme et l’opinion que toutes les conceptions « ouvertes » de l’histoire qui font l’hypothèse de son dépassement possible sont de grands récits idéologiques. Le fait que l’un qualifie de « moderne » sa propre pensée, et l’autre de « postmoderne », n’a d’importance que pour les histoires doxographiques de la philosophie contemporaine, et non pour ce qui est de la déduction sociale des catégories et leur situation ontologico-sociale.

Habermas a été élève d’Horkheimer et d’Adorno, mais la correspondance de ces derniers montre bien qu’Horkheimer doutait de lui depuis très longtemps, et il fut prophète. Du vivant des deux pontifes, Habermas modéra en bon opportuniste ses irrésistibles pulsions vers le refus « moderne » de la philosophie et l’acceptation intégrale de la science comme unique idéation légitime de la connaissance du réel. Qu’on ait pu mettre Habermas au nombre des auteurs de l’« Ecole de Francfort » est peut-être un des épisodes les plus burlesques de toute la philosophie du XXe siècle, et révèle une double stupidité: celle des professeurs des facultés de philosophie (Horkheimer et Adorno l’étaient devenus, mais les présupposés sociaux de leur théorie critique tenaient précisément au fait qu’à l’origine, ils ne l’étaient pas) qui investissaient de cette dignité en n’ayant égard qu’à de simples déclarations hypocrites, et celle des commentateurs, incapables d’étudier en profondeur et accoutumés à glisser à la surface des opinions. Quoi qu’il en soit, pour trahir les grands « Francfortains », Habermas dut attendre qu’Adorno et Horkheimer fussent morts et enterrés, le premier en 1969, le second en 1973. Ses pulsions transformistes n’eurent alors plus de frein. Il est certes impossible de « déduire » ce qui relève de l’empirique et fortuite personnalité d’Habermas, mais l’enterrement de l’Ecole de Francfort est encore un fait social total, qu’il n’est pas facile de comprendre.

L’école de Francfort a été la dernière incarnation intellectuelle européenne de la figure hégélienne de la conscience malheureuse. La Dialectique négative d’Adorno ne doit pas être étudiée comme un simple ensemble d’« opinions sur la dialectique », mais comme le signe d’un dilemme tragique. D’une part, Adorno avait parfaitement compris que la dynamique du capitalisme conduisait celui-ci à un démantèlement des résidus problématiques de la pensée bourgeoise classique même (la conscience qu’il en avait est particulièrement vivre dans un chef d’oeuvre comme Minima Moralia) et par là vers un capitalisme absolu entièrement post-bourgeois et post-prolétarien (si ces mots n’y figurent pas, une lecture interprétative d’ensemble pourrait montrer que l’esprit et le sens de ces concepts s’y trouvent en effet); d’autre part, sa désapprobation des formes sociales et politiques que prit le communisme réel du XXe siècle (stalinisme, dictature bureaucratique, matérialisme dialectique, etc.) l’empêcha d’adhérer au communisme: le communisme aurait donc été abstraitement nécessaire pour empêcher cette dérive vers un capitalisme administratif post-bourgeois et post-prolétarien, mais d’autre part, il était concrètement intolérable. C’est dans ce dilemme à la Buridan (l’âne affamé et assoiffé se laisse mourir, faute de savoir choisir entre l’eau et le foin), qui était déjà celui des antinomies de la Critique de la Raison Pure de Kant, que la dialectique négative d’Adorno a son origine conceptuelle: la dialectique ne peut jamais se déterminer, et par conséquent ne saurait devenir spéculative, comme chez Hegel, puisque, dans la conjoncture historique concrète du XXe siècle, le communisme « réel » n’est en aucune façon spéculatif: il ne permet pas à l’humanité de se regarder dans le « miroir », le « miroir » de Staline étant le même que celui du Dorian Gray d’Oscar Wilde: qui s’y regarde meurt. C’est ainsi qu’Adorno a ennobli la passivité par système. La dialectique négative est en effet un alibi du refus systématique de l’engagement politique, dont les formes historiquement données ne peuvent jamais aspirer à atteindre au concept (Begriff).

Mais la pensée d’Adorno demeure une pensée noble, parce que tragique. La pensée d’Habermas est au contraire tragicomique, parce qu’elle exorcise quant à elle, systématiquement, tous les aspects tragiques du présent: et c’est justement pour cela qu’on peut lire souvent, dans les organes imprimés du cirque médiatique, cette opinion qu’Habermas serait « le plus grand des philosophes vivants » (juin 2008).

Une fois disparus ses deux protecteurs, Habermas commença par éreinter leur fameux chef d’oeuvre Dialektik der Aufklärung (1944; titre français:Dialectique de la Raison; titre italien: Dialettica dell’Illuminismo: Dialectique des Lumières). Il a beau jeu de montrer les limites dialectiques de cet ouvrage, dans lequel une image purement négative était donnée, effectivement, d’un phénomène aussi ambivalent que la philosophie des Lumières, et au surplus en usant de métaphores littéraires comme Ulysse et les Sirènes ou tirées du marquis de Sade. En substance, les maîtres de l’Ecole de Francfort auraient « exagéré », et l’on ne saurait se fier à qui exagère, extrêmise, et finit par tomber dans le paradoxe. Ou, plus sobrement: les Lumières comportaient certes des dangers de scientisme et de progressisme optimistes, mais elles ont aussi produit un profil rationaliste et universaliste d’intellect scientifique, et c’est là ce qui compte le plus. En somme, Adorno est détrôné, et Max Weber prend sa place.

Quand on lit Dialectique de la Raison, on voit clairement en effet que les Francfortains ont exagéré. Mais ce que tous les Habermas ne comprendront jamais, c’est que, de par sa nature même, la philosophie peut, et doit même, exagérer. Nietzsche n’aurait donc pas dû parler de la mort de Dieu, ni des derniers des hommes ? Ni attaquer le crucifix « au marteau » parce que ce n’est pas politiquement correct dans le cadre d’un sain et courtois pluralisme laïc des opinions ? Fastidieuses sottises ! La philosophie doit principalement viser à provoquer de radicales réorientations gestaltiques, et c’est pourquoi il faut parfois qu’elle affirme très fort et qu’elle ait des paroles « plus hautes que les lignes ». Après, dans un second moment, les avis de la prudence et le bon sens même pourvoiront à des corrections et à la « modération ». Mais on ne peut produire directement le whisky coupé d’eau. Et la philosophie est exactement comme du whisky écossais. Si on veut le couper, qu’on

l’« allonge », mais on ne le pourra qu’après qu’il a été produit pur. Les Francfortains nous ont donné une interprétation radicale des Lumières, qui fut certes unilatérale et exagérée; mais dont une éventuelle « modération » ne peut se faire qu’après eux.

C’est ici qu’Habermas a entrepris et accompli une véritable opération universitaire. L’appareil idéologique universitaire, en ce qu’il se compose des prêtres du politiquement correct et de leur nouveau catalogue social des blasphèmes indicibles et punissables, même pénalement, doit émousser toutes les « exagérations » que ne pourrait filtrer le bavardage académique – sans plus de torture ni de bûchers, cependant; et c’est précisément en quoi consiste la modernité, qui n’est en fait qu’une prémodernité civilisée et soft. Mais cette opération de filtrage est par nécessité la mort même de la philosophie. La philosophie vit d’exagérations politiquement incorrectes, puisque cette exagération est ce qui détruit ce que le grand philosophe tchèque Karel Kosik appelle si bien dans sa Dialectique du concret « le monde du pseudo-concret ».

Naturellement, l’unique et véritable cible stratégique d’Habermas demeure Hegel et Marx ensemble; d’autres comme les postmodernes et Foucault ne sont que des cibles tactiques et conjoncturelles. C’est pourquoi il est nécessaire de diagnostiquer clairement où se trouvent les points les plus délicats de son éreintement de Hegel et de Marx, en tant que penseurs à « exclure » d’un sain concept de modernité.

Pour ce qui est de Hegel, Habermas le connaît fort bien, et ne peut donc simplement déclarer qu’il est un penseur prémoderne. Il reconnaît même largement son rôle d’annonciateur de la modernité. Ici, toutefois, le diable se cache dans le détail. Habermas ne peut évidemment accepter, et doit repousser avec force, l’idée qu’il puisse exister une connaissance philosophique de la réalité. De même que Löwith, Colletti, Lyotard, etc., il diagnostique le coeur même de la modernité dans la fin même de la philosophie, à laquelle il n’est disposé qu’à reconnaître une fonction subalterne de clarification épistémologique des énoncés scientifiques (les seuls réellement « cognitifs »), et de discours médiatique interminable sur les « valeurs ». Touchant Hegel, l’interprétation d’Habermas est vraiment pénétrante, et même, je suis obligé de le reconnaître, tout à fait géniale. Il part de la distinction kantienne entre le concept classique (Schulbegriff) de philosophie, entendue comme système des connaissances rationnelles, qui implique aussi évidemment la connaissance de la philosophie antérieure, et d’autre part son concept mondain (Weltbegriff), lequel se rapporte à « ce qui nécessairement intéresse tous les hommes ». Kant a rendu ici un grand service non seulement à la clarté terminologique, mais à la justesse historique de la position du problème. Eh bien, selon Habermas, Hegel a vraiment été le premier qui a fondu ensemble le concept mondain de la philosophie et son concept classique. Le fait est, cependant, que cette fusion n’a pas survécu à Hegel, mort en 1831, et que les deux conceptions se sont inévitablement dissociées. Habermas a parfaitement compris, et affirme, que Hegel avait en vue la recomposition d’une « scission » sociale (Trennung), mais il affirme aussi que c’est précisément à cela que la philosophie doit renoncer – ce qui est la thèse même de l’heideggérien Pöggeler, dont j’ai déjà parlé. La modernité est ainsi définie comme l’acceptation du fait que la scission fait constitutivement partie de la réalité sociale: comme toujours, modernité = capitalisme, par un euphémisme hypocrite qui dit tout sur le degré de conscience de soi, ou plus exactement d’inconscience, des appareils idéologiques.

Je me permets ici un commentaire. Je suis pleinement d’accord avec Habermas sur le fait que l’éclatante nouveauté de Hegel (et, bien entendu, de Marx, son élève communiste), tient à cette fusion des deux conceptions, classique et mondaine. Voilà justement la racine sociale de l’aversion pour Hegel. Pour empêcher tout jugement d’ensemble sur la société, c’est à dire une science philosophique de la totalité, l’apologétique capitaliste doit refouler la philosophie (délivrée en leur temps par Fichte, Hegel et Marx de sa cage disciplinaire, où son bavardage interminable est tout à fait inoffensif à l’égard des oligarchies économiques et militaires au pouvoir) dans sa conception classique, afin de réserver sa conception mondaine aux appareils idéologiques du système. Lukacs, Adorno, Gramsci, Bloch, Benjamin, etc. l’avaient très bien compris. Et c’est parce qu’ils l’avaient si bien compris, qu’Habermas dut les refouler dans l’ombre du monde confus d’une « théorie de la réification » générique et inconsistante.

Habermas sait fort bien que pour frapper Marx au coeur, il faut atteindre le concept d’aliénation. La formulation qu’il utilise dans la Théorie de l’agir communicationnel, qui est son ouvrage le plus systématique, est intéressante. Ecoutons-le: « Ce concept d’aliénation reste indéterminé, pour autant que le concept (qui oscille entre Aristote et Hegel), d’une vie dont les potentialités sont limitées par suite de la violation de l’idée de justice, inhérente à l’échange des équivalents, manque l’indice historique » (sic).

Voilà qui est impayable ! C’est Marx qui est blâmé de manquer l’indice historique, lui qui, marchant sur les pas de Hegel, a fait de l’histoire contemporaine l’objet direct de la critique philosophique, en unifiant le concept classique et le concept mondain de philosophie! Il semble bien qu’Habermas ait parfaitement compris le coeur de la question, bien qu’il attribue incongrûment à Marx l’idée que le capitalisme « viole l’idée de justice », puisque Marx a explicitement donné une théorie (le matérialisme historique, précisément) qui fait complètement abstraction de cette idée de justice, qu’Habermas lui attribue contre toute considération philologique possible. Mais je n’entends pas descendre sur le terrain de la correction au crayon rouge et bleu d’énormités, qu’on ne passerait pas à un étudiant de première année de philosophie, puisque je sais bien que le malentendu est avant toute chose un fait social, et ne peut se réduire à une erreur philologique. Il est en revanche intéressant qu’Habermas ait parfaitement saisi le coeur de la question, et fasse observer génialement le présupposé métaphysique de Marx, à savoir le concept de « potentialité d’une vie qu’un système social aliéné limite dans ses potentialités mêmes ». C’est étonnant: Habermas comprend le coeur du problème, et aussitôt le rejette.

Le lecteur sait déjà que mon interprétation de Marx, exposée dans plusieurs chapitres précédents, est centrée sur la valorisation de la catégorie modale de potentialité ontologique (le dynamei on d’Aristote), et sur l’interprétation marcusienne de la pensée de Hegel comme rationalisation dialectique d’une réalité qui est elle-même potentialité disponible à être rationalisée, pour autant que les conditions historiques le peuvent permettre. Il est par conséquent impressionnant à mes yeux de noter qu’Habermas, dans le même temps qu’il insinue hypocritement que l’aliénation n’a pas d’« indice historique » (ce qu’on peut traduire: n’existe pas si ce n’est en tant qu’opinion et rêverie prémoderne, indigne de notre époque qui est celle de la rationalisation scientifique et du désenchantement du monde), comprend parfaitement que ce concept se situe dans l’espace ouvert de l’arc qui va d’Aristote à Hegel. Je dois donc en conclure que l’issue d’Habermas est certes une issue personnelle, mais aussi et surtout l’issue sociale d’un groupe: celui des universitaires auxquels est assignée la tâche sacerdotale de définir idéologiquement la modernité, et de prononcer des excommunications socialement légitimées contre tous les « métaphysiciens », les « prémodernes », etc.

C’est le moment de revenir à notre ami Jean-François Lyotard. J’ai déjà fait remarquer plus haut que l’unique grande narration qui l’intéresse est la cinquième, le grand récit marxiste de l’émancipation; et j’en parle en connaissance de cause, car je vivais à Paris en cette année 1965, où s’est réalisée pour ainsi dire « en direct » la mort de Dieu, et le désenchantement qui lui est connexe. Je n’étais pas, hélas, aux premières loges, mais par le témoignage d’amis et de camarades de ce temps-là, je sais parfaitement ce qui s’est passé. Lyotard faisait partie d’un groupe gauchiste* (on va voir pourquoi je laisse en français ce terme, qui d’ailleurs est intraduisible en italien) appelé « Socialisme ou Barbarie », animé par un grec, Cornelius Castoriadis, et où s’unissaient l’hérésie marxiste et l’orthodoxie marxienne. Ce groupe « explosa » en 1965, trois ans donc avant le mythique Mai soixante-huit; aussi, quand éclata le grand carnaval, ses membres n’étaient-ils déjà plus des « ermites », puisque déjà informés de la mort de Dieu. Parmi eux, le phénoménologue universitaire Lyotard (né à Paris en 1924 et mort en avril 1998) était le plus doué pour la philosophie. Ce fut lui en effet qui élabora philosophiquement le désenchantement de la mort de Dieu, et l’appela « postmoderne », ce qui dérive d’une crise interne du gauchisme* français.

Mais qu’était-ce que cette mort de Dieu ? A l’évidence, la mort de la croyance aux capacités révolutionnaires « modales » de la classe ouvrière, salariée et prolétarienne, nationale et internationale. J’insiste encore sur l’idée que le maximum d’hérésie marxiste et d’orthodoxie marxienne se concentraient dans ces positions, et qui ne comprend pas cela s’interdit de comprendre la dynamique de ce désenchantement.

Le gauchisme*, au sens propre, ne doit pas être confondu avec ce qui en italien est qualifié d’« extrémisme ». En termes simples, l’extrémisme est une position, ou un ensemble de positions, qui regarde comme légitime pour l’essentiel le communisme historique du XXe siècle et son paradigme politique léniniste (au résumé: la nécessité du parti politique organisé, et de fait militarisé, pour faire la révolution et permettre à la classe ouvrière de passer de l’En soi, purement économiste et syndicaliste, au Pour soi politique communiste), mais qui l’« extrémise », c’est à dire le radicalise à gauche, estimant trop modérées, réformistes, « intégrées », et opportunistes ses grandes organisations politiques et syndicales. Dans cet extrémisme de gauche, on trouve des positions très différentes, dont je ne rappellerai que trois: le néo-stalinisme d’après 1956, le trotskisme à partir des années trente (la fondation de la Quatrième internationale date de 1938, et Trotski fut tué au Mexique en 1940 par un agent de Staline), et le maoïsme des « prochinois » à partir du début des années 1960. On peut considérer ces positions comme « extrémistes », bien que de toute évidence elles ne se soient jamais qualifiées elles-mêmes de la sorte, le terme étant péjoratif.

Le gauchisme* est une autre chose. Le gauchisme* rejette frontalement et sans compromis tout le système de légitimation historique du communisme après 1917, tant ses variantes orthodoxes que ses variantes hérétiques. Et il le fait au nom d’une orthodoxie marxienne qui s’unit évidemment au maximum de l’hérésie marxiste. Or, l’orthodoxie marxienne consiste à prendre à la lettre l’idée de l’émancipation directe des travailleurs, estimés capables de réaliser une autogestion économique intégrale des unités productives, et un autogouvernement politique intégral des camarades citoyens. Le groupe « Socialisme ou Barbarie » (le terme est de Rosa Luxembourg, et ce groupe naquit à la fin des années quarante, en tant qu’hérésie trotskiste) est précisément la quintessence même du gauchisme*, en ce qu’il n’interpose aucune médiation entre le sujet émancipateur (c’est à dire la classe ouvrière, salariée et prolétaire) et la pratique du communisme, entendue marxiennement non pas comme un parti, ou un parti-Etat, mais comme « le mouvement réel qui abolit l’état de choses présentes ».

Mais tout cela se fissure et s’effondre en 1965. Donnons la parole à Lyotard, dont le texte est aussi remarquable sur le plan littéraire. « J’appartiens à une génération pour laquelle la politique était tragique, ce qui signifiait qu’elle pariait dans le domaine politique sur une alternative en un certain sens métaphysique, et non seulement politique. Il s’agissait de renverser ce simulacre de sujet de l’histoire, qu’on appelle ‘capital’, et de le remplacer par le sujet authentique, qui, selon notre façon de voir, était le prolétariat. Cette alternative, dans le fond, provient d’une tradition antique, celle de la ‘Cité de Dieu’ d’Augustin. Il s’agit précisément de vaincre le mal, et de réaliser le règne du ciel sur la terre. A cet égard, il est bien clair que Marx appartient à une représentation durable de l’histoire humaine. Et puis, il y a dix ou quinze ans, il est devenu visible que le sujet alternatif, c’est à dire le prolétariat, était devenu une ‘idée de la raison’, qui n’avait pas de réalité (...) Tout ce qui est arrivé après 1945 a montré que la solidarité entre les classes ouvrières n’existait pas. Le mouvement de solidarité, dont Marx avait fait le critère de l’existence du prolétariat, n’a pas réussi à se développer (...) Je me suis retiré en 1965, et ç’a été beaucoup plus qu’un simple changement de vie, ç’a été un désastre, et pour moi une crise énorme, une crise que j’appellerai existentielle (...). Ce grand récit d’émancipation que la politique moderne a produit n’est plus crédible, et nous avons affaire à un énorme système, qui s’appelait autrefois ‘capitalisme’, et qui n’a plus personne qui le défie. Le tiers-monde, en effet, ne le défie pas ».2

Ces affirmations de Lyotard sont si claires, qu’elles ne nécessitent aucune exégèse particulière. En se distanciant du marxisme (l’unique grande narration qu’il lui importe vraiment de « dépasser », dans le sens de l’abandon (Überwindung) plus que dans le sens du dépassement-conservation (Aufhebung)), Lyotard amalgame la mort de Dieu Nietzschéenne, le désenchantement wébérien, et l’avènement du dispositif indépassable de la technique selon Heidegger. Ce qui est franchement admirable chez Lyotard, c’est la sincérité et l’honnêteté intellectuelle. Il ne laisse aucune « ombre » sur son parcours.

On dira qu’il ne faut pas transformer en évènement qui fait époque la crise politique d’un groupuscule de gauchistes* parisiens des années soixante du XXe siècle. Mais alors, pourquoi le faudrait-il des affirmations d’un petit bourgeois allemand moustachu rempli de préjugés de classe, et selon qui Dieu serait mort, les ermites ne s’en seraient pas aperçus, les humains-trop-humains continueraient à l’adorer par incurable nihilisme, les hommes supérieurs se limiteraient à appeler « Dieu » l’homme, sans même tenter aucune transmutation alchimique des « valeurs », et les derniers des hommes en tireraient la conséquence que du moment que Dieu est mort, tout devient possible ? Quant au présumé Übermensch, ma thèse est qu’il n’existe pas, qu’il ne peut exister ni n’a jamais existé ni n’existera jamais, et qu’il n’est que la sublimation fantastique, par un délire d’omnipotence impuissante, de cette omnipotence abstraite alliée à l’impuissance concrète qui est précisément le profil de la condition humaine moyenne au sein du capitalisme. Or donc, si la pensée philosophique prend Nietzsche au sérieux - et elle a bien raison de le faire -, de même doit-elle prendre Lyotard au sérieux. En ce qui me concerne, je le fais à tel point, que j’estime qu’il faut précisément partir de son diagnostic pronostique.

Lyotard procède à un hara-kiri parfaitement juste du gauchisme*. Il est entièrement vrai en effet que l’orthodoxie gauchiste* ne tient pas debout. Il n’est pas vrai, en effet, que la classe ouvrière, salariée et prolétaire est le sujet émancipateur de l’humanité toute entière. A ce propos, il serait insensé de trop insister sur des sottises philologiques comme quoi, pour Marx, le sujet était en réalité le travailleur coopératif associé, du directeur de fabrique au dernier des manoeuvres, et qu’il définit du terme anglais de general intellect. Tout cela est vrai, mais n’est aussi que l’objet de savants bavardages pour séminaires académiques. Lyotard ne nous invite pas à une série de doutes méthodologiques sur l’interprétation exacte de Marx, passe-temps d’esprits indigents; c’est un doute hyperbolique qu’il nous propose: le salut est-il encore possible ?

Il serait bien sot d’essayer de répondre sommairement à cette question en quelques pages hâtives. Je répondrais seulement ceci: le salut, défini de façon religieuse (ce n’est pas par hasard que Lyotard cite Augustin), probablement n’existe pas, et Spinoza avait raison de conseiller d’abandonner le mode de pensée théologique utopique et messianique. La classe ouvrière et prolétaire, que Marx regardait, pour de bonnes et sérieuses raisons, comme une classe générale universaliste, ne l’est probablement en rien, ce qui ne signifie pourtant pas qu’elle doive continuer à n’être qu’un ensemble, comme disait Marx, d’« esclaves salariés », à laquelle on extorque la plus-value absolue et relative, car cette extorsion existe bel et bien. Mais ces deux remarques « désenchantées » n’affectent et ne « falsifient » point la valeur cognitive et véritative d’une philosophie de l’être humain, qui aspire à chercher dans l’histoire, et particulièrement dans le présent comme histoire, le lieu où découvrir la signification de l’histoire même. Nous connaissons désormais par coeur tous les arguments sophistiques de ceux qui ont toujours soutenu, hier et aujourd’hui, que l’histoire n’a aucun sens, et que la « virilité » consiste à le proclamer. Cette philosophie au viagra a cessé depuis longtemps de nous intimider, mais son pouvoir d’intimidation est puissant sur ceux qui sont sensibles à l’approbation et au désaveu du sacerdoce médiatique et universitaire. Quoi qu’il en soit, j’ai compris la leçon de Lyotard: le postmoderne philosophique, au point de vue subjectif, est le fruit d’une élaboration sophistiquée du deuil de la mort de Dieu (ou mieux, du Dieu marxiste), sublimé en désenchantement wébérien et en réduction des rapports sociaux de production au « dispositif » (Gestell). Et c’est ainsi que l’expérience de l’illusion et de la désillusion de toute une génération (la désillusion étant toujours nourrie des illusions antérieures) est hypostasiée en désenchantement et fin capitaliste de l’histoire. Je ne connais pas l’avenir, mais je parierais que nos descendants nous seront très sévères sur cet épisode.

Mais tout ce qu’on a dit jusqu’ici de Lyotard et d’Habermas ne concerne que la justification idéologique du postmoderne, et la justification idéologique n’appartient pas à la structure, mais à la superstructure. Dans une étude qui aspire à la déduction sociale des catégories, la critique de la superstructure ne suffit pas. Le postmoderne est la superstructure d’une structure, et celle-ci est la production postmoderne. Sur ce sujet, Frédéric Jameson a saisi le point essentiel en parlant du postmoderne comme idéologie de la production flexible. Et David Harvey frappe dans le mille en parlant de transfert du temps dans l’espace, de centralité symbolique de l’espace, comme caractéristique essentielle du paradigme postmoderne. Il y aurait d’autres déterminations à signaler, mais ces paramètres indiqués par Jameson et Harvey (flexibilité et spatialité) me paraissent suffisants pour engager la discussion.

Il faut évidemment commencer par repousser courtoisement certaines déterminations tout à fait illusoires de la postmodernité. Par exemple, il n’est pas vrai que, comme l’affirme le célèbre sociologue Zigmunt Bauman, nous vivrions depuis longtemps dans une « société liquide ». Bauman utilise la métaphore de la liquidité par allusion au kaléidoscope de la mobilité, des voyages faciles, de la diversification légitimée des styles de vie, des caprices de la consommation, de la fin des appartenances idéologiques rigides, etc. . Cela serait la « liquidité », qui s’oppose métaphoriquement à la « solidité » du temps de la production fordiste, de l’Etat social qui protège le citoyen du berceau à la tombe, des appartenances politiques inflexibles, etc. . Très superficiellement, cette métaphore pourrait même sembler juste, mais il suffit d’approfondir tant soit peu les choses pour s’apercevoir qu’elle est fausse. La société apparemment « liquide » d’aujourd’hui se fonde sur une plateforme rocheuse extrêmement solide, constituée d’une surveillance universelle, d’une militarisation mercenaire (les « contractors »), d’une atmosphère de guerre au terrorisme qui n’est en réalité qu’une forme de légitimation du droit de l’impérialisme idéocratique des Etats-unis à dominer le monde, etc.. Je ne connais en effet rien de plus « lourd » que la précarisation diffuse du travail, la dévalorisation croissante de la force de travail des ouvriers, employés, et salariés, aux horaires toujours plus longs et plus intenses, etc. Je ne mets pas en doute la bonne foi de Bauman, je discute sa sotte théorie d’une société « liquide », qui n’existe pas. Qualifier de « liquide » la société la plus « lourde » qui ait jamais été dans l’histoire signifie confondre le phénomène des plus superficiels de l’affaiblissement des identités collectives « fordistes » avec celui, beaucoup plus profond, de l’alourdissement oligarchique, financier et globalisé du capitalisme moderne. De même qu’il n’existe pas de « pensée faible » à la Gianni Vattimo. Ce qu’on a appelé pendant une vingtaine d’années « pensée faible », en France et en Italie, est simplement le processus d’affaiblissement et de disparition, au sein de la communauté des intellectuels universitaires, du crédit de la pensée de Marx et de toutes les sortes d’organisation informelle identitaire de la religion sociologique des « intellectuels de gauche » (sartrisme et althussérisme en France, Ecole de Francfort en Allemagne, ouvriérisme bigarré en Italie, etc.). En réalité, la thèse de fond de cette prétendue « pensée faible » était la plus forte qu’on ait jamais pu concevoir, c’est à dire l’affirmation de la cage d’acier d’après Weber, de la fin des grands récits d’après Lyotard, de la complète sécularisation des idées religieuses d’après Löwith, et de la résolution de la métaphysique en « dispositif » (Gestell) d’après Heidegger. Appeler « faible » cette pensée est comme parler de la faiblesse des cornes d’un taureau andalou.

Il reste toujours à se doter d’une périodisation « structurelle » de l’histoire du capitalisme, sans laquelle nous ne cesserons d’osciller entre différentes théories suggestives, mais entièrement superstructurelles: société du narcissisme et du repli sur le privé de Lasch, société liquide de Bauman, pensée faible de Vattimo, etc.. Il ne peut exister de périodisation parfaite, mais il en est de plus crédibles que d’autres.

Celle que proposent Ernest Mandel et Frédéric Jameson distingue trois stades de développement du capitalisme. Dans un premier stade, nous avons affaire à un capitalisme du marché libre, dont la principale base technique est la machine à vapeur, et la forme culturelle hégémonique le réalisme. A un second stade, nous avons un capitalisme monopoliste dont le fondement est encore principalement national (l’Etat-nation), la base technique prépondérante l’industrie mécanique et électrique, et la norme culturelle hégémonique le modernisme. A un troisième stade, enfin, nous avons un capitalisme transnational globalisé de consommation, dont la base technique prépondérante est constituée par les nouvelles technologies, et la norme culturelle prépondérante par le postmodernisme. A mes yeux, cette périodisation, bien que non dépourvue de plausibilité, est beaucoup trop rigide et économiste; elle ne me satisfait donc pas.

Perry Anderson propose plutôt de situer historiquement l’épuisement du modernisme dans les trente années qui suivent 1945 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale, cette période des trente ans du court XXe siècle (1914-1991) qui vont jusqu’en 1975, et qu’Hobsbawm a qualifiée de « trente glorieuses ». Cet épuisement de la modernité provient de la dislocation historique des trois coordonnées structurelles qui avaient caractérisé la période précédente. Les voici:

 

1. La persistance, jusqu’à la fin du XIXe siècle, de pans entiers d’ancien régime*, accompagnés de leurs canons consacrés de production artistique. La codification de ces derniers établit une échelle de valeurs culturelles contre lesquels s’insurge le modernisme. De la sorte, l’existence d’un adversaire commun unifie la pratique esthétique du modernisme naissant.

2. Le moment historique du modernisme naissant est celui de la deuxième révolution industrielle (téléphone, radio, automobile, avion, etc.). L’imaginaire social du modernisme est donc marqué congénitalement par les formes technologiques des inventions de cette révolution.

3. A la conjoncture historique du modernisme correspond un sentiment diffus d’attente d’une révolution sociale. La proximité imaginée de cette révolution est entretenue par une tension sociale permanente, qui se manifeste au travers d’âpres et rudes conflits de classes.

 

Selon Anderson, la crise de ces trois coordonnées constitue les prémisses de l’apparition du postmoderne: disparition de l’ordre agraire et semi-aristocratique, affirmation massive du fordisme, épuisement des vagues d’innovation technologique de la deuxième révolution industrielle, disparition du sentiment de proximité de la révolution socialiste. Il me semble que ce modèle d’Anderson est meilleur que celui de Jameson et de Mandel, par ce que moins économiste. Toutefois, certaines données historiques qui nous intéressent n’y sont pas repérables.

Ces données sont partiellement présentes dans une périodisation proposée récemment par les chercheurs français Luc Boltanski et Eve Chiapello. Selon ce modèle, le capitalisme se constitue, dans une première phase, par l’« émergence » de la véritable bourgeoisie d’entreprise autrefois incorporée dans le magma du « tiers-état »; d’où la particulière éthique capitaliste étudiée par Max Weber. et qui est évidemment liée à l’ensemble unitaire de « valeurs » capitalistes, qui sont au reste le simple reflet de réelles institutions capitalistes de type politique, économique, militaire, scolaire, familial, etc.. Dans une deuxième phase, en revanche, deux critiques du capitalisme bien distinctes connaissent un moment d’alliance politique et culturelle: la critique économique des classes laborieuses à revenu faible et consommation incertaine, et la critique artistique qui est celle de la petite bourgeoisie scolarisée et instruite, insatisfaite de l’hypocrisie et du conservatisme traditionaliste de la bourgeoisie « arrivée » et satisfaite d’elle-même. Cette période est celle où s’établit cette alliance entre critique économique et critique culturelle, qui constitue ce qu’on appelle la « culture de gauche »; elle est pensée comme « permanente », bien qu’il ne s’agisse que d’une « fenêtre historique » temporaire, destinée toutefois à durer un siècle environ.

La critique sociale et la critique artistique du capitalisme voient leur alliance se déchirer lorsque la troisième phase de celui-ci entre en crise. Dans cette troisième phase, en effet, le capitalisme réussit à libéraliser intégralement les moeurs familiales et sexuelles (pensons au mythique Soixante-huit, qui est en fait le mythe de fondation d’un hypercapitalisme postbourgeois pleinement « libéralisé ». C’est ainsi que se rompt l’alliance antérieure entre critique économico-sociale et critique artistique et culturelle du capitalisme; et il est faux d’interpréter cette rupture comme une « trahison » des intellectuels petits-bourgeois « artistes » à l’égard des travailleurs « économistes ». Il s’agit simplement de la fin d’une alliance temporaire que la fausse conscience nécessaire des agents historiques avait pensée en termes d’« alliance organique » pour le socialisme, alors qu’il s’agissait seulement d’une contiguïté provisoire de projets entièrement divergents.

De toutes ces périodisations, celle de Boltanski et Chiapello me paraît la plus pénétrante, et même la plus utile pour y comprendre quelque chose. En partant d’elle, et en la « croisant » avec certaines dichotomies culturelles pénétrantes avancées par David Harvey, nous pouvons commencer à cerner le noeud historique de la question qui nous intéresse.

La base économique dont il faut déduire socialement presque toutes les catégories de ce qu’on appelle la « postmodernité », que, suivant Chiapello et Boltanski, je qualifierai simplement de « troisième phase du capitalisme », celle où se défait l’alliance de la critique économique et de la critique culturelle du capitalisme, et s’évanouissent deux siècles d’identités globales bourgeoise et prolétarienne, c’est l’élargissement de l’écart des revenus entre riches et pauvres dans les métropoles capitalistes, et en premier lieu, aux Etats-Unis d’Amérique. Du moment que le président des Etats-Unis a été couronné, par le cirque médiatique et universitaire, empereur du monde capitaliste globalisé, il est évident que toute la « culture » actuelle (j’insiste sur les guillemets, puisqu’il s’agit, paradoxalement, de la réflexion d’une époque qui est celle de la complète inculture) se répand en cascade à partir des USA, et déferle dans les « provinces », les protectorats, les proconsulats, etc.

C’est évidemment dans un sens relatif qu’on parle ici de riches et de pauvres, bien que la pauvreté absolue augmente aussi (pensons au phénomène des homeless, les « sans abris », qu’on regarde aujourd’hui comme normal aux Etats-Unis, mais qui aurait soulevé la plus grande indignation sociale quand la petite bourgeoisie avait encore une culture empreinte de « conscience malheureuse » hégélienne). En effet, à l’époque de la plus extrême extraction de la plus-value relative marxienne, l’écart entre la richesse et la pauvreté devient relatif. L’énorme masse de travail flexible et précaire augmente de plus en plus, s’ensuit une précarisation projective de la vie, et s’évanouissent les présupposés sociaux de la vision hégélienne du monde. Cette vision hégélienne non seulement se fondait sur l’acquisition d’une conscience de soi sociale au sein d’un monde doté de sens (le monde d’aujourd’hui est programmatiquement insensé), mais encore elle visait à une identité éthique stable, fondée sur trois présupposés: famille hétérosexuelle reproductive, profession acquise et pratiquée pour la vie entière, Etat-nation souverain sur l’économie, et affranchi de toute occupation militaire étrangère. Il est évident que, structurellement, tout cela ne connote plus le monde d’aujourd’hui; voilà pourquoi, superstructurellement, le cirque intellectuel asservi doit soulever des nuages de confusion pour ensevelir la famille hétérosexuelle durable, tout système scolaire sérieux formant à des professions stables et sûres, et enfin la souveraineté économique et militaire de l’Etat national, choses bonnes pour la ferraille à l’époque du prétendu « avènement de la globalisation ».

La dichotomisation de la société est d’ailleurs évidente aux yeux de tout observateur attentif. Je ne connais pas New York, Los Angeles, ni Tokyo, mais je connais bien Londres et Paris, Qui les a vues dans les années soixante du siècle dernier sait qu’aujourd’hui, l’écart entre pauvreté et richesse s’y est accru au point de caractériser des « quartiers-cités » antagonistes, littéralement impensables alors. Cela s’est fait en une cinquantaine d’années, où des personnages « socialistes » comme Mitterrand ou « travaillistes » comme Blair ont été au gouvernement; mais « gouvernement » ne signifie pas « pouvoir »; dans le capitalisme d’aujourd’hui, le pouvoir est exclusivement aux mains d’oligarchies financières, et on l’appelle avec une ferveur religieuse « jugement des marchés ». C’est la preuve de la totale insignifiance de la politique dans ce système, au regard du développement social; et cette preuve est aussi énorme que le massif de l’Everest.

Comme je l’ai dit, l’ancienne petite bourgeoisie était le lieu social de l’inquiétude de la conscience malheureuse, qui trouvait des penseurs « superstructurels » qui s’efforçaient en quelque façon de l’interpréter: Nietzsche, Heidegger, Adorno, etc. . Mais des sociologues constatent qu’aujourd’hui dans le monde va se formant un agrégat, qu’ils qualifient de new global middle class, et qui n’a plus rien à voir aux anciennes classes moyennes. Il faudrait un Simmel pour en décrire les modes de vie, mais Simmel est mort, et, comme l’a dit Woody Allen, la plus haute expression de la dépression sociale contemporaine encore capable d’autonomie: nous ne nous portons pas très bien nous mêmes3. Cette new global middle class n’est évidemment plus l’ancienne petite bourgeoisie; ce qui l’unifie n’est que voyages faciles, humanitarisme distrait et superficiel, anglais touristico-opérationnel de communication simplifiée et standardisée, acceptation conformiste du politiquement correct ambiant (féminisme de gender, pacifisme rituel purement narcissique-ostentatoire, écologisme de publicité pour bruschetta bio, faux intérêt caritatif pour les « migrants », etc.). Voilà en quoi consiste le fameux passage du paradigme Hegel-Marx au paradigme Nietzsche-Heidegger, que la culture médiatique universitaire donne pour évident et acquis (recyclez-vous, please), sans être en mesure le moins du monde d’en faire une analyse historique et génétique.

Ce processus de dichotomisation sociale (d’une part, masse grandissante de travail flexible et précaire; d’autre part, formation de la nouvelle classe moyenne globale, dépourvue de conscience malheureuse, et partant amie de la « différence » et ennemie de la dialectique), on peut situer son commencement, grosso modo, vers 1973. De cette année date la chute progressive du pouvoir d’achat des salaires ouvriers américains. Dans les années cinquante du XXe siècle, un seul salaire ouvrier moyen était en état de soutenir, et donc de reproduire, une famille de quatre personnes. En août 1991 (l’année même de la fin du « communisme réel », dont tous les sots célébrèrent l’effondrement où ils voyaient l’auguste avènement d’une pax americana et d’une ère de liberté et de bien-être pour tout le monde), un sondage révélait que le revenu d’un couple-type de la classe ouvrière blanche, mari et femme destinés l’un comme l’autre à des emplois précaires, équivalait à quarante quatre pour cent de celui d’un seul ouvrier qualifié, trente ans auparavant.

Telle est la base matérielle du postmoderne, encore que ceux qui refusent la méthode structurelle de Marx puissent penser qu’à un certain moment, par illumination, les gens cultivés s’aperçoivent à l’improviste que l’utopie dégénère systématiquement en terreur, que Dieu est mort, que nous sommes seuls dans l’univers absurde, que la dialectique n’existe pas, mais seulement la différence, que ce qu’il y a de mieux est le polythéisme des valeurs, parce qu’il impose seulement le formalisme de la norme juridique abstraite au lieu d’obligations « éthiques » communautaires, que le « genre » n’est plus le genre humain ou l’« être naturel générique » (Gattungswesen), mais qu’il est le genre (« gender ») entendu comme conscience sexuelle respective des trois rôles sexuels approuvés (masculin, féminin, gay et lesbien) etc..

Financiarisation du capital et globalisation de l’économie sont donc les piliers structurels du troisième âge du capitalisme, d’où une nouvelle classification de toute la structure sociale: nouveau « prolétariat » flexible et précaire; classe moyenne globale dépourvue de conscience malheureuse, si ce n’est sous la forme « dépotentialisée » et manipulée d’un humanisme généralement « angéliste », avec droits de l’homme à géométrie variable, et surtout bombardements unilatéraux incorporés. La science s’y est adaptée, la philosophie et l’idéologie non. C’est pourquoi il faut revenir encore une fois tant sur l’une que sur l’autre, pour mieux comprendre les dynamiques de mystification et de manipulation qui les ont frappées, et les frappent de plus en plus furieusement.

Pour ce qui est de la philosophie, il n’est plus nécessaire de répéter en détail ce que j’ai déjà dit au moins une dizaine de fois: que les pouvoirs oligarchiques d’aujourd’hui doivent délégitimer de toutes les façons sa souveraineté cognitive et véritative4, pour réduire la philosophie à un passe-temps philologique universitaire, ou à du conseil psychologique pour inadaptés cultivés (pour l’inadapté ordinaire, le Prozac suffit). Si Hegel reste naturellement la cible principale, c’est qu’il a merveilleusement réussi à associer la conception classique de la philosophie comme système des connaissances rationnelles (Schulbegriff), et sa conception mondaine, comme ensemble de ce qui intéresse nécessairement tous les hommes (Weltbegriff). Marx reste de même insupportable pour ses idées « politiques » communistes, encore que se développe une entreprise de le neutraliser en tant que prophète barbu de la globalisation capitaliste. Certes, de petites coteries universitaires très spécialisées de « hégélologues » ou de marxologues continuent d’exister, et sont entretenues et même encouragées dans le cadre de la division du travail social universitaire; mais ce qui doit être compris bien clairement, c’est qu’aucune « retombée » expressive politique et sociale de leurs recherches ne saurait être tolérée, sous peine de diffamation immédiate, et d’exclusion selon les rites de la communauté universitaire, qu’elle soit religieuse ou laïque, du centre, de « droite », ou de « gauche », ou tout cela ensemble.

La constatation de cette évidence ne résout pas l’énigme des déterminations sociales qui sous-tendent le fait qu’on ne voit pas l’essor d’un mouvement de réaction culturelle ni même d’indignation sociale. De même que la grande énigme culturelle du Moyen-âge n’était pas en soi celle des bûchers d’hérétiques torturés à la tenaille rougie au feu, mais celle d’un ample consentement social à l’institution de ces pratiques, le fait que la culture de la financiarisation du capital, de la globalisation économique et de l’écart croissant entre les nouvelles classes rejette Hegel et Marx n’est qu’un secret de Polichinelle; tout le problème est celui du manque de réaction.

Je partirai d’une donnée historique provisoire, bien qu’il s’agisse d’une chose qui dépasse de beaucoup la perspective du temps qui me reste à vivre. José Saramago, écrivain portugais qui remporta le prix Nobel de littérature, a écrit: « Dire que l’idée socialiste est morte en 1989 signifie que l’on succombe à une tentation très commune chez les hommes, qui, parce que leur vie est brève, tendent toujours à penser que quelque chose disparaît avant eux ». On ne pouvait mieux dire. Marx a écrit que « pour ce qui est des époques historiques comme des époques géologiques, il n’existe pas de lignes de démarcation rigides ». Voilà qui est fort bien dit. Les époques dites postmoderne, moderne, et prémoderne s’entrelacent l’une à l’autre, aussi ne pouvons-nous aller au delà d’une approximation nécessairement incertaine et imprécise.

David Harvey, qui est géographe, a écrit sur la postmodernité un ouvrage5 que je considère comme la meilleure des approximations actuelles. On peut sans doute mieux faire, mais pour le moment, nous pouvons nous servir des ses schémas d’interprétation. Quant à moi, je pense, en bon élève de Hegel, que les dichotomies devraient être dialectisées. Mais tandis que les dichotomies formalistes d’un type néo-kantien de Norberto Bobbio et de ses disciples « ouvriéristes » ne permettent pas de comprendre quoi que ce soit à la réalité d’aujourd’hui, les dichotomies d’Harvey ont pour le moins saisi quelque chose de ce qui se passe. Je me limiterai ici à en énumérer et discuter quelques-unes, et j’en omettrai beaucoup d’autres.

 

1. La dichotomie Temps (modernité) et Espace (postmodernité).

Le projet bourgeois moderne s’est constitué au XVIIIe siècle, autour de la reformulation du temps historique comme temps du progrès, et qui démantelait et déstructurait l’ancien temps religieux, lequel depuis longtemps n’était plus messianique (comme l’ont cru faussement Löwith et Lyotard), mais était devenu le temps cyclique de l’éternel retour des mêmes castes et des mêmes classes, des mêmes méthodes de production et de la même extorsion de la rente agraire seigneuriale et féodale. Le temps des investissements productifs et de l’attente des profits et des intérêts, quant à lui, est un temps linéaire orienté en avant, il ne peut plus être le temps du retour assuré des saisons, et de la perception de la rente agraire. Et aujourd’hui, par la mondialisation planétaire de la production capitaliste (ce qu’on appelle « globalisation »), le temps s’est intégralement réalisé en espace. Ce que dit Harvey, sans peut-être qu’il le sache, correspond presque entièrement au diagnostic heideggérien de la résolution de la métaphysique occidentale en technique planétaire. Si la métaphysique, en effet, s’organise autour d’une interprétation du temps, la technique s’organise autour de la domination sur l’espace.

 

2. La dichotomie Etat-nation (modernité) et Pouvoir financier multinational (postmodernité).

On sait que la grosse-caisse médiatique nous accable tous les jours du bruit que l’Etat-nation est mort. En réalité, quelques états-nations sont toujours légitimés (principalement les Etats-Unis, Israël, et les états de langue anglaise, plus des vassaux comme la Hollande et le Danemark), tandis que tous les autres sont plus ou moins expéditivement invités à « dégager » (la France est tout particulièrement l’objet d’ultimatums pressants à mettre fin à ce qu’on appelle « l’exception française », autrement dit l’indépendance nationale, et le prétendu « phénomène Sarkozy » a été médiatiquement élaboré dans ce but, en espérant que ce monsieur abolisse la scandaleuse exception gaulliste: que Dieu conserve donc la mémoire du général de Gaulle). Le pouvoir financier est en effet véritablement multinational, mais il ne pourrait exister sans la garantie politico-militaire suprême de l’empire américain. C’est ce qui explique le fait, autrement incompréhensible, que plus de soixante ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1945-2013), les Etats-unis continuent d’occuper militairement des pays qu’ils ont « libérés » de 1943 à 1945. Si l’on a une autre explication de cette énigme de servilité scandaleuse, qu’on me la donne; pour moi, je ne crois pas qu’il y en ait d’autre.

 

3. La dichotomie Profondeur (moderne) et Superficie (postmoderne).

La pensée moderne, surtout celle de Hegel et de Marx, estimait que sous la surface des choses, il y avait une substance qui les étayait. On peut aussi se référer au concept de substance chez Aristote, qui estimait très justement qu’une substance étayait les accidents naturels et sociaux. La philosophie était donc pensée comme une sonde, capable d’aller en profondeur pour expliquer la surface. Mais aujourd’hui, la surface soutient avec arrogance qu’elle n’a aucun besoin d’être expliquée, parce que sa reproduction spatiale, c’est à dire la globalisation capitaliste, se suffit à soi-même. Et en effet, si le désenchantement du monde conduit au polythéisme des valeurs, si le polythéisme des valeurs se réalise concrètement en pluralisme infini de styles de vie qui dépendent non plus d’une référence métaphysique, mais d’un pouvoir d’achat différencié, il n’y a plus de place pour une profondeur, il ne reste qu’une surface de libre écoulement de l’argent.

 

4. Production et originalité (moderne) et reproduction et pastiche (postmoderne). Par surcroît, Avant-gardisme artistique (moderne) et Commercialisation artistique (postmoderne).

Le temps des avant-gardes, artistiques et littéraires, est encore le temps que Boltanski et Chiapello appellent celui de la critique artistique du capitalisme et de l’« hypocrisie » bourgeoise. Quand cette période historique est passée, et que la libéralisation postbourgeoise des moeurs sexuelles et du comportement devient complète, l’avant-gardisme artistique devient un bien de placement pour les capitalistes, qui acquièrent à prix d’or des coffrets de « merde d’artiste », adéquatement cotés sur le marché de l’art. On n’a pas précipité dans l’escalier à coups de pieds le misérable qui a mis sa merde en boîte; on l’a récompensé de cotations vertigineuses: voilà qui explique mieux que toute analyse esthétique la dégradation que comporte cette commercialisation intégrale de l’activité artistique.

 

5. Ethique protestante du travail (moderne) et libéralisation des moeurs (postmoderne).

Harvey signale ici opportunément une dichotomie que j’ai déjà pu faire observer. Le capitalisme n’a pas, en effet, de profil moral permanent, mais il rend les systèmes moraux fonctionnels pour son développement, et ses phases reproductives. Les considérations de Max Weber sur le rôle du concept protestant de beruf (vocation - profession) concernent seulement, en effet, sa phase de « décollage » (take off), où il lui était nécessaire de se distinguer avantageusement des formes de dissipation, de luxe, de consommation et d’exhibition propres aux classes seigneuriales. En Angleterre, l’hypocrisie puritaine anglicane y adjoint ce qu’on appelle le moralisme victorien: à Londres, où la proportion de prostituées était la plus élevée du monde, on tenait pour « politiquement incorrect » de parler des pieds des tables, car en anglais on dit les « jambes » (legs) des tables. Mais cette assise bourgeoise du capitalisme n’est que provisoire, parce que la nécessité même d’étendre la base sociale et politique du consensus et de soumettre à la consommation capitaliste toutes les « aires de comportement » encore soustraites au pouvoir absolu de l’économie conduit à une croissante « libéralisation des moeurs ». On arrive ainsi à la tragicomique génération dite des soixante-huitards, ce mythe transnational de fondation du nouveau capitalisme libéralisé et de l’« interdit d’interdire », où la « baise » généralisée et l’usage des drogues pour se « libérer la conscience » sont transfigurés en comportements anticapitalistes, tandis qu’ils étaient hypercapitalistes (au sens de la troisième phase du capitalisme de Boltanski et Chiapello) dans la mesure même de leur caractère en partie antibourgeois.

 

6. Phallique (moderne) et Androgyne (postmoderne).

La critique féministe de l’ancienne phallocratie machiste est un produit social et idéologique destiné à délégitimer le précédent modèle autoritaire de la famille bourgeoise patriarcale. Celle-ci, en effet; est incompatible avec la nouvelle structure du « marché juvénile », où les jeunes doivent devenir souverains sur l’acquisition de modèles (à la mode), de préférence « griffés » et munis d’un logo. Les parents doivent être dépossédés de tout résidu de souveraineté éthique, qui est transmise aux appareils publicitaires, puissamment « sponsorisés » par le cirque médiatique télévisuel. Le père devient un simple « trésorier-payeur », obsédé par l’exigence de consommation des enfants. Il va de soi que l’école doit perdre tout reste d’apparence de culture, et la vieille figure du professeur savant et humaniste est remplacée par celles, grotesques, de l’animateur psychologue et du prof socialement méprisé. Il est intéressant, bien que peu observé socialement, que ce titre de « professeur » devienne exclusivement réservé aux membres de la caste universitaire, sous laquelle il n’y a plus qu’une plèbe de profs laborieux et frustrés, la dépréciation du titre correspondant à celle du prestige social. Ainsi les professeurs d’université sont cooptés parmi la nouvelle classe moyenne globale, tandis que les profs tombent au rang de la nouvelle plèbe « flexible ».

Harvey a très bien compris que tout cela présuppose le passage du modèle phallique bourgeois au nouveau modèle androgyne postbourgeois. Certes, sur ce terrain, il reste des exagérations à corriger, comme l’exaltation des modèles anorexiques squelettiques qui finissent par tomber morts d’inanition, tandis que l’imaginaire machiste frustré doit se réfugier entre des seins gigantesques (il est intéressant sur ce point d’étudier ce que deviennent les restes les restes du modèle matrimonial bourgeois de type ancien chez un Berlusconi en Italie). Le modèle androgyne exalte évidemment la centralité symbolique du gay masculin ou féminin, placé médiatiquement au poste de figure sexuelle centrale et la plus significative de la société contemporaine. Dans un monde où il n’existe plus de naturalité, laquelle est remplacée par l’intégrale artificialité de la production capitaliste, il va tout à fait de soi que le « genre » (gender) se choisisse, et qu’on ne naisse plus de sexe masculin ou féminin, mais qu’on « choisisse » de devenir homme ou femme.

 

J’arrête ici l’analyse des dichotomies d’Harvey, (bien qu’il en reste beaucoup d’autres, et toutes géniales), pour rassembler les fils de ce propos et les ordonner en un exposé aussi synthétique que possible.

Il n’existe pas encore d’image philosophique satisfaisante de la société contemporaine. Georg Simmel et Max Weber sont morts, et nous mêmes ne nous portons pas très bien. Toutefois, en élève de Hegel et de Marx, je crois que ce qu’on appelle des « fragments » sont toujours recomposables rationnellement, et je considère que l’exaltation extasiée des fragments n’est qu’effet idéologique bon pour les naïfs, dans les meilleurs cas, et pour les corrompus ou les imbéciles, dans les pires. Dire que la connaissance doit se contenter de fragments non recomposables signifie seulement qu’on livre la souveraineté sur le tout à la reproduction capitaliste absolutisée et proclamée « éternelle » (d’où la théorie de la fin de l’histoire du consultant du Pentagone Francis Fukuyama). Pratiquement, toutes les conceptions philosophiques légitimées par l’appareil universitaire sont des théories de la fin capitaliste de l’histoire (Lyotard, Habermas, etc.). Certaines conceptions meilleures, comme par exemple la dialectique négative d’Adorno, ou la critique de la métaphysique par Heidegger, qui tout au moins acceptent essentiellement et conservent l’un et l’autre la perspective du concept d’aliénation, demeurent des objets légitimes du savoir universitaire, mais en fait, elles ne sortent jamais des amphithéâtres et séminaires des facultés de philosophie, parce qu’il n’existe plus de forces politiques qui, fût-ce de manière indirecte, simplifiée, ou idéologisée, puissent recevoir leur contenu critique. La réduction d’Adorno au rang de critique intelligent de ce qu’on appelle « l’industrie culturelle » (et il l’est, évidemment) ne saisit pas le point essentiel de sa pensée, qui est la registration philosophique la plus pénétrante de deux faits entrelacés: d’une part, l’impossibilité d’adhérer effectivement au modèle stalinien du socialisme, d’autre part, la dégénérescence progressive du vieux capitalisme bourgeois en hypercapitalisme postbourgeois. Quant à Heidegger, qui est un penseur indiscutablement anticapitaliste, et pour cette raison redouté, on suscite une grande confusion médiatique sur le « nazisme », en grande partie présumé, de son « Discours du rectorat » de 1933, et l’on insiste exclusivement sur l’importance de ses contributions sur « l’art ». Mais, on l’a vu, désormais, l’art est entièrement la proie des requins du marché de l’art et de ses commettants oligarchiques, et le « discours sur l’art » n’est quasiment plus que bavardage universitaire insignifiant, ou simulation pour préparer expositions et « évènements » commandités par les fondations bancaires et autres évergètes postmoderne de la jet-set, locale, ou internationale, saupoudrée de « culture ».

La base structurelle du postmoderne est la financiarisation du capital et la globalisation géographique du capital mondialisé (Harvey). Du point de vue de la périodisation du capitalisme, le postmoderne est la projection idéologique de la production flexible (Jameson), et l’autoreprésentation idéologique du troisième âge du capitalisme, marqué par la fin de l’alliance de sa critique économique et de sa critique artistique et culturelle (Boltanski-Chiapello). Du point de vue de la figure phénoménologique des aventures de la conscience, selon le modèle insurpassé de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, le postmoderne, entendu comme désenchantement à l’égard des grands récits, a pour genèse une idéologie gauchiste* française bien particulière, synthèse d’hérésie marxiste d’origine trotskiste, et d’orthodoxie marxienne fondamentaliste, et qui rationalise, sous la forme de cette sublimation désenchantée de l’absurde des grandes narrations, sa propre désillusion à l’égard de la pittoresque incapacité historique et modale du prolétariat (Lyotard).

Est-il possible de restaurer dans l’histoire le point de vue de Hegel et de Marx? Telle est la grande énigme de l’histoire présente. On en aurait besoin socialement, vu la dégradation anthropologique et écologique de la planète; mais qu’on en ait besoin abstraitement ne signifie pas que ce soit concrètement possible. Cela est l’énigme d’aujourd’hui, cela est notre temps, saisi par la pensée. C’est pourquoi il ne suffit pas d’interpréter notre monde, il est nécessaire de le transformer.

Et c’est aussi pourquoi il est nécessaire de restaurer la légitimité de la philosophie, de celle, précisément, que certains ont qualifié avec mépris de « philosophie pour la philosophie ». Il faut donc « tester » la nature d’une perspective philosophique que nous pouvons appeler provisoirement « ontologie de l’être social ». Elle n’a aucun « copyright », elle n’appartient ni à Lukacs, ni, encore moins, à l’auteur de ces lignes. Elle appartient à la libre discussion socratique.

 

 

*

 

N.D.T

1. La « vispa Teresa ». Héroïne d’une chanson enfantine italienne très connue, des années 1850.

2. Cette citation de J.F. Lyotard ne provient pas de La condition postmoderne (1979), comme le donnerait à penser l’allusion à saint Augustin, mais d’un long entretien publié dans l’Unita, du 14 novembre 1994. Ces lignes sont donc ici retraduites de l’italien. Les coupures sont de Costanzo Preve lui-même.

3. Une des facéties de Woody Allen, rapportée en 2013: « Keynes est mort, et nous ne nous portons pas très bien nous mêmes », aurait-il précisé, après avoir déclaré que s’il se décidait à entrer en politique, il pourrait devenir président des Etats-unis.

4. Véritatif : terme Heideggérien repris par Costanzo Preve, et qui se rapporte à la « vérité de l’être ». V. Dio nel pensiero, 1997 (chap. 23, L’interpretazione veritativa della storia nella metafisica di Heidegger), Lettera sull’umanesimo, 2012 (Introduction, §1, 2, 3), et en français : Histoire critique du marxisme, Armand Collin éd., page 202. « Pour exposer ma pensée sur les limites de l’ontologie de Lukacs, j’emprunterai une citation à Heidegger:‘ L’ontologie pense toujours l’étant (on) dans son être. Toutefois, tant que la vérité de l’être n’est pas pensée, toute ontologie reste sans fondement’», etc.

5. V. David Harvey The condition of Postmodernity. An Enquiry into the origins of Cultural Change, Wiley Blackwell éd. 1991.



* NOTE DU TRADUCTEUR SUR LA TRADUCTION: 

- Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.

 

- L’ « Entretien de 2010 » de Preve avec A. Monchietto, dont le Cercle Aristote m’a fait l’honneur de publier ici la traduction sous la rubrique « Textes » à la fin de 2014, contribue à éclairer un écrit comme celui-ci. .

 

- Le terme de « communautarisme », qu’on trouve ici une fois en italique, n’a absolument rien à voir à son usage politique vulgaire actuel, ni aux « tribus » postmodernes. « Comunitarismo » n’a d’ailleurs pas tout à fait, en italien, la même connotation qu’en français. En trois mots: pour Preve, la « communauté » est la société même, et le «communautarisme », la communauté pour-soi, et/ou sa théorie, laquelle est une correction des idées marxiennes et marxistes de communisme. Cette correction s’opère par une critique du « matérialisme dialectique », auquel Preve tente de substituer un nouvel idéalisme qui implique un retour, qui est un recours, à la philosophie grecque antique et à Aristote, et à la grande tradition philosophique allemande de Fichte et de Hegel (Voir en français: C. Preve, « Communautarisme et communisme », in revue KRISIS, livraison « Gauche/droite ? », n° 32, 2009, où Preve écrit : « Comme on le voit, il n’est pas possible même en grec moderne de différencier sémantiquement la ‘société’ de la ‘communauté’ (respectivement: koinotita, koinonia). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque la vie sociale des Grecs était la vie communautaire de la polis, et le mot qu’utilise Aristote pour définir l’homme, politikon zoon (animal politique) pourrait être traduit sans forcer par ‘animal social’ ou ‘animal communautaire’(…). Il est bon d’avoir clairement à l’esprit cette origine sémantique et de ne pas penser que le débat commença avec la distinction de Tönnies entre ‘société’ (Gesellschaft) et ‘communauté’ (Gemeinschaft) »et « Eloge du communautarisme », traduit et accompagné d’une présentation de C.Preve par Yves Branca, et par Preve lui-même, de 2007, en appendice, KRISIS éd., 2012).

Y. Branca

 



 

10/03/2015

Proudhon et Marx : Toujours irréconciliables ?

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L’affrontement entre le Français et l’Allemand a fait couler beaucoup d’encre. « Entre le socialisme proudhonien et le socialisme marxiste, il y a un désaccord plus grave qu’une querelle politique ou une rivalité d’école. Ce sont deux tempéraments qui s’affrontent, deux conceptions de la vie qui s’opposent » écrivait Robert Aron. La brouille des deux philosophes ne s’est pas apaisée avec le temps, les plus dogmatiques de leurs partisans respectifs entretenant la rivalité.

Pourtant les choses avaient si bien commencé. Dès sa jeunesse, Proudhon a exercé sur Marx une influence constante.  C’est en disciple et en continuateur de Proudhon qu’il a entrepris en 1844 ce qui deviendra la tâche exclusive de son existence. Marx a dit l’impression extraordinaire que firent sur lui les premiers écrits du "penseur le plus hardi du socialisme français" (1842). La Sainte Famille (1845) contient une véritable défense de Proudhon qui y est reconnu maître du socialisme scientifique, père des théories de la valeur-travail et de la plus-value. Il y défend le penseur français contre les attaques des « jeunes hégéliens ». Néanmoins, Marx pense déjà aller plus loin que Proudhon dans l’optique de la critique de l’économie politique :

« Dire que Proudhon veut supprimer le non-avoir et le mode ancien d’avoir revient exactement à dire qu’il veut abolir l’état d’aliénation pratique de l’homme par rapport à son essence objective, l’expression économique de l’auto-aliénation humaine. Mais comme sa critique de l’économie politique est encore prisonnière des présuppositions de l’économie politique, la réappropriation du monde objectif lui-même reste conçue sous la forme que la possession revêt dans l’économie politique. ». Lénine notera à propos de cet ouvrage : « Marx quitte ici la philosophie hégélienne et s’engage sur le chemin du socialisme. Cette évolution est évidente. On voit que Marx a déjà acquis et comment il passe à un nouveau cercle d’idées. ». (Cahiers philosophiques) .

Dans L’Idéologie allemande (1846) il réitèrera sa critique selon laquelle « Proudhon critique l’économie politique en se plaçant au point de vue de l’économiste, le droit en se plaçant au point de vue du juriste » tout en reconnaissant que « Proudhon oppose les illusions des juristes et des économistes à leur pratique ». Ces évaluations impartiales se situent dans sa polémique contre certains représentants d’un socialisme fumeux (« le socialisme vrai ») en Allemagne, qui s’attaquent malhonnêtement à Proudhon. Concernant l’idée de dialectique sérielle, formulée par ce dernier, Marx la qualifie de : «… tentative de fournir une méthode de pensée grâce à laquelle on substitue aux idées considérées comme des entités le processus même de la pensée. Partant du point de vue français, Proudhon est en quête d’une dialectique, comme celle que Hegel a réellement fournie. Il y a donc ici parenté de fait avec Hegel… Il était donc facile […] de faire une critique de la dialectique proudhonienne pour peu qu’on ait réussi à faire celle de la dialectique hégélienne ».

De fait, on comprend ici que Marx reproche au français ce qu’il a déjà critiqué chez Hegel, c’est-à-dire son idéalisme. Mais rappelons que Marx parlera également du « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne. Hegel supérieur aux matérialistes vulgaires ! Alors, mutatis mutandis, qu’en est-il de Proudhon ? Ultérieurement, Marx écrira à propos de la dialectique proudhonienne, dans une lettre datée du 24 janvier 1865 : « Il s’efforçait en même temps d’exposer par la méthode dialectique le système des catégories économiques. Dans sa méthode d’analyse, la « contradiction » hégélienne devait se substituer à l’insoluble « antinomie kantienne ».

Pour la critique de ces deux gros volumes, je vous renvoie à ma réplique. J’y montrais, entre autres, qu’il n’avait pas percé le secret de la dialectique scientifique ; et d’autre part, qu’il partageait les illusions de la philosophie spéculative : au lieu de saisir les catégories économiques comme des expressions théoriques des rapports de production historiques qui correspondent à un niveau donné du développement de la production matérielle, sa divagation les transforme en idées éternelles, préexistantes. […] Proudhon avait un penchant naturel pour la dialectique, mais il n’a jamais compris la vraie dialectique scientifique ; il n’a réussi que dans le sophisme. »

Ce jugement sera définitif aux yeux de Marx.

 

La pensée émancipée de Marx va mettre au clair de nombreux concepts que Proudhon n’avait fait qu’aborder. 

En mai 1846, Marx avait choisi Proudhon comme correspondant français du "réseau de propagande socialiste" qu’il organise. Mais, dans sa lettre d’acceptation, Proudhon, son aîné de dix ans, lui donne des conseils le mettant en garde contre le dogmatisme autoritaire, le romantisme révolutionnaire et l’esprit d’exclusion, néfastes à la cause socialiste. Piqué au vif, le jeune Marx rompit avec Proudhon, et aussitôt son admiration de disciple se changea en une rancune tenace et une sorte de fascination négative. Sa réponse aux thèses de Proudhon, Misère de la philosophie (écrite en 1847) si elle pointe certaines des insuffisances de l’œuvre du Français reste marquée par la rancoeur. Proudhon ne s’y trompe pas, loin d’attribuer leur brouille à un antagonisme doctrinal, il note : « En vérité Marx est jaloux… Le véritable sens de l’ouvrage de Marx, c’est qu’il a le regret que partout j’ai pensé comme lui et que je l’ai dit avant lui ». La pensée émancipée de Marx va mettre au clair de nombreux concepts que Proudhon n’avait fait qu’aborder. Sur le fond, Marx définit assez bien ce qui le sépare de Proudhon, dans un passage biffé de L’idéologie allemande : « Proudhon, que critiquait violemment, dès 1841, le journal des ouvriers communistes, La Fraternité, pour ses thèses du salaire égal, de la qualité de travailleur en général, et les autres préjugés en matière économique que l’on rencontrait chez cet excellent écrivain et dont les communistes n’ont adopté rien d’autre que sa critique de la propriété. »

A l’heure actuelle, Proudhon et Marx sont-ils encore irréconciliables ? Pour reprendre la démarche de Gurvitch, il nous paraît intéressant de les confronter et d’en tirer des éléments d’analyse pour notre époque : « La pensée de Proudhon et celle de Marx, au lieu de s’exclure, se complètent et se corrigent mutuellement ». Sur quel plan ? Probablement sur le plan des objectifs politiques que nous nourrissons contre le capitalisme et que les communards de 1871 avaient repris à leur compte sous l’appellation de fédéralisme. Proudhon écrivait en 1863 dans Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution : « Toutes mes idées économiques, élaborées depuis vingt-cinq ans, peuvent se résumer en ces trois mots : Fédération agricole-industrielle ; Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : Fédération politique ou Décentralisation ; […] toutes mes espérances d’actualité et d’avenir sont exprimées par ce troisième terme, corollaire des deux autres : Fédération progressive. »

Le véritable fédéralisme est aux antipodes des caricatures que veulent nous en donner les politiciens européistes. Redonner le pouvoir aux travailleurs selon le principe de subsidiarité serait une amorce de réappropriation du politique en vue du dépassement de la logique du capital et de l’aliénation salariée que Marx, lui-même, a si bien analysée et dénoncée. Pendant que les zélateurs des deux « prophètes » s’acharnent à faire une différenciation tranchée, le mouvement ouvrier peut puiser sans dogmatisme dans leurs pensées. 

03/06/2014

L’argent et la valeur chez Karl Marx

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L’offensive planétaire du capital afin d’étendre son hégémonie et tenter de surmonter la baisse tendancielle de son taux de profit est appelé couramment de nos jours « mondialisation ». Il est vrai que ce processus s’accompagne de mutations multiples sur le plan culturel donnant l’impression que la planète a été saisie d’une véritable danse de saint guy. La mondialisation fait l’objet de critiques où l’on s’accorde à condamner, pêle-mêle, l’argent, la finance, la marchandise, etc. Parfois, cela se fait sans grande rigueur conceptuelle. De surcroît, si l’on adopte une perspective socialiste afin de combattre les causes réelles de ce phénomène, il nous semble nécessaire d’aborder la question de la valeur qui est au cœur du capital. En ce sens, la réflexion de Marx à ce sujet est fondamentale et constitue le noyau dur de ses travaux. Nous proposons une étude synthétique de ses recherches sur le sujet.

La fatalité inhumaine du devenir de la valeur d’échange à son autonomisation à l’égard de la communauté a été un long processus contre lequel beaucoup d’hommes se sont rebellés au cours de l’histoire (voir les imprécations des penseurs de la Grèce antique à l’encontre du pouvoir corrosif de l’argent sur les cités). 

« Mais il restait à créer l’universalité réelle de la valeur d’échange tant du point de vue de la substance que de l’espace » (1) pour que la compréhension de l’aliénation des forces sociales apparaisse. Pour Marx le mystère de ce procès d’autonomisation gît dans la forme simple de la marchandise (n’oublions pas qu’invariablement à la base de l’analyse, l’activité humaine y est conçue). Son point de départ est la forme sociale simple que prend le produit du travail dans la marchandise. La difficulté n’est pas tant de comprendre que celle-ci est valeur d’usage satisfaisant un besoin, et valeur d’échange exprimant le rapport de quantité selon lequel elle peut s’échanger contre d’autres marchandises. Il faut saisir que les valeurs d’échange représentent quelque chose qui leur est commune : la valeur. En effet, Marx analyse la forme- valeur et en explique l’essentiel en disant que le secret du développement de la valeur d’échange aboutissant à la forme argent réside dans le fait que la valeur d’une marchandise s’exprime dans « une chose différente de sa propre forme naturelle ». D’autre part, Marx a bien précisé que chez lui « seule est sujet la marchandise ». (2). La double existence de celle-ci reflète le double caractère du travail : travail utile producteur de valeurs d’usage et travail abstrait. Ce dernier est dépense de force de travail quelle que soit la manière dont elle est utilisée. La forme valeur se gonfle de ce contenu qu’est le travail abstrait. Le développement de cette forme est en même temps, son extériorisation dans la valeur d’échange. Celle-ci est la forme phénoménale propre de la valeur, c’est la « représentation autonome de la valeur contenue dans la marchandise » (3). Cette représentation autonome est nécessaire pour que les produits du travail humain puissent s’échanger comme matérialisation d’une même quantité de travail humain, selon une commune mesure. Lorsque les marchandises s’échangent, c’est la valeur qui apparaît dans leurs valeurs d’échange qui la représentent. L’équivalent général abstrait (l’argent) ne fait qu’exprimer le fait que le temps de travail social, général, s’attache à une marchandise exclue, particulière, à laquelle se rapportent toutes les autres marchandises, fractions du temps de travail général abstrait de la production sociale. Dans cette confrontation générale des marchandises s’expriment leurs valeurs d’échange. Dans l’argent marchandise universelle, toutes les valeurs d’échange des marchandises se rapportent les unes aux autres. Aussi «  la valeur d’échange forme la substance de l’argent » (4). Lorsque les produits du travail sont des marchandises, la valeur d’échange est la richesse. L’argent est la forme corporelle de cette richesse et représente en même temps sa généralité. Il s’incarne en toutes les richesses particulières, il est la richesse par excellence, mais il les représente toutes en étant le « représentant matériel universel » (5) de celle-ci. Maintenant la richesse se matérialise donc, dans un objet extérieur (richesse abstraite, totale, dans un objet particulier concret) en excluant les autres marchandises qui aspirent toutes à se métamorphoser en lui. Cela explique la divinité de l’argent, Dieu des marchandises. Plus la production marchande se développe, plus l’instrument de la circulation (l’argent) s’émancipe de sa fonction pour devenir souverain des marchandises.

« Il représente l’existence céleste des marchandises, tandis qu’elles représentent son existence terrestre » (6).

Il est l’existence matérielle de ce rapport apparemment abstrait de la valeur. C’est-à-dire un rapport abstrayant réellement les hommes de leur communauté qui est un résultat historique aboutissant à la perte des forces sociales pour ceux-ci. En germe dans la valeur, il y a déjà le travail humain abstrait et l’homme abstrait de ses conditions de production, de reproduction, vitales et essentiellement humaines. Le procès de reproduction sociale des communautés ne peut que reproduire cette autonomisation de la valeur d’échange devenant elle-même la communauté, qu’en élargissant le processus.

Ainsi de la circulation simple va rapidement surgir l’argent comme but en soi. Il devient le sujet de la richesse générale. L’idée de compendium de la richesse sociale, précis de toutes les choses, est courante dans l’économie politique classique, mais celle de « spécification historique » (Karl Korsch) de ces notions appartient à Marx, au mouvement pratique qui remet en cause les fondements de la société capitaliste. En effet, l’argent est objet et source de la soif de s’enrichir, mais celle-ci « est le produit d’un long développement social déterminé, elle n’est pas naturelle, mais historique ». (7).

Quand la valeur d’échange devient le but de l’activité humaine, la soif de jouissance sous sa forme générale est poursuivie et s’oppose aux jouissances particulières, primo parce qu’elle s’incarne dans un objet particulier dont la valeur d’usage est de tout acheter et secundo parce que celui-ci est la condition de ces jouissances. L’avarice manifeste le fait qu’il est possible de retenir la forme générale de la richesse face aux marchandises.

Arrivé à ce niveau de développement, la richesse sociale concentrée dans l’argent n’est pas directement la richesse humaine. Les vieux rapports tissés par les hommes et qui représentent leur communauté comme leur présupposition se dissolvent sous l’effet de la valeur d’échange. La communauté s’autonomise dans l’argent et l’activité humaine se particularise, non pas au sens où elle est activité attachée à une position particulière comme dans les anciennes communautés, mais où cette activité ne porte plus sa validité sociale en elle-même - puisque celle-ci n’est plus enracinée dans la communauté – mais ne l’acquiert que par le détour de la valeur d’échange, expression de la généralité autonomisée, la valeur. Aussi, Marx revient souvent sur le fait que l’argent, la soif d’enrichissement est la ruine des communautés antiques, car l’argent ne peut tolérer d’autre communauté face à lui que la sienne.

« Mais cela suppose le plein développement des valeurs d’échange, et donc une organisation correspondante de la société ». (8).

Le capital marchand ou usuraire n’a qu’une action négative, dissolvante sur la société. Le capital usuraire, par exemple, ne transforme pas le mode de production, n’en crée pas un autre, il ne fait que le ruiner, paralyser les forces productives. Il adhère au mode de production, rend les conditions de reproduction de plus en plus misérables, sape la petite production, détruit la propriété antique et féodale. Ainsi pendant longtemps, c’est un parasite dans la société ; de la même façon, la valeur d’échange n’a toute son importance durant un certain temps que chez les peuples marchands. A Rome, l’action dissolvante de l’argent se fit sentir avec l’apparition du capital marchand et usuraire. L’argent qui y était apparu dans ses deux premières fonctions d’étalon et de moyen de circulation, se mua peu à peu en sa troisième fonction (l’argent comme but en soi), avec l’extension du commerce, les rentrées de flots d’argent, etc. Cependant l’argent n’y influença pas encore la production. Pour cela, il faut qu’il soit non seulement le résultat de la circulation mais aussi sa condition préalable en tant qu’élément qui lui est immanent. Il devient ainsi un facteur de la production. En tant que capital, l’argent se trouve toujours en rapport avec lui-même grâce à la circulation. Mais la condition essentielle réside dans le fait de l’existence du travail salarié. Ce n’est que si ce dernier se développe que l’argent est un élément important de la production. A ce niveau l’argent nr dissout plus les formes sociales. Il achète la force de travail, seule valeur d’usage capable de produire de la valeur. L’argent devient donc, lors de l’épanouissement du capitalisme, un rouage de l’essor des forces productives, matérielles et intellectuelles.

Avec le capital, l’activité humaine est orientée vers la production de valeur. La communauté devient celle du capital et de la valeur.

« Pour représenter matériellement la richesse générale et individualiser la valeurd’échange, l’argent doit être directement l’objet, le but et le produit du travail général, du travail de tous les individus. Le travail doit produire directement la valeur d’échange, c’est-à-dire l’argent : il doit donc être du travail salarié ». (9).

Le travail salarié ne peut exister à grande échelle que lorsque le producteur est totalement séparé de ses moyens de production, de cette façon s’instaure le travail forcé de celui-ci, vendant sa force de travail libre. Le travail devient ainsi une activité au sein de laquelle l’individu ne peut se reconnaître, parce que le produit du travail et cette activité même lui sont étrangers, l’argent devient le moyen de rendre l’homme zélé au travail. De cette manière le « zèle se fait inventif et crée des objectifs nouveaux pour le besoin social, etc. » (10). Sur la base du travail salarié, l’argent agit donc comme un élément productif.

« Il ne peut y avoir d’industrie universelle que si chaque travail produit la richesse, non pas sous une forme déterminée, mais générale ». (11).

La forme générale de la richesse est le produit de la forme valeur. C’est avec la valeur qui est le contenu de la communauté, que la richesse universelle est créée ; mais cela encore dans une forme contradictoire, hostile et antagonique aux hommes. Le rapport social capitaliste réalise pleinement la communauté de la valeur, le capital est la valeur en procès, despotisme de la production pour la production. L’analyse de l’argent aboutit donc sur celle du capital. D’ailleurs, dès le départ de son analyse, Marx étudie la valeur, contenu et forme sociale des produits du travail et au bout du compte, nous comprenons que ceux-ci tiennent leur empreinte sociale du rapport social de la valeur, trouvant sa forme achevée dans le capital.

Celui-ci engendre l’autonomisation des rapports sociaux par rapport aux individus, et ce, sous l’empire de la valeur d’échange. Cela caractérise la nature des liens sociaux dans la société bourgeoise où les individus sont à la fois dépendants mutuellement, universellement ; et indifférents les uns aux autres. En effet ces liens s’expriment dans la valeur d’échange. Celle-ci constitue la médiation de l’activité des hommes, c’est uniquement grâce à elle que leurs produits deviennent réellement des produits. Ce que les individus doivent produire c’est ce produit général qu’est la valeur d’échange qui sous sa « forme autonomisée et individualisée » est l’argent. Pour Marx l’activité humaine est éminemment sociale, ainsi que le produit qui en découle et la participation de l’homme à la production. Ainsi le travailleur aliène ces caractères à l’argent lorsque les produits de son travail font le détour par la valeur d’échange, mais il perd également toute relation humaine à autrui. C’est ce que Marx appelle réification du rapport social qui apparaît comme une chose étrangère.

Les simples relations subsistant entre les hommes s’expriment dans leur commune subordination à ces rapports étrangers qui sont pourtant le fait des producteurs, mais en tant qu’ils sont indifférents les uns aux autres. L’indifférence couve dans les travaux privés des individus qui ne peuvent se manifester qu’indirectement par l’échange.

« Il en résulte que pour ces derniers les rapports de leurs travaux privés apparaissent ce qu’ils sont, c’est-à-dire non des rapports sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses ». (12).

Donc, sous l’empire de la l’argent, les rapports sociaux engendrés par les hommes n’apparaissent pas comme des rapports immédiats des personnes entre elles dans leurs travaux. L’activité courbée sous le joug de la valeur d’échange, n’est pas véritablement libre et humaine. Elle n’est activité que par une chose étrangère et indifférente au contenu de cette activité. Ce qui accroît la démence du rapport, c’est que la condition vitale de chaque individu est devenue étroitement dépendante de l’activité de tous, des échanges universels de ces activités ; que n’existent que par ceux-ci les rapports de particulier à particulier, ce qui ne les empêche pas de se présenter à ces particuliers comme puissance chosifiée et autonome. C’est donc un moment historique au plus haut point contradictoire que nous vivons. Avec l’argent, cette puissance étrangère, Marx peut donc dire que l’on détient tout pouvoir sur autrui, la société, etc. vu que la richesse ne devient sociale que par son intermédiaire. Mais à ce niveau. Marx approfondit ce concept de richesse sociale, et ses liens avec la communauté des hommes. A cause de la valeur d’échange autonomisée, les rapports humains sont changés en « rapport social des objets », rapport entre les marchandises, leur détermination de valeur ; les hommes ne connaissent que l’activité productive de valeur. Mais plus profondément « la richesse personnelle est changée en richesse matérielle ». Disons que ma production n’est pas production humaine, production pour l’homme.

L’activité vitale aliénée nous donne pour résultat l’abaissement de l’existence humaine au rang de simple moyen. L’essence humaine devient moyen de l’existence. La richesse de ma production devient un simple moyen pour me survivre dans la société de classes. Elle n’a pas directement sa fonction de richesse sociale dans la communauté, et ce, jusque dans l’activité productive. C’est pourquoi ma « richesse personnelle » m’apparaît comme un objet extérieur, écorce inanimée enserrant ma substance, comme « richesse matérielle » dans l’argent ou le capital. Face à celle-ci, je suis dépossédé, je suis la pauvreté absolue. Marx développe ce thème du capital faisant face à l’ouvrier dans le « chapitre du capital » des Grundrisse et dans le « chapitre inédit du capital » où il insiste sur le fait que les forces productives sont pour le capital, et non pour les hommes. L’argent comme le capital ne tolèrent pas d’autres communautés face à eux que la leur. L’homme est donc pauvreté absolue parce qu’il est réifié, dépouillé de son essence humaine.

« En conséquence, l’argent est directement la communauté réelle de tous les individus puisqu’il est leur substance même, ainsi que leur produit commun ». (13).

L’homme s’est donc perdu dans l’errance de la séparation d’avec sa communauté. Il ne s’agit d’ailleurs pas de lire l’histoire à travers le mythe du communisme originel, sorte de paradis perdu dont la nostalgie serait récurrente chez l’homme. Simplement, dans les communautés précapitalistes la valeur ne domine pas. Les médiations entre les particuliers et la communauté (symboliques, religieuses, politiques, etc.) ne sont pas aliénantes, au sens que Marx donne à ce terme et qui n’est compréhensible que dans le contexte de l’analyse de la valeur devenue dominante et autonomisée dans le figure du capital. L’aliénation n’est pas propre à l’histoire en général, chez Marx. En fait ce dernier utilise un terme, « Entfremdung », qui rend mieux compte du phénomène du capital et qu’il faudrait traduire par extranéation en français. C’est l’idée d’une puissance étrangère qui domine et qui s’éloigne de façon croissante de la source qui l’a engendrée.

L’universalisme de Marx n’est somme toute, pas véritablement abstrait comme dans l’idéologie mondialiste. Il tente d’accéder à l’universel concret. Il faut se réapproprier, cela à l’échelle du monde technique moderne, l’essence commune, que Marx désigne du terme, provenant du vieil allemand, de « Gemeinwesen ». C’est une aspiration à la fois individuelle et commune. Nous pensons que cette aspiration est compatible avec un mode vie enracinée dans notre histoire et nos traditions les plus profondes qui ne sont pas celles héritées de la philosophie bourgeoise des Lumières. Le socialisme n’est pas compatible avec la domination de la valeur.

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. 3° J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine [Gemeinwesen]. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ». (14).

 

 

Jean Galié

 

NOTES.

  1. Grundrisse, chapitre de l’argent. P.266. Coll. 1018.

  2. Notes critiques sur le traité d’économie politique d’Adolph Wagner. Pléiade. Tome II, p. 1533, 1543.

  3. Ibidem.

  4. Grundrisse, chapitre de l’argent. P.259.

  5. Ibidem.

  6. Ibidem.

  7. Ibidem, p.261.

  8. Ibidem, p.262.

  9. Ibidem, p.263, 264.

  10. Ibidem, p.263, 264.

 

  1. Ibidem, p.263, 264.

  2. Le Capital, le caractère fétiche de la marchandise et son secret. Pléiade. Tome I,

p.607.

13) Grundrisse, chapitre de l’argent. P.267.

14) Economie et philosophie (manuscrits parisiens) (1844). Notes de lecture. Pléiade. Tome II, p.33.  

12/12/2011

Entretien avec Costanzo Preve : Que veut dire être « marxiste » de nos jours ?

Article paru dans le numéro 33 (2008) de la revue Rébellion. Un grand merci à monsieur Y. Branca pour sa traduction et ses  notes. 

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Rébellion : Tu rejettes la pertinence de la dichotomie gauche/droite. Tu as été, semble-t-il, vilipendé pour cela en Italie. Peux-tu expliquer ta pensée à ce sujet ainsi que la genèse de celle-ci ? Comment faire pour traduire politiquement la critique de cette dichotomie ?

Costanzo Preve : Les attaques dont j’ai été l’objet en Italie (et par là-même, la rupture ou l’affaiblissement d’amitiés vieilles de plusieurs dizaines d’années) n’ont pas pu modifier le moins du monde mon programme de travail et de recherches, qui s’étend sur cent quatre vingt degrés ; je ne peux donc admettre le chantage de ceux qui veulent imposer de se borner à l’angle droit. Quand on cherche des voies nouvelles, on a toujours un prix à payer, et je considère que celui que je paie est minime. Comme enseignant à la retraite, je n’ai pas eu à payer économiquement (expulsions politiques, licenciements, refus d’embauche, etc.). Encore une preuve du principe marxiste selon lequel la liberté spirituelle n’est possible que sur la base d’une liberté matérielle qui la précède : dans mon cas, la fonction publique.

Ces attaques ont eu trois raison essentielles: d’abord, mon refus argumenté de la pertinence actuelle de la dichotomie droite/gauche, comme critère pour s’orienter dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques, et culturelles présentes. Deuxièmement, j’ai accordé des entretiens et collaboré à des revues et des périodiques réputés de «droite » par préjugé, parmi lesquelles les revues françaises d’Alain de Benoist. J’en profite en passant pour dire je ne considère pas les revues d’Alain de Benoist comme de « droite », que je les considère plutôt comme des revues qui critiquent l’actuelle évolution « mercantiliste » de la droite. Si je devais les définir en un mot, je dirais : « revues critiques ouvertes à cent quatre vingt degrés ». Troisièmement, j’ai publié certains livres sans avoir fait aucune distinction entre des éditeurs réputés de « gauche » ( Bollati Boringhieri, Citta’ del Sole : La Cité du Soleil)) et des éditeurs réputés de « droite » : ( Settimo Sigillo : Le Septième Sceau , All’ insegna del Veltro : Le signe du Lévrier (1)). Vous savez bien comme il est difficile d’être publié si l’on est hors des circuits universitaires ou politiques « protégés ». Je n’ai jamais et seulement exigé que deux choses : qu’on ne me demande pas d’argent pour me publier, et aucune censure explicite ni implicite. Il me semblait que j’avais, pour ainsi dire, « joué franc jeu ».

Il n’en a pas été ainsi. Non sans un peu de naïveté, je pensais que, de même qu’un juge s’exprime par ses sentences, et un médecin par ses observations cliniques et ses diagnostics, de même fait un philosophe , par ses positions, absolument indépendantes de la couleur de la couverture du livre où elles sont exprimées. Mais évidemment, ce n’est pas comme cela que les choses se passent. Dans le monde manipulé de la paranoïa politique et identitaire de l’appartenance tribale, les positions philosophiques ne comptent pour rien, ce qui compte, c’est la couleur de la couverture. Et ce problème-là est sans solution, parce que c’est le problème lui-même qui prétend être la solution, et nous sommes dans un cercle vicieux. Je suis certainement un penseur original, mais aussi très modeste. Je suis certain que si des penseurs comme Sartre ou Althusser avaient publié chez ses éditeurs considérés comme «  impurs », ils auraient été eux-mêmes passés sous silence.

Et voici, en bref, ce que je pense: la dichotomie Droite/Gauche a globalement exprimé un ensemble de vraies contradictions politiques et sociales, grosso modo, pendant deux siècles : de 1789 à 1989 ; mais cette dichotomie tend à disparaître, en entrant dans une nouvelle phase du capitalisme, que Hegel aurait définie comme « spéculative », et non plus dialectique, où la structure des classes antagonistes subsiste encore, mais ne peut plus être connotée par le conflit entre une bourgeoisie et un prolétariat dans le vieux sens du terme ; et par conséquent , si nous nous trouvons vraiment dans une phase inédite

d’un capitalisme absolument post-bourgeois et post-prolétarien, et donc aussi post-fasciste et post-communiste, dans lequel s’est rompue la vieille alliance entre intellectuels et salariés(V. Boltanski-Chiapello (2) ), il est alors inévitable que toutes les anciennes catégories politiques et culturelles dichotomiques soient à redéfinir et à réécrire. Mais c’est cela qui est empêché, présentement, par la force d’inertie, qui ralentit tout, des formes institutionnelles des trois structures de domination : la classe politique d’administration du système, dépourvue de toute conscience malheureuse (3) ; le cirque médiatique de manipulation spectaculaire ; la cléricature intellectuelle universitaire de la philosophie et des sciences sociales. Ce ralentissement ne durera pas toujours, mais il peut durer encore pendant tout le cours de la vie terrestre de qui est entré dans le troisième âge, et peut-être bien même du deuxième âge. La genèse de ma pensée doit être reconstituée par d’autres, parce que tout point de vue autobiographique sur soi-même, par définition, n’est pas digne de créance. Mais si je dois répondre à tout prix, je dirai qu’il faut en trouver la genèse dans un processus d’autocritique radicale, interne, du point de vue révolutionnaire marxiste d’extrême gauche auquel j’ai adhéré dans ma jeunesse, dans les trois pays où j’ai vécu et dont je connais bien la langue et la situation politique: l’Italie, la France, et la Grèce. Cette autocritique politique radicale m’a pris plusieurs dizaines d’années ; elle s’est évidemment assortie d’inévitables désillusions existentielles, et de ruptures, quelquefois tragiques, quelquefois comiques, toujours tragi-comiques, avec d’anciennes appartenances et solidarités politiques et culturelles. Mais ici, mon expérience personnelle rejoint celle de ceux de ma génération politique, celle des quarante années qui vont de 1960 à 2000.

Comment faire pour traduire politiquement la critique de cette dichotomie ? Il est bien connu que la principale difficulté pratique et quotidienne consiste à être amalgamés et diffamés comme « fascistes infiltrés » dans le corps sacré de la vraie gauche politiquement correcte. Ces gens de gauche ne sont certainement pas les ennemis principaux, évidemment, mais ils sont les adversaires directs, immédiats, qui de fait empêchent la communication politique et la légitimation culturelle publique de cette position. A court terme, sur la base d’une évaluation réaliste et sans gémissements inutiles, nécessairement impuissants, j’estime que, malheureusement, les conditions politiques et culturelles ne sont pas mûres encore pour que cet obstacle soit surmonté. Je voudrais, évidemment, qu’il en fût autrement. Mais pour le moment, c’est comme cela. Je me rends compte parfaitement que l’ on s’use assez vite, lorsqu’on doit concentrer quatre vingt quinze pour cent de ses propres efforts pour expliquer qu’ on ne fait pas partie des émules de Barbe-bleue, de Landru, du Marquis de Sade, ou de Jack l’ éventreur. De même que la pensée des Lumières fut la condition préalable et indispensable à la formation consécutive d’organisations politiques, je considère qu’il est aujourd’hui nécessaire qu’apparaisse un équivalent nouveau des anciennes Lumières, qui puisse donner jour à une nouvelle configuration symbolique et philosophique, qui fasse évanouir peu à peu non seulement la dichotomie Droite/Gauche, mais encore tout le cirque des dichotomie qui l’ accompagnent : ( Athéis-me/religion ; Progressisme/ Conservatisme, Bourgeoisie/Prolétariat – dans le vieux sens du terme, Fascisme/ Antifascisme, Commu-nisme/Anticommunisme, etc.). Aujourd’hui, ces dichotomies ne sont pas seulement erronées, elles se sont incorporées à des structures matérielles de pouvoir et de légitimation. Or, la force d’inertie de ces structures parasitaires est énorme.

Et cependant, ce n’est pas une raison pour se retirer dans la vie privée, ou se contenter d’une simple attitude de témoignage culturel, d’ ailleurs nécessaire. Mais le « militant » de cette position doit savoir, hélas, que l’obstacle symbolique de la diffamation sera dévastateur ; et s’il n’en allait pas ainsi, cela voudrait dire que sa propre proposition est inoffensive, et insignifiante. C’est justement parce qu’elle n’est ni insignifiante ni inoffensive, mais explosive en puissance et éruptive, qu’il faut s’attendre à ce que le « vieux monde » symbolique s’accroche et lutte avec bec et ongles avant de disparaître.

 

R : Que veut dire être «  marxiste » de nos jours ? Que signifie ta position de «  communisme critique » ?

 C.P : Se déclarer « communiste critique » est une tautologie, parce qu’il est impossible de ne pas être tout ensemble communiste, et critique. Comme l’a fait remarquer Emmanuel Renault avec justesse, la pensée de Marx se base sur l’idée de critique comme sur son fondement essentiel, d’où il suit que sa prétention propre à la véracité dérive de là-même – mais ceci, Renault ne l’affirme sans doute pas.

C’est du reste ce que Kant appelle un jugement analytique, où le prédicat est contenu dans le sujet. Le communiste est critique comme le corps est étendu. Alors – pourra-t-on dire -- comment expliquer que l’immense majorité des communistes réels (et non l’idée platonicienne du communiste, ou son idéal-type weberien) n’ont pas été critiques, mais a-critiques, c’est-à-dire, dogmatiques? Marx lui-même l’a expliqué. Lorsqu’une théorie originairement critique est idéologiquement incorporée à des stratégies de légitimation du pouvoir, vient s’ y greffer la fausse-conscience qui est par nécessité celle des agents historiques, et qui est « organisée » en structures administratives de pouvoir. Il s’agit d’un phénomène dialectique, que la seule lecture de la Phénoménologie de l’ Esprit de Hegel permet de conceptualiser.

L’idée de critique se retourne dialectiquement en idéologie de légitimation, sitôt que la nécessaire fausse-conscience des agents historiques s’en empare, si la situation historique objective ne permet pas une élaboration communautaire plus appropriée aux possibilités historiques. En ce qui me concerne, plutôt qu’un « marxiste critique », je suis un marxiste qui essaie, presque toujours vainement, d’être critique. J’y réussis quelquefois, mais pas toujours.

Quant à ce que peut signifier être marxiste aujourd’hui, il faudrait le demander aux quelques marxistes encore en activité. Je ne peux répondre que pour moi-même, en utilisant nécessairement ce petit mot, «  je », que l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda (4) a défini autrefois comme « le plus odieux des pronoms ». Par manque de place, je suis obligé d’être extrêmement synthétique.

En premier lieu, je serais souvent tenté de suivre mon défunt ami Jean-Marie Vincent, qui a indiqué que la première chose à faire pour celui qui veut se relier à Marx, c’est de « se débarrasser du marxis-me ». Mais le contexte symbolique où je me trouve m’oblige malgré que j’en aie à revendiquer fièrement mon marxisme, comme le signe provocateur de mon refus à me confondre avec la pittoresque bande des « soixante-huitards repentis ». Il ne s’agit pas tant du vieil et glorieux mot d’ordre d’ « épater le bourgeois » ; et c’est aussi parce que dans l’entre-temps, le bourgeois est devenu impossible à repérer, et a entièrement «  libéralisé » ses puissances d’indignation. Si nous nous déclarons marxistes en face d’un post-bourgeois d’aujourd’hui, il va nous répondre, comme le marquis de Sade : « Français, encore un effort ».

En second lieu, le modèle de Marx demeure le seul à unir une philosophie universaliste de l’émancipation à une théorie des modes de production, et du mode de production capitaliste en particulier. Chez Althusser, j’accepte la critique de l’historicisme et de l’économisme, mais certainement pas celle de l’ humanisme. Je considère celui de Marx comme un humanisme révolutionnaire intégral. Je ne crois pas aux sciences de l’histoire. A mes yeux, les seules sciences proprement dites sont les sciences naturelles. Quitte à faire scandale, je tiens Marx pour la troisième et dernière grande figure de la philosophie classique allemande, après Fichte et Hegel (quant à Schelling, pour être bref , je le considère comme un panthéiste romantique et un spinoziste kantien(5)). Je ne crois pas du tout que Marx soit « matérialiste », à moins d’user de ce terme dans un sens métaphorique, comme une triple métaphore représentant l’athéisme, la « praxis », et surtout la structure si on l’oppose à la superstructure. Je tiens véritablement Marx pour un penseur traditionaliste, parce qu’il se relie à la tradition communautaire de la philosophie européenne, qui s’oppose à la nouveauté de l’individualisme moderne atomisé (Hobbes, Locke, Hume, Adam Smith, et quant à Smith, je partage son approche par Michéa). Je considère Denis Collin comme l’un des penseurs marxistes français les plus intéressants, parce qu’il a eu le courage de critiquer les aspects utopiques de la pensée de Marx, sympathiques mais erronés, devant lesquels, en général, les « marxistes » se prosternent avec vénération.

Pour faire bref, si l’on veut être des critiques vrais, et non pas feints et domestiqués, il faut que la critique adopte ce que Descartes appelait le doute hyperbolique. Se contenter du vieil et ennuyeux doute méthodique n’est digne que d’appariteurs de la philosophie. En un mot, voici ma définition du marxiste critique: c’est celui qui, fidèle à l’anticapitalisme radical de Marx, porte sa critique jusqu’au niveau du doute hyperbolique, sans se laisser épouvanter par la force d’inertie des positions erronées solidifiées en plus d’un siècle (et erronées surtout par historicisme et/ou par utopisme). Tout le reste doit être laissé au libre débat. Lequel, cependant, n’est en fait pas même commencé, nonobstant quelques pionniers courageux (l’un d’eux me vient à l’esprit : Georges Labica, mon ami disparu.)

 

R : Quels sont les grands axes de ta critique du capitalisme ? Est-ce que la crise actuelle du capitalisme rend légitime un projet commu-niste de dépassement de celui-ci ?

C.P : Deux remarques préliminaires, avant d’aborder la partie essentielle de ta question.

Premièrement, je ne pense pas qu’il existe quelque chose qui s’appelle un « projet communiste pour dépasser le capitalisme ». Sur ce point, je reste fidèle à la manière dont Marx posait le problème: il ne croyait pas à l’élaboration d’un projet communiste, qu’il tenait pour la formulation d’une utopie. En admettant qu’il soit possible (comme d’ ailleurs je le crois), et que nous puissions nous accorder aussi sur les seuls linéaments généraux de son profil historique, économique, politique, et culturel ( et tout cela reste évidemment encore à vérifier), le communisme, à mon avis, n’est pas un projet, mais plutôt un ensemble de conditions économiques, sociales, et surtout culturelles préalables, qui d’ailleurs ne me paraissent pas encore mûres du tout, pour le moment, et sur la base desquelles les agents sociaux concrets peuvent alors éventuellement tenter de greffer des pratiques visant à dépasser la synthèse sociale capitaliste. J’espère que tu apprécieras ma démarche prudente pour définir les choses. Le défaut des groupes communistes d’extrême gauche est justement selon moi celui de se présenter devant des militants et des électeurs avec une sorte de « projet », qu’il s’agirait évidemment d’appliquer. Mais le communisme n’est jamais un projet à appliquer. Si c’est un projet, alors, cela ressemble comme deux gouttes d’eau au défunt commu-nisme historique du XX° siècle mort depuis peu ( 1917-1991), qui était exactement un projet d’ ingénierie sociale, ensemble despotique et égalitaire, sous coupole géodésique protégée ( cette expression est de Jameson (6)). Il s’agit là d’une conception positiviste, qui trouve sa source non pas chez Karl Marx, mais chez Auguste Comte. Rien là de très grave, évidemment, pourvu qu’on en soit pleinement conscient. Partant, plutôt que de recommencer à se promettre un impossible projet ( et déjà, Spinoza disait de se garder de concevoir Dieu comme un sujet qui projette la construction du monde naturel et moral), mieux vaut essayer de construire les conditions culturelles et sociales au sein desquelles, libres de toute omnipotence « projective », les sujets individuels et sociaux puissent développer leurs « potentialités » (ici encore dans le sens spinozien de « puissance » : en France, vous avez le bonheur d’avoir d’ excellents commentateurs de Spinoza, comme mon ami André Tosel (7)).

En second lieu, je crois que c’est une erreur que de relier trop hâtivement les possibilités d’une révolution anticapitaliste à la montée d’une crise structurelle du capitalisme lui-même (comme il me semble que le soit celle qui est en cours, qui a éclaté il y a à peu près un an). Ses deux grands précédents historiques ne sont pas rassurants.

La grande crise du capitalisme qu’on appelle la « grande dépression » des années 1873 à 1896 ont donné lieu à la période la plus contre-révolutionnaire de l’histoire contemporaine (colonialisme, racisme, impérialisme, antisémitisme, etc.). Si nous passons à la grande crise de 1929: elle a donné lieu à une période de contre-révolution : fascisme et guerre. Le communisme historiquement constitué en Europe après 1945 (non seulement dans les pays de l’Est, mais aussi en Italie et en France) n’a pas été un résultat de la crise économique, mais exclusivement des victoires militaires de l’U.R.S.S. Par conséquent, sans avoir la place ici d’approfondir ce sujet, j’affirme que je trouve imprudent de fonder d’excessifs espoirs anti-capitalistes sur l’exis-tence d’une telle crise, pour grave et structurelle qu’elle soit.

L’axe principal de ma critique à l’égard du capitalisme se base sans aucun doute aussi sur le scandale moral de l’inégalité croissante et sur le scandale culturel des manipulations médiatiques et de la dégra-dation anthropologique des sujets de l’individualisme absolu, mais je dois reconnaître que ce ne sont pas là pour moi les deux éléments philosophiques fondamentaux. L’aliénation et le fétichisme de la marchandise sont affreux, mais on a toujours pu jusqu’ici, d’une certaine façon, coexister avec eux. Le problème fondamental pour moi consiste dans cette dynamique de développement sans limites de la production capitaliste, et en ceci, que l’infini-illimité (en grec ancien apeiron, comme dans le fragment d’ Anaximandre (8)), est le facteur principal de désagrégation et de dissolution de toute quelconque forme de vie communautaire. Et d’ailleurs, j’interprète la dynamique même de la philosophie grecque classique comme un combat entre l’élément communautaire et l’élément privé ; plus spécifiquement : dans tout le cours de la lutte entre les classes subalternes qui aspirent à sauve-garder la cohésion sociale et économique de la communauté, et les classes supérieures qui visent à dissoudre les liens communautaires, en se libérant de liens de dépendance économique de la communauté, ouvrant ainsi les portes à l’ accumulation chrématistique (9), dont Aristote avait déjà formulé une critique radicale, qui n’a rien à envier à celle que fit Marx dans d’autres circonstances ( voir, à ce sujet, les développements jamais dépassés de Karl Polanyi (10)).

Si j’insiste beaucoup sur cette référence aux anciens grecs, ce n’est pas pour faire étalage d’ archaïsme ou d’érudition, mais parce que mon interprétation de Marx en est directement influencée. La principale erreur qu’on fait généralement sur le communisme, c’est celle de le considérer comme une sorte d’« affaire privée » des contradictions spécifiques au seul mode de production capitaliste, alors qu’il s’agit au contraire de la forme spécifiquement moderne (moderne = capitaliste) d’ un courant de l’histoire universelle beaucoup plus profond, et de longue durée : celui de la toujours résurgente opposition entre la tendance communautaire, agrégative, solidariste des hommes, et leur tendance individualiste, dissolutive, privative (11).

Au moins, ceci est ma conception personnelle et spécifique du communisme. D’où il dérive pour moi, que, paradoxalement (mais c’est un paradoxe dont j’ai bien conscience, et Jean-Jacques Rous-seau disait qu’entre paradoxe et préjugé, il faut choisir le paradoxe) Marx a été non seulement un philosophe idéaliste allemand classique, mais encore un grand penseur traditionnel classique, parce que tout simplement il a redéfini et reformulé la tradition communautaire et anti-individualiste (fondée par Aristote dès les temps antiques, renouvelée et présentée d’ une nouvelle manière par Hegel à l‘époque moderne), dans une opposition radicale à la nouveauté individualiste du capitalisme anglais robinsonien (12), destructrice de tout fondement communautaire de la société ; fondement que John Locke exprima métaphoriquement par le terme de « substance » (le mot vient de sub stare :être dessous, tenir bon), précisément pour en proclamer l’inexistence, en tant que, selon sa conception de la société privée de toute «substance » ( qui représente la communauté), elle était redéfinie en termes de réseau de relations mercantiles individuelles. David Hume compléta l’ouvrage en concevant une auto-fondation intégrale économique de la société sur l’habitude de l’échange marchand, éliminant toute référence philosophique (le droit naturel) et politique

(le contrat social). Jean-Claude Michéa a entièrement raison de dire que la contradiction propre à la « gauche » consiste à nier les consé-quences du modèle de Smith, tout en recevant ses présupposés philosophiques et anthropologiques (13).

Je pourrais m’étendre sur ce propos ; je dois m’arrêter par manque de place. Mais j’estime qu’il est déjà clair que j’apporte une image radicalement nouvelle de Marx, et des raisons fondamentales qui légitiment une critique du capitalisme après l’échec du communisme historique du XX°siècle tel qu’il fut réellement; et après la découverte des apories du modèle original utopico-scientifique de Marx – cet oxymoron n’est évidemment pas le fruit d’une distraction, il est absolument voulu, et intentionnel.

R :T’intéresses-tu à la géopolitique, et penses-tu que celle-ci puisse être un instrument utile à une théorie critique du capitalisme ?

C.P. : A l’intérieur de l’univers symbolique auto-référentiel de la culture de la gauche au profil politiquement correct, la géopolitique est a priori, en tant que telle, considérée comme « de droite », sans tenir compte de ses différentes écoles et thèses diverses. Ce fait est apparemment incompréhensible, puisque la gauche a en effet dans son pedigree de grands maîtres du « réalisme », de Machiavel à Marx et Lénine, etc. Mais cela provient d’une évolution récente de la gauche elle-même, du réalisme au moralisme; plus précisément, du réalisme stratégique à des doctrines et programmes d’un moralisme testimonial qui n’est pas loin de jouir de son impuissance. Cette fascination de

l’impuissance moraliste testimoniale a toute une génétique, avec deux racines principales. La première est, eu égard aux aspects extrême-ment « réalistes » du communisme historique du XX° siècle récem-ment décédé (le réalisme d’un Staline, d’un Mao, etc.), l’élaboration d’un sentiment de culpabilité, qui comporte un revirement dialectique de la violence révolutionnaire en programmes d’impuissance mora-liste testimoniale. La seconde de ces racines est un sentiment d’im-puissance à former des projets, lequel procède, quant à lui, de l’écra-sante menace d’une sorte de dispositif technico-économique inexorable : le Gestell (14) de Heidegger, «  l’horreur économique » de madame Forrester, etc.

Il est évident que la géopolitique n’est ni de droite, ni de gauche, et fut toujours pratiquée par tous, de Gaulle, Roosevelt, Hitler, Staline, etc. Le seul fait de s’en occuper représente déjà un acte très symbolique de résistance intellectuelle envers ceux qui prétendrent nous imposer une position de témoignage purement moraliste condamnant tout « réalisme » en tant que tel. Alors qu’en son temps Marx essaya de dépasser Hegel (je n’ai pas ici la place d’examiner s’il y a plus ou moins bien réussi), la gauche voudrait désormais bel et bien enterrer les critiques de Hegel envers ce qu’ il appelle « la belle âme ». L’interprétation la moins mauvaise de la géopolitique qu’on trouve aujourd’hui sur le marché est celle dite « eurasiatique ». Cet avis ne suppose pas du tout mon adhésion à une mystique eurasiatique, qui combine la vieille slavophilie à l’idéalisation de l’empire mongol. Ce qui m’intéresse est une pure géopolitique de défense de l’Europe contre son incorporation à l’empire des U.S.A (V. Jacques Sapir, Emmanuel Todd, Samir Amin, etc.). Mais il est indubitable que Sarkozy et madame Merkel rament en sens contraire, et que par conséquent, ce projet (qui est aussi celui de De Grossouvre, etc.) ne paraît guère actuel. Dommage ! Personnellement, je le partage pour l’essentiel.

R : Les derniers mois, s’est développée ce que l’on a appelé « l’Obamania ». Comment analyses-tu cette nouvelle lubie médiatique, et plus profondément, y vois-tu un nouveau cap adopté par la politique des Etats Unis ?

C.P : Pour moi, je ne crois pas à la légende qui a cours dans la vieille métropole européenne, et selon laquelle Obama aurait été expressé-ment choisi par les Américains pour une opération internationale de lifting d’image, destinée au reste du monde désormais indigné par la politique et les idées de Bush. Les américains sont le peuple culturel-lement le plus introverti du monde, et comme tous les peuples impé-  riaux et autoréférentiels, dotés d’une idéologie messianique de « destin évident » ( Manifest destiny (15)), sur des bases bibliques marquées par l’Ancien Testament (et qui servent aussi de fondement symbolique à leur appui intégral au sionisme), ils se fichent complè-tement de ce que le reste du monde peut penser. Ils votent en partant d’eux-mêmes, et de leur situation économique. J’estime que les causes de la victoire d’Obama sont toutes internes, et qu’elles tiennent à l’éclatement de la grande crise de l’été 2008. Les républicains avaient mené la politique économique la plus oligarchique et inégalitaire depuis la déclaration d’indépendance de 1776, et il s’est donc formé une alliance sociologique et électorale entre les travailleurs et la couche inférieure de la classe moyenne (lower middle class). Pour les U.S.A., je crois qu’Obama, c’est cela, et rien que cela. Je crois que ceux qui se font des illusions sur un changement stratégique dans la situation impériale et géopolitique des U.S.A. seront vite déçus. La stratégie impériale des U.S.A. domine sur tout changement d’image et de classe politique, si important soient-ils.

Voilà pour Obama. Tandis que l’« obamania » est un phénomène européen, fermement piloté par la manipulation médiatique, et parti-culièrement par la télévision. Le cirque médiatique est assurément poussé par des logiques internes de spectacularisation, devenues très autonomes par commission même, désormais directe, de la politique et de l’économie. Les européens sont devenus comme les sujets provinciaux de l’Empire romain. Après la mort de Vercingétorix étranglé dans une prison de Rome (sort très semblable à celui de Saddam Hussein et de Milosevic), les sujets provinciaux se sont mis à considérer que la domination de Rome était prévisible, et à souhaiter simplement qu’un Marc-Aurèle remplace un Néron. En bref, l’Oba- mania est un phénomène culturel inspiré par la volonté européenne de servilité envers le gentil empereur noir qui a remplacé le méchant empereur blanc, et aussi par l’espoir dont se flattent les intellectuels de gauche, qui croient que l’empire deviendra multilatéral de soi-même, c’est-à-dire à partir d’en haut.

Ce n’est pas grave. Il y en a encore qui croient au créationnisme et à la terre plate. Mais tôt ou tard, il faudra bien que l’enfant même le plus naïf devienne adulte.

R : Certains voient se développer avec espoir l’expérience boliva-rienne de Chavez au Venezuela. Que penses-tu de ce projet « socia-lisant » ? A-t-il une originalité ?

C.P. : Bien sûr que je suis attentif à l’expérience bolivarienne du Venezuela de Chavez, avec adhésion, solidarité, intérêt, espoir. Je soutiens complètement son solidarisme populaire, comme sa politique d’indépendance à l’égard des U.S.A. Ceci est évident, et ne demande pas d’autres précisions. Mais à ce propos, je tiens à mettre en garde de ne pas retomber dans un vieux défaut européen, l’exotisme révolutionnaire latino-américain de compensation de notre longue et pittoresque impuissance. Au moins, l’exotisme chinois comportait cinq années d’étude des idéogrammes et des monosyllabes à plusieurs tons ; mais l’exotisme latino-américain est plus à la portée de la main, il suffit d’un simple cours de trois mois d’espagnol dans une ambiance d’ « immersion totale ». Pauvre Ernesto Che Guevara, devenu une icône pop de l’esthétique post-moderne ! Il ne l’aurait certes pas voulu, ni mérité. Les pays andins ont le problème de la mise en valeur politique et culturelle des indiens, situation absolument non-européenne, bien qu’idéale pour les touristes politiques européens. Si les portugais sont des brésiliens tristes et introvertis, les brésiliens sont des portugais joyeux et extravertis, et dans ma perspective le Brésil est le pays le plus intéressant pour nous, européens. Toutefois, je n’ai aucune confiance dans le syndicalisme (voir Lula), que je considère comme un phénomène peu intéressant, à la différence du populisme charismatique (voir Chavez), qui l’est beaucoup plus, et adéquat à la culture politique latino américaine (voir à ce sujet les analyses d’ Alberto Buela (16), que je partage). Mais le populisme a un défaut : il ne tient que tant que le Chef populaire est vivant et en bonne santé. Le populisme charismatique du parti unique du type communiste vaut certainement mieux, vu l’expérience historique du siècle dernier ; mais cela ne résout pas le problème…

Chavez n’est pas si intéressant par sa culture politique, qui répète de vieux modèles du populisme anti-impérialiste latino-américain, et qu’ en ce qui me concerne, j’ai souvent entendu exposer dans les mêmes termes par des étudiants latino-américains de gauche, dans le Paris des années soixante ; mais par la fonction historique objective qu’ il exerce. Dieu le bénisse et le garde longtemps ! Economie mixte, participation populaire, abandon du stupide « athéisme scientifique », rattachement aux traditions bolivariennes (Guevara était d’ailleurs un bolivariste). Parfait, tant que le prix du pétrole est élevé. Chavez n’est pas important parce qu’il est un modèle, ou parce qu’il offre des livres à Obama. Chavez est important simplement parce qu’il existe. Et c’est déjà beaucoup.

R. : Quelle est ta position sur la construction européenne ? En France, les « souverainistes » rejettent toute idée de projet politique supranational européen. Comment te situes-tu par rapport à ce débat, et penses-tu qu’il soit possible d’envisager un socialisme pour l’Europe ? Aurait-il d’ ailleurs une spécificité ?

C.P. : Les « souverainistes » français, qui pour l’essentiel ont mon approbation et ma solidarité (je suis ici en désaccord avec mon cher ami Alain de Benoist), représentent une version de gauche du gaullisme. C’est donc un phénomène presque exclusivement français, en ce que, hors de France, un vrai gaullisme n’a en effet jamais existé. Je porte en fait sur le gaullisme un jugement positif tempéré, au delà de son profil culturel conservateur (que je ne partage évidemment pas); c’est que je vois l’aspect principal de la contradiction européenne dans l’indépendance de l’Europe à l’égard des U.S.A.

(je tiens, comme vous le voyez, le langage de Mao), et cet aspect principal détermine aussi l’ aspect social du modèle économique européen, qui ne deviendra l’aspect principal (ce que pour le moment il n’est pas encore), que lorsque seulement le premier aspect sera résolu, et que la dernière base militaire américaine devra décamper de l’ Europe. Pas de démocratie athénienne avec une garnison athénienne ou spartiate sur l’Acropole. Je suis helléniste, mais il n’est pas besoin d’être helléniste pour comprendre cela.

L’Italie est un pays complètement dépourvu d’aspiration à la souveraineté nationale (je n’ai pas la place ici d’en montrer les causes, qui se résument dans le fait que le fascisme a entraîné la souveraineté nationale elle-même dans sa défaite méritée); à son sujet, je dois donc, malheureusement, dire avec de Gaulle, que l’Italie n’est pas un « pays pauvre », mais un « pauvre pays » (17). C’est triste, mais il y a bien là une douloureuse vérité.

L’Europe, selon moi, n’est pas une nation. Si je pensais qu’elle l’était, et qu’elle peut le devenir en un temps moins long que les temps bibliques, je serais un européiste convaincu. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais penser que je suis compatriote des finlandais, ou des estoniens, et non des tunisiens, ou des égyptiens. Une belle confédération d’Etats- nations en Europe me suffirait, en lui en ajoutant peut-être quelques-uns pacifiquement, par autodétermination (comme par exemple les basques, qui méritent, selon moi, d’avoir leur Etat-nation). Quant à un possible modèle de socialisme européen, il ne peut se caractériser que par un communautarisme démocratique, avec la plus complète liberté d’expression et d’organisation politique, constitutionnellement garantie; il n’en est évidemment pas question avec l’O.T.A.N. et les bases américaines. Mais tout cela appartient au futur. Pour le présent, j’aurais voté « non » à la constitution euro-péenne, comme l’ont fait une intelligente majorité de français.

 

(Réponses traduites de l’italien par Yves Branca)

 

N. D. T.

1 : Le nom de ces maisons d’édition est significatif : La Cité du Soleil est une allusion à l’ouvrage le plus célèbre de Tommaso Campanella, et le « Lévrier » est une allusion à la « prophétie du lévrier » du Virgile de Dante, au Chant premier de l’Enfer de la Divine Comédie. Virgile annonce à Dante qu’un lévrier fabuleux (que les uns ont interprété comme le Christ à son retour glorieux, d’autres comme un grand Empereur ou un saint pape) renverra en enfer la louve hideuse et effrayante, symbole de l’avidité et de la cupidité qui dévastait la malheureuse Italie, et dont l’apparition l’épouvante au début de son voyage mystique. .

2 : V. Luc Boltanski et Eve Chiapello : « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard, coll. Essais.

3 : Ce terme, d’ ailleurs très heureux, est un des signes de l’attachement de l’auteur à la pensée de Hegel.

4 : Carlo Emilio Gadda (1893-1973) est un de plus grands romanciers et essayistes italiens du XX° siècle : (La mécanique, La connaissance de la douleur, Le château d’ Udine, Eros et Priape, etc.)

5 : Raccourci qui exprime bien le déchirement de Schelling entre l’influence de Kant et de Fichte (le moi, l’ego transcendantal) et celle de Giordano Bruno et de Spinoza (la Nature), dans la formation de sa pensée.

6 : Fredric Jameson (né le 14 avril 1934) est un critique littéraire américain et un théoricien politique marxiste. Il est particulièrement connu pour son analyse des courants culturels contemporains ; il décrit le postmodernisme comme une spatialisation de la culture sous la pression du capitalisme.

7 : André Tosel, professeur à l’ Université de Nice, a travaillé sur Spinoza, Hegel, Marx et des philosophes marxistes. Ses travaux portent sur la rationalité moderne, ainsi que sur les philosophies de la mondialisation. V : « Spinoza ou l’autre (in)finitude », L’ Harmattan, 2009. (Par ailleurs, C. Preve a bien écrit dans cette phrase   « spinozien » (spinoziano), et non pas « spinoziste » (spinozista).

8 : Voir à ce sujet l’étude de Costanzo Preve « La sagesse des Grecs », dans la dernière livraison de la revue Nouvelle Ecole sur « LES GRECS » :

 

9 : Chrématistique : proprement : science de la richesse : du grec chrèmatistikos : celui qui fait des affaires ets’enrichit ; de chrêmata, richesses, biens, dérivé de chraomaï : « j’emploie » et « je possède ».

 10 : Karl Polanyi (1886-1964) est un philosophe hongrois auquel on n’a commencé à s’intéresser en France que lorsque son œuvre maîtresse de 1944, La grande transformation, fut enfin traduite en français quarante ans plus tard. C’est une étude socio-historique de l'économie des puissances en équilibre à la veille et au cours de la seconde guerre mondiale, fondée sur l'histoire du capitalisme, depuis le XVIII° siècle jusqu’ à la Seconde Guerre mondiale. La pensée de Polanyi est trop profonde et originale pour être résumée en quelques lignes. V en particulier, de Jérôme Maucourant, Polanyi, une biographie intellectuelle dans la Revue du M.A.U.S.S. (2007), dont plusieurs livraisons ont traité de Polanyi depuis 1987. Polanyi écrivait en 1927 : "Une idée abstraite de la démocratie, qui ignorait avec hauteur la réalité de la structure de classe, de la religion, de la guerre, de la violence, méritait ce sort : que les réalités ne la prennent pas en compte".

Polanyi, Lathatar (L'Horizon), 1927.

11 : Entende « privatif », au sens propre et juridique de « qui exclut entièrement autrui, qui accorde quelque chose à un seul individu ».

12 : Allusion à Robinson Crusoé pris comme symbole de la solitude de l’homme moderne individualiste.

13 : V. Jean-Claude Michéa : Impasse Adam Smith, coll. Champs, Flammarion, 2006.

14 : Gestell : (sens premiers : tréteau, chevalet, support, squelette au sens figuré, piédestal, pieds de meubles, etc…) est le terme repris par Heidegger pour désigner l’essence de la technique moderne et du monde mécanisé. On l’a traduit par « dispositif » (Clément Layet) ou «  dispositif utilitaire » (Yvan Blot) ; mais ces interprétations sont insuffisantes, et C. Preve a raison de nuancer ici ce terme en parlant d’« une sorte de » ; voici un commentaire lumineux d’ André Préau, le traducteur des essais de Heidegger, qui traduit ce terme par « arraisonnement » : « Qu’est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ... Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable ...Qui accomplit l’interpellation provocante? L’homme, manifestement. Mais c’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà provoqué à libérer les énergies naturelles que ce type de dévoilement peut avoir lieu. Où et comment a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme? Nous n’avons pas à aller chercher bien loin. Quand l’homme à l’intérieur de la non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent, il ne fait que répondre à l’appel de la non-occultation, là même où il le contredit. Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. L’appel provoquant qui rassemble l’homme autour de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, Heidegger l’appelle l’Arraisonnement (Gestell). Ainsi appelle-t-il le mode de dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique. L’essence de la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. C’est à partir de ce destin que la substance de toute histoire se détermine. L’arraisonnement, comme tout mode du dévoilement, est un envoi du destin. L’homme dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement. Mais, si le destin nous régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger suprême. »

15 : La théorie du Manifest Destiny, énoncée en 1845 par John Sullivan, selon laquelle la colonisation et la possession du continent américain tout entier appartenaient aux Etats- Unis par « destin évident », fut la première sollicitation de la doctrine Monroe dans un sens impérialiste. V. à paraître à l’automne, aux éditions Krisis, «  Le concept discriminatoire de guerre », textes inédits en français de Carl Schmitt, avec une préface lumineuse de Danilo Zolo, «  La prophétie de la guerre globale », qui éclaire parfaitement la mutation impérialiste de la doctrine Monroe originelle.

16 : Alberto Buela : philosophe argentin géopoliticien. Correspondant en Argentine de la revue «  Nouvelle école ». V. son entretien avec Alain de Benoist dans le n° 122 de la revue Eléments (automne 2006) : «  Pourquoi le rêve de Simon Bolivar peut devenir une réalité ».

17 : En français dans le texte.

09/09/2009

Lettre de Costanzo Preve à un traducteur français

Note de la rédaction de Rébellion : Cette longue lettre du philosophe communiste italien est un document important pour comprendre la démarche théorique de ce penseur dissident.

Lettre de COSTANZO PREVE à B., traducteur français.

Juin 2009.  

 

  Comme tu m’as écrit une belle et émouvante lettre en langue italienne, je devrais répondre en français. Il faut que tu m’excuses si je ne le fais pas, et si je réponds en langue italienne. Ce n’est pas par paresse, parce que mon français est assez bon pour une réponse dans ta langue. C‘est que je veux montrer cette lettre à des amis italiens qui ne savent pas le français, et avec qui je veux discuter certaines thèses à propos d’un chemin spirituel qui n’est pas seulement le mien, mais qui appartient à notre génération commune. Il faudra évidem-ment en discuter de vive voix. Pour l’instant, j’aligne certains raisonnements sur ma propre voie spirituelle*, pour vérifier s’il y a des éléments communs. Et alors, je passe à l’italien.

 

1. Ce n’est évidemment pas à moi de reconstituer mon parcours politique et philosophique. Le vieil Hegel a écrit : « Tout ce qu’il y a de personnel dans mon œuvre est faux ». Nous lisons Freud, et nous savons que nous ne pouvons rien reconstituer de notre passé sans tomber dans la fausse conscience, et dans les jeux du narcissisme et des refoulements. Toutefois, si je devais interpréter moi-même mon chemin spirituel et politique, je dirais qu’il s’agit d’une élaboration dialectique qui part de la déconstruction progressive d’un code acquis dans ma jeunesse, le code de l’hérésie d’une hérésie.

Mais expliquons nous mieux.

 

2. Le secret philosophique du succès du capitalisme consiste dans la réussite de la mutation d’une genèse particulière en une validité universelle. Le capitalisme est une globalisation économique dépourvue d’universalisme  philosophique, et c’est ce caractère qui lui fait préférer naturellement le relativisme et le nihilisme à toute forme d’ontologie universaliste. Ce n’est pas un hasard si les appareils idéologiques serviles des  facultés universitaires de philosophie ont élaboré pour lui et développé ces dernières décennies (avec des exceptions qui confirment la règle), un code théorique d’iden-tification d’un type relativiste et nihiliste. Pour le capitalisme, l’unique Absolu est la souveraineté de la valeur d’échange, accessible de manière différenciée selon la diversité du pouvoir d’achat; tout le reste est naturellement relatif. Pour que ce mécanisme se puisse reproduire, pas besoin d’aucun fondement métaphysique transcendant, transcendantal, ni même historico-dialectique : voilà pourquoi on parle tant de nihilisme aujourd’hui. Le nihilisme est la philosophie spontanée du capitalisme, et le relativisme sa concrétisation idéologique.

    Le pape Ratzinger voudrait le capitalisme sans nihilisme et sans relativisme. Cela me fait penser à un sot, qui voudrait avoir un foie sain, tout en buvant tous les jours des litres d’alcool fort.

 

3. Le capitalisme naît en Europe occidentale, dans des conditions historiques et culturelles bien spécifiques. Mais il n’aurait pu se répandre partout avec tant de succès s’il n’avait « rencontré » des potentialités individualistes et mercatistes (1) préexistantes, pour subordonnées qu’elles fussent, dans les autres parties du monde (l’Inde, la Chine, etc.). C’est donc qu’il existe une sorte d’individualisme anti-communautaire potentiel dans le monde entier, qui est passé à l’acte en Europe occidentale en premier lieu ( je tiens un langage aristotélicien), et qui s’est ensuite « actualisé » ailleurs. Certes, on peut parler aussi de colonialisme, d’impérialisme, etc. Cependant, sans ce substrat potentiel d’individualisme anti-communautaire (déjà visible d’ail-leurs dans la Grèce des pré-socratiques, dans l’Israël des prophètes égalitai-res, en Chine, etc.), et que l’occidentalisme impérialiste et l’eurocentrisme culturel ont fait passer de la puissance à l’acte, le succès du capitalisme resterait tout à fait inexplicable.

 

4. Pour résumer les choses à l’extrême, la pensée communiste de Karl Marx a une genèse qui procède d’une élaboration rationnelle systématique de la conscience malheureuse bourgeoise ( et par conséquent n’a absolument rien de «  prolétarien »); et elle donne lieu finalement à une hérésie capitaliste.

   Par « hérésie capitaliste », j’entends une pensée qui s’appuie originaire-ment sur les mêmes bases « religieuses » bourgeoises : le mythe du progrès dans l’histoire et le caractère central du développement des forces produc-tives ; en assume donc intégralement les prémisses (critique envers la reli-gion antérieure et envers le caractère fondateur, porteur de vérité, cognitif, et non seulement épistémologique et gnoséologique(2) de la philosophie) ; et rompt toutefois de manière « hérétique » avec elles, sur le fondement du fait incontestable que ni le progrès ni le développement des forces productives ne conduisent à l’égalité et à la liberté, mais à leur contraire. La faiblesse des hérésies par rapport aux religions nouvelles vient de ce qu’elles partagent avec les orthodoxies auxquelles elles se rapportent les mêmes bases dog-matiques, et que partant elles peuvent être facilement «réabsorbées » à un moment ultérieur. L’histoire de presque un siècle et demi de « marxisme », considérée dans son ensemble, est  l’histoire d’une réabsorption dans l’esprit capitaliste général, à partir du moment surtout où la critique artistique et culturelle des intellectuels d’« avant-garde » divorce de la critique écono-mico-sociale des classes subalternes (voir Boltansky-Chiapello).  

 

5. Si le capitalisme est la religion qui a remporté la victoire dans les trois derniers siècles, et le marxisme la principale hérésie de cette religion, je suis l’enfant de l’hérésie d’une hérésie; savoir, de cette culture mêlée de trot-skisme et de maoïsme que j’ai absorbée en réalité dans le Paris des années soixante, et non en Italie, où ce qui prévalait était tout au plus l’hérésie ou-vriériste, dont le dernier représentant postmoderne est Antonio Negri, lequel a fondu ensemble le subjectivisme gentilien (3) de l’ouvriérisme avec   Fou-cault, Deleuze, et Guattari.

 

6. Cette « hérésie d’une hérésie » que j’assimilais n’était pas dépourvue de fondements, puisqu’elle partait de l’observation parfaitement juste que le communisme orthodoxe traditionnel montrait des tendances évidentes à être réabsorbé dans le capitalisme. Ses résultats postérieurs, en Chine et en URSS, ont largement vérifié cette hypothèse ; et en même temps, il faut partir du fait que cette hérésie d’une hérésie (où provisoirement je ne veux pas encore faire de distinction entre trotskisme, maoïsme ni même d’autre hérésies comme le conseillisme mystico-prolétarien de Castoriadis, Lefort, et Lyotard) n’avait quand même pas raison. Elle avait certes diagnostiqué la vraie pathologie (la réabsorption progressive de l’hérésie communiste dans l’orthodoxie capita-liste), mais elle se flattait toujours de l’illusion, que l’unique thérapie consis-tât à radicaliser à l’extrême le modèle hérétique originaire lui-même. 

 

7. Mais dans tout cela, c’était l’hérésie de l’hérésie du maoïsme qui était encore la meilleure, ou si l’on veut la moins pire.

    Le conseillisme fondamentaliste de Socialisme ou Barbarie ( dissout en 1965) se fondait sur un mythe sociologique prolétarien, typiquement oniri-que, à base de purisme moraliste greffé sur un économisme sociologique.

    Quant à la stérilité philosophique et politique du trotskisme, elle tenait à son caractère eurocentrique. Il maintenait toutes les prémisses de l’ortho-doxie communiste (hérésie elle-même du capitalisme, mais basée sur les fondements mêmes de celui-ci) : savoir, le mythe d’un salut exclusivement sociologique-prolétarien, en introduisant l’hypothèse facile, et démonologi-que, du rôle central de la corruption bureaucratique due elle-même à un développement insuffisant des forces productives. Une fois encore, ce qu’on appelle la « rareté », ce pilier de l’économie politique capitaliste, devenait le facteur explicatif fondamental d’une prétendue science de l’histoire. L’hé-résie de l’hérésie trotskiste (et je ne discute pas la sincérité morale de ses meilleurs militants), demeure entièrement enfermée dans la vision eurocentri-que et occidentaliste du monde.

    Le maoïsme était certes un phénomène profondément chinois, mais on ne peut nier que certaines de ses thèses théoriques n’eussent un caractère uni-versel. Il reste vrai, par exemple (et la suite l’a confirmé), qu’à l’époque dite « de transition », et dont nous savons aujourd’hui qu’elle ne l‘était pas du tout, la « bourgeoisie » (terme impropre et incorrect pour désigner l’ensemble des agents stratégiques de l’accumulation capitaliste) se rassemblaient surtout dans le Parti communiste. C’est la réalité. Et cependant, une stratégie extrémiste ( la Révolution culturelle, la Bande des quatre, etc.) s’est révélée inapte à contrecarrer ce processus, elle l’a au contraire involontairement accéléré et favorisé. Ci Ji -Wei (dont j’ai longuement présenté le livre) (4) a bien montré que si la morale communautaire est mécanisée par un projet politique théologique, quand ce dernier s’effondre, elle l’accompagne logi-quement dans sa ruine. 

  Le maoïsme est toutefois un modèle meilleur que le trotskisme, parce qu’il est moins ouvriériste, moins eurocentrique, et que sa conception des classes est moins mythologique. Du moins est-il vaguement averti de l’existence des peuples et des nations, et il ne les « brouille » pas toutes dans une improbable omelette sociologique prolétarienne. La fureur avec laquelle le trotskisme s’est précipité dans le pacifisme, le féminisme différenciateur, et l’écolo-gisme officiel ne peut s’expliquer que par un refus (largement inconscient) de critiquer radicalement cette attitude sociologique prolétarienne, que l’on croit rendre plus « intégrale » et perfectionner simplement en lui « ajoutant » de nouvelles catégories. Mais quand la viande est avariée, inutile d’y ajouter du poivre, des épices, des piments, etc.

 

 8. Mon parcours peut donc être interprété (à tout le moins par moi-même ) comme l’élaboration dialectique, ou, si l’on veut, la déconstruction ration-nelle) d’une hérésie d’une hérésie ( beaucoup plus maoïste que trotskiste). Je n’ai certes pas été le seul à le faire dans le demi-siècle qui s’achève ( 1960-2010). Je sais bien que beaucoup de ceux qui ont mon âge sont pour la plu-part restés fidèles à leur vieille « hérésie d’hérésie » de référence: trotskiste (comme Daniel Bensaïd), ou maoïste (comme Alain Badiou). Je crois que ma relative supériorité sur ces deux respectable philosophes-militants ( que l’on me pardonne ma présomption) vient de ce que j’ai su mieux radicaliser ma déconstruction, ne restant pas à la surface, mais parvenant à descendre jusqu’aux dernières bases métaphysiques qui avaient premièrement constitué l’hérésie (chez Marx), et ensuite l’hérésie de l’hérésie ( trotskisme et maoïsme). Si en effet l’on s’arrête à mi-chemin, on ne peut éviter d’être refoulé vers l’origine par une espèce de gravitation, une calamiteuse fatalité idéologique d’appartenance et d’identité.

 

 9. Par volonté de rupture avec les fondements religieux précédents de l’état turco-ottoman ruiné, Mustapha Kemal Atatürk commença par boire du vin et par manger du porc en public, puis entreprit de supprimer l’alphabet arabe. Je n’aborde pas ici la question de savoir s’il a bien ou mal fait, je la laisse à la turcologie. Je me borne à constater que Mustapha Kemal voulait sauver l’Etat et le peuple turcs menacés d’entière dissolution, et que, se fondant sur cette intention subjective, il commença par enfreindre certains tabous ali-mentaires, puis alla jusqu’à prendre la décision inouïe de changer l’alphabet.

   Depuis longtemps, je suis persuadé qu’il faut changer l’alphabet dans lequel a été écrite l’hérésie marxiste du capitalisme. Il faudra toujours qu’il y ait des spécialistes capables d’étudier et de lire l’alphabet précédent, car sans mémoire du passé, il n’y a pas de futur (et je suis donc pour les lettrés confu-céens et contre le brûlement des livres par ordre de Qin Shi Huang-di, et par conséquent contre les campagnes extrémistes de « critique de Lin-Biao et de Confucius » à la fin de la Révolution culturelle chinoise (5)). Mais l’alphabet doit être changé. C’est l’alphabet dans lequel ont été écrits les grands textes de l’idéologie du progrès et de la prééminence des forces productives, et par surcroît, les classiques de l’Economisme, de l’Historicisme, de l’Utopisme, etc. Mais il y a plus.

 

10. Pour des raisons qu’il serait trop long ici de développer dialectiquement    (mais rien n’est plus facile), le petit monde autoréférentiel (6) des  intellec-tuels de gauche a gardé toute sa bigoterie narcissique, après même la sécu-larisation post-moderne de la vieille trame dogmatico-religieuse qui leur est propre. C’est pour cette raison que ma collaboration à une revue sulfureuse comme celle d’Alain de Benoist équivaut symboliquement à Mustapha Ke-mal buvant de l’alcool, mais sans que je dispose de la force militaire qui empêche la réaction hystérique des « purs ».Bien! Je l’ai fait, et même pis: je collabore à Eurasia, etc. Il s’agit, évidemment, d’un acte symbolique; mais aussi de quelque chose de plus. Il s’agit d’avoir préféré le risque de la recher-che aux fausses sécurités de l’identité et de l’appartenance. Peut-être qu’il intéressera le lecteur de savoir comment je suis venu à cette décision. Si ce n’était qu’un fait personnel, il ne vaudrait pas la peine d’en parler. Pour les narcissiques, le miroir de la salle de bain suffit. Mais je crois que mon dilemme a été celui de toute ma génération politique. C’est pourquoi je vais être obligé d’utiliser le « je », pronom odieux.

 

11. Au point de vue de l’histoire du communisme, les vingt ans qui vont de 1956 à 1976 présentent une certaine unité, si l’on considère qu’ils partent de la prétendue « déstalinisation » du XXème congrès du PCUS et se terminent avec le coup d’état contre la Bande des quatre, un mois après la mort de Mao Zedong. Cependant, alors même que le temps écoulé depuis permettrait déjà d’en faire un bilan historique convaincant, des positions conservatrices qui existent dans la communauté des intellectuels y font obstacle. Je me limiterai ici à quelques observations, très insuffisantes.

   En premier lieu, la représentation de Staline comme « chef des bureaucra-tes soviétiques corrompus » dominait dans les cercles intellectuels occiden-taux. Le paradoxe, c’est que le mouvement trotskiste organisé, infime numé-riquement, était de fait majoritaire dans le domaine intellectuel, et que par suite, la déstalinisation fut subjectivement ressentie par les intellectuels (mais  non certes par les ouvriers communistes) comme un phénomène politique « de gauche ». Il a fallu des dizaines d’années pour comprendre que c’était faux, que c’était tout le contraire. Cette remarque ne comporte pas d’appro-bation de Staline ni de son système politique; mais puisque les cercles intellectuels peuvent ainsi faire une erreur de 180 degrés, il faut se demander pourquoi toute une culture politique se fonde sur des illusions si fragiles et inconsistantes. C’est ici que commencerait ce qu’en son temps Franco Fortini (7) appela « la chaîne des pourquoi ».

   En second lieu, l’énigme historique de ce qu’on appelle « Mai 68 » n’a pas encore été résolue d’une manière satisfaisante. Personne ne soutient plus aujourd’hui que ce fut la « répétition générale » d’une révolution démocra-tique et socialiste dans les pays du capitalisme avancé. Mais en même temps, son image de mythe fondateur « jeuniste » d’un capitalisme libéralisé dans ses moeurs et son éthique sexuelle (v. Boltansky, Lipovetsky) n’est pas entiè-rement satisfaisant. Est-il possible qu’une génération entière ait été abusée à ce point? Pour l’essentiel, il reste vrai, il est désormais historiquement véri-fié, que le capitalisme s’est renforcé et non pas affaibli en se « délestant » de la vieille éthique familiale bourgeoise, ce qui devrait faire comprendre une bonne fois que « capitalisme » et « bourgeoisie » ne sont pas identiques.  Toutefois, les valeurs libertaires et communautaires de la génération des années soixante ne peuvent être réduites à une pure et simple « ruse de la production capitaliste » (8). Il est réellement possible de voir en Mai 68 un phénomène de gestion de crise de la part des oligarchies dominantes, qui savent faire le tri entre des exigences acceptables et inacceptables, et par là divisent ceux qu’elles dominent, satisfaisant certains et isolant les autres.

    « Un se divise en deux » (9) Sur ce point la philosophie chinoise avait raison. Les uns se sont contentés de la victoire présumée de la libéralisation des mœurs, les autres, les vaincus, et j’en suis -- et je crois que je peux dire:nous en sommes --, a vu rejetée son exigence d’une société autre.

 

    12. Je vais parler un peu de l’Italie, et de la seule Italie. La décennie 1976-1986 y a vu mourir le communisme dans sa traditionnelle dimension politi-que de masses, alors même que celle purement électorale a partiellement tenu (en grande partie inertielle, identitaire, et relative au pouvoir local dans cer-taines régions italiennes); ce qui a dissimulé une absence critique de pers-pectives politiques.

     Du point de vue de l’imagerie idéologique, cette décennie a vu les intel-lectuels italien passer de l’historicisme progressiste à un désenchantement post-moderne d’épigones subalternes des « nouveaux philosophes » (10) et de Lyotard. Vattimo (11) a remplacé Gramsci, et le binôme Nietzsche-Heideg-ger le précédent, Hegel-Marx. Lukacs et  Bloch ont été enterrés, mais Al-thusser aussi, et on a vu proliférer les gender studies (12) du féminisme différenciateur. Avec la distance de maintenant un quart de siècle, l’unité de ce phénomène est désormais évidente. Mais ce n’en est pas l’aspect principal, parce que cet aspect idéologico-philosophique n’a concerné que de petits groupes universitaires. Le principal a été la «reconversion idéologique » liée à la personne de Berlinguer, et qui fut évidente dès 1980 environ.

   De fait, on a cessé de parler de la supériorité du socialisme sur le capita-lisme, et du communisme sur l’impérialisme; on s’est mis à parler de la «su-périorité morale» des communistes (entendus comme une classe politique : le PCI devenu PDS ; DS, PD, etc. (13)), et de l’« infériorité morale » des démocrates chrétiens et des socialistes. L’ennemi devenait un ennemi mora-lement corrompu (Craxi d’abord, et puis Berlusconi), et c’est de cette manière que l’on se préparait idéologiquement à affronter sans douleur la ruine prochaine de la Maison communiste de référence, à travers une sorte de « putsch moraliste ». La légitimation de l’accès au pouvoir (non pour le socialisme, mais pour un capitalisme « moralisé ») ne consistait plus en une majorité électorale obtenue pacifiquement, mais en une sorte de « putschis-me » judiciaire pour le bien, destiné à remplacer des gens corrompus et im-moraux par d’honnêtes gens.

  Ainsi commençait le scénario de la campagne Mani pulite. (14)

 

13. Que fut donc, historiquement, Mani pulite ? (abstraction faite de la sub-jectivité de ses acteurs politiques et des faits de corruption bien réels).

    Ce fut, en 1992 et 1993, un coup d’état judiciaire extra-parlementaire qui visait à détruire le précédent système de pouvoir co-associatif, basé sur la représentation proportionnelle des partis, dans un cadre keynésien de souve-raineté monétaire de l’Etat national. Il avait été préparé idéologiquement dans la période précédente à travers cette idéologie de « putschisme moralis-te », préconisant de remplacer les corrompus par les « honnêtes gens ». La prémisse était toute la culture du Parti d’action piémontais (Gobetti, Robbio, etc.), pour qui les « italiens » sont un peuple corrompu (le peuple des singes, avait écrit Gobetti à propos de l’adhésion au fascisme). Puisque la majorité des italiens vote mal (Mussolini, la Démocratie chrétienne, Craxi, et à présent Berlusconi, etc.), il faudrait un supplément de moralité venu de l’extérieur (la presse étrangère, le libéralisme anglais, présentement Obama, des juges hon-nêtes, des journalistes courageux, etc.)

 

14. C‘est bien à contre-cœur que je dois faire une brève parenthèse sur le phénomène Silvio Berlusconi. A l’étranger, les journalistes et les intellectuels français, anglais et allemands ont enfin une cible facile pour exprimer leur traditionnel mépris des italiens. Ils trouvent en Italie une sorte de « cin-quième colonne » dans le parti dit des « anti-italiens » (Montanelli, Scalfari, etc), ceux qui continuent à penser qu’une belle réforme protestante – mais à l’anglaise, et non à la française ni à l’allemande – a manqué à l’Italie, et qui voudraient que cette dernière fût homologuée dans le monde anglo-saxon, et donc dans un monde présumé capitaliste-libéral total, mais où l’on respecte la queue au bureau de poste, s’entend.

  Les capitalistes délèguent les pouvoirs secondaires à la classe politique, formée d’employés dépourvus de conscience malheureuse et de toute in-quiétude philosophique. Toutefois, ils surveillent indirectement cette classe politique au moyen de deux espèces de gens encore plus fiables : les jour-nalistes et les juges. La campagne judiciaire et journalistique contre la Pre-mière république, déchaînée entre 1992 et 1994 aurait plu à Marx, par la nature structurelle de phénomènes qui n’étaient superficiels qu’en appa-rence.

  Berlusconi a été un résultat involontaire de Mani pulite, et il doit son pou-voir exclusivement à ce coup d’état judiciaire extra-parlementaire, appuyé par une campagne de presse envahissante et capillaire, sur le fond idéologi-que de cet esprit  de « putschisme moraliste » semé partout depuis la disso-lution du défunt Parti Communiste Italien entre 1976 et 1991. Les juges ont  éloigné la classe politique toute entière qui avait gouverné de 1948 à 1991: Démocratie Chrétienne,  Parti Socialiste Italien, Parti Républicain Italien, Parti Social-Démocrate Italien, Parti Libéral Italien. L’intention originaire n’était pas de donner le pouvoir aux mercenaires nihilistes du PCI-PDS, mais de favoriser un putschisme  de mafias oligarchiques (Segni, etc. (15)). Mais il en alla autrement. Dans le fait, la seule classe politique professionnellement capable de mener la transition du précédent capitalisme étatique assisté jusqu’au nouveau scénario globalisé néo-libéral était bien le mercenariat bureaucratique et nihiliste PCI-PDI, tout autant dépourvu de conscience malheureuse, et entièrement converti à l’esprit putschiste moralistico-judiciaire.

   Berlusconi, en tant que capitaliste « privilégié » par le précédent gouver-nement Craxi, avait peur que son principal ennemi (le groupe financier Scalfari - De Benedetti des journaux L’Espresso et La Repubblica) n’en pro-fitât pour le ruiner et le faire mettre en prison. Il se disposa donc à se mettre à la tête de ces soixante-dix pour cent des électeurs italiens auxquels ce puts-chisme moraliste journalistico-judiciaire avait ôté sa représentation politique. C’est en cela et en cela seulement que consiste la base structurelle du succès de Berlusconi. Et c’est évidemment ce que les putschistes moralistes ne sauraient reconnaître, aussi recourent-ils aux lieux communs traditionnels du parti « anti-italien » ( les italiens seraient naturaliter maffieux, avec un esprit de famille immoral, le culte mussolinien du chef, un égoïsme exclusif, des harems de gamines ambitieuses, etc.)

   Voici donc vingt ans que nous sommes contraints en Italie de subir ce scénario infect, où pas un des deux partis en présence n’est digne du moin-dre respect ni de la moindre préférence.

 

    15. Comme si ce coup d’état judiciaire extra-parlementaire de 1992 n’avait pas suffi, qui allait mettre au pouvoir le mercenariat nihiliste « métamor-phique » PCI-PDS-DS-PD, il y en eut un autre en 1999, qui porta l’Italie à la guerre contre la Yougoslavie, en dépit de la charte de l’ONU, qui ne la permettait pas, et de la constitution italienne elle-même, qui bien explici-tement ne la permettait pas non plus. Nous savons parfaitement aujourd’hui qu’il s’agissait d’une guerre géopolitique menée par les USA et l’OTAN, couverte du manteau de la nouvelle idéologie politiquement correcte des droits de l’homme (quoique proportionnée à l’envergure de bombardements irrésistibles). Pour gérer ce deuxième coup d’état, on fit appel à d’Alema, ce moustachu cynique, ancien chef des Jeunesses Communistes du PCI. Je          t’épargne les détails, qui seraient pourtant intéressants (j’ai écrit un livre là-dessus, Le bombardement éthique, paru en 2000 aux éditions CRT, qui a été traduit en serbo-croate).

 

   16. Si j’ai ouvert cette brève parenthèse, c’est que l’histoire de l’Italie telle que je l’ai vécue entre 1992 et cette année 2009 a pris l’aspect d’un véritable théâtre de l’absurde, qui rappelle la lecture par Lénine de la Science de la logique de Hegel, où toute chose se renverse en son contraire, et la civilisa-  tion en barbarie (en l’occurrence, la guerre de 1914). Quant à moi, j’ai vécu le retournement du communisme italien et sa transformation en mercenariat cynique et nihiliste de l’Empire des USA. Par conséquent, si ma pensée naît certes de mes uniques capacités dialectiques personnelles, le « facteur exter-ne » peut se résumer ainsi :

I)                     Refus de la religion capitaliste-bourgeoise transmise par mes pa-rents, qui appartenaient à la génération fasciste déçue, moins par le fascisme (auquel ils auraient applaudi avec enthousiasme s’il avait gagné), que par sa désastreuse défaite militaire et les bombardements de 1943-1945.

II)                   Adhésion au communisme orthodoxe par une réaction largement oedipienne à la religion capitaliste, et progressive mise en question critique de cette hérésie de l’hérésie.

III)                  Adhésion, au début vaguement trotsko-maoïste, au monde extrémiste et critique de l’hérésie de l’hérésie. Mais les hérésies plus préci-sément gauchistes (cf. Richard Gombin, Les origines du gauchisme, 1971) ne m’ont jamais intéressé, par leur complète illusion que l’hé-résie de l’hérésie pourrait finalement constituer une religion assez efficace pour abattre celle du capitalisme.

IV)                 Critique radicale de l’hérésie d’une hérésie, sans toutefois la pousser jusqu’à l’abandon de la critique communiste du capitalisme. Cette critique radicale m’a conduit à violer le « politiquement correct » de la gauche, qui est la base unique de son code d’appartenance identi-taire (et je rappelle ici les gestes de Mustapha Kemal). D’où ma critique de la théologie interventionniste des Droits de l’homme, du code politiquement correct, de la nouvelle religion de l’holocauste qui donne aval au sionisme et à l’américanisme, de l’antifascisme entretenu en l’absence complète de fascisme, de l’indifférence générale au  « putschisme » purement moraliste du code antiberlus-conien des intellectuels italiens, etc.

V)                   Enfin, constatation que le monde à l’envers des deux dernières dé-cennies (et particulièrement en Italie) exige un renversement adéquat du code théorique d’interprétation du monde. Et je crois que c’est là-dessus, et précisément là-dessus, que se sont greffées, dans l’his-toire de ma vie, la systématisation et la cohérence conceptuelles de ma pensée depuis dix ans. Comme on le voit, toute pensée est libre, mais tout ensemble historiquement déterminée. Et nous pouvons donc enfin parler de philosophie.

 

16. Vint un moment, où Mustapha Kemal s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de boire du vin en public, et de remplacer le fez et le turban par le chapeau et la casquette (tu m’excuseras si j’insiste sur cette inno-cente analogie: c’est que j’ai fait aussi des études de turcologie). Il a com-pris qu’il fallait aussi changer purement et simplement d’alphabet. Mais mon analogie ne signifie nullement que j’approuve ses choix (et en bon hellénophile, je préfère même le vieux multinationalisme du monde  otto-man). Cela veut dire seulement que tant que nous n’écrirons pas la vieille langue de Marx, toujours bonne et valide, dans un alphabet nouveau, nous continuerons à faire, comme les miniaturistes des manuscrits arabes, des chefs d’œuvre artistiques merveilleux, mais toujours dans les marges des mêmes textes religieux de légitimation.

 

17. Tâchons de poser correctement le problème dès le commencement. Je tiens pour erronée la terminologie de Marx et Engels touchant le « com-munisme primitif ». Le terme de « mode de production communautaire » aurait été meilleur, bien qu’il s’agisse d’une chose qui diffère grandement selon les lieux. La terminologie de Hosea Jaffe (16) est correcte : le mode de production communautaire à l’origine sans classes, où la division du tra-vail se fonde sur les deux complémentarités hommes - femmes, et jeunes-vieux, s’est postérieurement transformée en despotisme communautaire. La légitimation du despotisme communautaire est de nature religieuse, il n’y a pas encore de philosophie. Le mode de production esclavagiste, puis féodal (comme en Europe et au Japon) sont des exceptions, et non la règle, au sein du despotisme communautaire (Jaffe), que Samir Amin appelle quant à lui « sociétés du tribut ». Ce qu’on a appelé «  mode de production asiatique », avec des castes (en Inde) ou sans (en Chine) représente l’évolution du despotisme communautaire.

   Le communisme selon Marx pourrait être défini comme le rétablissement du mode de production communautaire, mais évidemment sur la base du développement des forces productives industrielles, et de l’irréversible constitution de l’individu moderne, lequel ne pourrait supporter son hypo-thétique disparition au sein d’agrégats sociaux organiques pré-modernes. Les deux conditions préalables au rétablissement d’un mode de production communautaire demeurent par conséquent des forces productives sociales développées, et cette irréversible constitution de l’individu moderne. Et le problème devient alors, en le posant brièvement : comment libérer le déve-loppement des forces productives de leur soumission  et  incorporation à la reproduction capitaliste, et d’ autre part libérer la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ?

    Jusqu’ici, ce que je dis est encore tout à fait compatible avec le marxis-me traditionnel, hormis de notables innovations terminologiques, mais qui ne suffisent pas pour effectuer une véritable révolution scientifique de paradigme (je prends ce terme dans le même sens que Thomas Kuhn (17)).

 

   18. Si le diagnostic marxien impliquant le passage du capitalisme au communisme était exact pour l’essentiel, il est évident qu’il n’y aurait pas à évoquer la communauté et le communautarisme. Mais il n’est pas exact, et pour beaucoup de raisons. En premier lieu, il n’est pas vrai que la bour-geoisie capitaliste devienne, à un certain point de son développement, para-sitaire comme les classes féodales et seigneuriales, qui vivent de rentes et non de profit, et qu’elle n’est plus capable de développer les forces pro-ductives. Deuxièmement, il n’est pas vrai qu’il existe des dynamiques in-ternes au mode de production capitaliste qui induisent à la constitution d’un travailleur collectif par association coopérative, du directeur d’usine jusqu’ au dernier des manœuvres. Troisièmement, il n’est pas vrai qu’il se forme au sein même de la production un general intellect potentiellement com-muniste, sans que l’on ait besoin d’y greffer des pratiques communistes et communautaires fondées philosophiquement. Quatrièmement, il n’est  pas vrai que les classes ouvrières, salariées et prolétariennes produisent pro-gressivement une conscience révolutionnaire qui désintègre le système. Cinquièmement, il est absolument illusoire que ces classes puissent être « remplacées » par de nouveaux sujets collectifs déterminées biologique-ment (les femmes, les jeunes, etc.) ou géographiquement (les paysans pauvres des pays ex-colonisés, etc.

   Je me suis borné à ces cinq points, mais j’aurais pu en mettre beaucoup plus, dix ou quinze. La réforme communautaire du communisme part de là, et non d’instances réactionnaires ou « irrationnalistes », comme le procla-ment les scientistes marxistes de toutes sortes (en Italie, l’althussérisme italien, surtout).

 

19. Il faut toutefois se garder de cacher sa tête dans le sable comme une au-truche pour ne pas voir que le vieux modèle marxiste était capable d’a-vancer une déduction scientifique ( fût-elle erronée) de la transition histori-que et politique du capitalisme au communisme, tandis que le nouveau modèle communautaire ne l’est pas, et ne recourt qu’à des arguments très faibles et tout extérieurs au sujet ( critique du productivisme, de l’« hor-reur économique », de l’individualisme anomique, exhortation à la solidari-té, etc.). Les adversaires du modèle communautaire exploitent évidem-ment cette faiblesse, qu’ils soient partisans de l’individualisme capitaliste, ou du marxisme orthodoxe. Il serait donc absurde de la dissimuler. Mais la meilleure manière de ne pas la cacher est de la revendiquer hautement, comme une force. C’est ce qu’on ne fait pas, on préfère se taire et rester tout confus. Ce n’est pas de cette façon que l’on réussira à sortir de l’im-passe où nous nous trouvons. Il faut transformer une faiblesse en force, et ne pas s’obstiner à la dissimuler avec embarras.

 

20. La transformation gestaltique (18) est ce phénomène de la perception visuelle par lequel, en regardant le même dessin, on voit les grandes oreil-les d’un lapin au lieu du bec d’une oie.

    La philosophie de la critique communiste-communautaire du capitalisme a besoin d’une transformation gestaltique radicale. C’est à la fin de cette opération que l’on devra passer au changement de l’alphabet, et Marx deviendra alors l’un des grands penseurs de cette critique, et non plus l’uni-que, et encore moins l’infaillible. Mais à cette heure, nous ne sommes pas encore en mesure de proposer un changement d’alphabet. On ne nous com-prendrait pas, on nous exclurait aussitôt.

    Cinq opérations principales sont nécessaires pour réaliser une transfor-mation gestaltique.

1)       Abandonner le prétendu matérialisme dialectique pour passer à une ontologie de l’être social.    

2)       Abandonner la théorie des cinq stades de l’évolution historique du prétendu matérialisme historique et se diriger vers une conception multilinéaire et non plus absurdement et mécaniquement unilinéaire.

3)       Primauté explicite de la philosophie sur la prétendue « science », non pas d’une manière générale, mais exclusivement dans le champ de la société et de l’histoire, et donc du communisme communautaire.

4)       Changement de perspective radicale quant à la place de Marx dans l’histoire de la pensée. Passer d’une conception « futuriste » de Marx, selon laquelle Marx aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception « traditionaliste », selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les pré-socratiques, et qui oppose cycliquement aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation, déréglée, anomique, de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la communauté.

5)       Reconstruction de l’histoire universelle comparée des peuples, sur le fondement du concept (presque absent chez Marx) de mode de production communautaire, selon ses scissions et ses recompositions toujours différentes.

 

21. On nous dira qu’il est inutile de mettre à l’ordre du jour l’abandon du ma-térialisme dialectique, puisque celui-ci est désormais un «chien mort » que personne ne défend plus. Ce n’est pas tout à fait vrai. Les systèmes scolas-tiques d’enseignement du marxisme en Chine et à Cuba continuent de le  prêcher par inertie, ce qui ne démontre pas seulement de l’inertie, mais une incapacité totale de courage et d’innovation. Le fait que le matérialisme dia-lectique, sous des formes diverses, ait été défendu par Engels, Lénine, Staline, Trotski, Mao, et de nombreux auteurs occidentaux (Sève, Geymonat, Rizakis),freine tous ceux qui croient qu’il serait impossible de penser libre-ment sans commencer par sacrifier aux sacro-saintes autorités. Mais il n’en va pas ainsi. Le grand Hegel a écrit : « Dans l’étude, la voie royale et suprê-me est de penser par soi même ».

   En résumant les choses à l’extrême : le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indis-tinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social. Mais si les membres des communautés primitives avaient tous les droits de penser ainsi, parce que leur propre survie communautaire dépendait directement et strictement de la nature et qu’elle était absolument inconcevable coupé d’el-le, les positivistes avaient un tout autre motif, qui était la primauté du modèle épistémologique des sciences de la nature dans la science de la connaissance de la société (et depuis Auguste Comte jusqu’à Althusser en passant par Engels, il y a là une continuité tragi-comique).

   Bien peu soutiennent toujours la forme traditionnelle du matérialisme dialectique, il est vrai ; mais sa néfaste influence dure encore, dans l’idée que la connaissance et la transformation de la société dériveraient de la structure conceptuelle des sciences de la nature, en unifiant tout ceci d’une manière expéditive et arbitraire sous le terme unique de « science ».

   Il n’est pas de compromis possible entre le modèle du matérialisme dialectique et le modèle d’une ontologie (exclusive) du (seul) être social. Une telle ontologie de l’être social n’est en principe ni idéaliste, ni matérialiste, et refuse par conséquent cette dichotomie inutile basée sur la gnoséologie. Par sa nature même, elle requiert une pensée de la totalité expressive (son élément idéaliste), complétée par une méthode d’examen de la structure de tel mode de production (son élément matérialiste). Georges Lukacs en a donné un premier modèle, qui doit à mon avis être modifié et perfectionné, parce qu’il s’efforce encore de maintenir cette inutile dichotomie entre idéalisme et matérialisme, et en outre de « sauver » Marx toujours et quoi qu’il en soit sans jamais reconnaître les erreurs de celui-ci, dont il « charge » le seul Engels, etc. Le meilleur modèle philosophique pour une pensée com-muniste-communautaire est donc une ontologie du (seul) être social, mais nous en sommes hélas encore bien loin.

 

22. La théorie unilinéaire obligée de la succession des cinq stades de l’his-toire universelle (communisme primitif, mode de production esclavagiste, modes de production féodal et capitaliste, et communisme comme fin de l’histoire) est aujourd’hui discréditée et complètement abandonnée. Il s’agit là d’une occidentalisation eurocentrique impropre, arbitrairement étendue au monde entier, et qui devait servir (elle l’a fait pendant au moins un demi-siècle), d’idéologie de légitimation de l’universalité du modèle russo-bolché-vique de révolution socialiste. Il ne fut pas difficile d’y ajouter le « mode de production asiatique », parce qu’il était lui-même induit de l’Ecriture Sainte : les Grundrisse (Fondements de la critique de l’économie politique) de Marx. On ajouta ensuite les modes de production « antico-oriental » (Egypte, Mésopotamie), « mesoaméricain » et «africain ». On parla de «mode de production tributaire » (Samir Amin) et de « despotisme communautaire » (Jaffe). Les études historiques de Perry Anderson finirent par faire sauter le schéma stalinien, et l’on pourrait évidemment continuer.

    Et cependant, bien qu’elle ait perdu sa légitimité, la théorie des cinq stades a continué d’exercer son influence négative, pace que le sens commun de ce qui reste des militants communistes « de base » est toujours caractérisé par l’économisme, par le déterminisme, et par la téléologie obligée. L’échafau-dage des cinq stades s’est formellement écroulé, mais il en demeure l’éco-nomisme, quant au passage d’un mode de production à un autre, et le finalis-me idéologique de la pacification finale des luttes historiques dans un com-munisme communautaire sans conflits. Le schéma de Staline est aboli, mais il reste l’idée de la « grande narration » (Lyotard) et de la sécularisation de l’eschatologie judéo-chrétienne dans le langage de l’économie politique (Lö with).

   Il faut par conséquent mener à son terme le processus d’abandon de ce schéma, et déclarer ouvertement que ce n’est pas la règle qu’il y ait une suc-cession « progressiste » évolutive du cours de l’histoire; qu’il n’est rigou-reusement pas de science de l’histoire qui soit comparable, fût-ce par ana-logie, aux sciences naturelles et à la médecine; et qu’il peut exister tout au plus, sans qu’on puisse rien prétendre d’autre, une philosophie universaliste de l’histoire sur une base ontologique qui utilise une méthode d’analyse déduite de la théorie de Marx et de ses catégories. On ne peut absolument pas aller au-delà. Comme le chien d’Esope, qui tenait dans sa gueule un morceau de viande, le lâcha pour mordre son reflet qu’il voyait dans l’eau, et de la sorte n’en mangea aucun au lieu de deux, de même, si l’on rejette la philo-sophie universaliste et ontologique de la communauté pour atteindre à la prétendue » science », non seulement on n’aura aucune science, mais on perdra aussi la philosophie qu’on avait déjà.

    Mais tout cela demande à être approfondi.

 

23. Après une réflexion de plus de quarante années, je suis arrivé à la conclu-sion bien méditée que la connaissance philosophique est supérieure à la connaissance dite « scientifique », et qu’on ne doit pas avoir la moindre honte de le revendiquer ouvertement. Evidemment que cela sonne comme un ridicule blasphème réactionnaire et irrationaliste dans les milieux dits « mar-xistes », mais tout autant d’un point de vue individualistico-capitaliste pur, lequel sur ce point (et ce n’est pas un hasard) est en général plus « mar-xiste » que les marxistes même les plus extrémistes.

   Cette formulation est de toute façon ambiguë et incorrecte ; en ce qui me concerne, j’appartiens à l’école philosophique qui considère qu’il existe une « science philosophique » (chez Aristote, Hegel, et Marx lu selon les codes d’Aristote et de Hegel), laquelle s’oppose aux philosophies basées sur la souveraineté indécidable (19) des opinions, au relativisme, à l’empirisme, au nihilisme, etc. Mais on emploie ici le langage ordinaire, où la philosophie est considérée comme une forme d’interrogation discutable sur la signification de la totalité sociale, et la «science » comme la méthode des sciences naturelles modernes depuis le XVIIème siècle, avec toutes les transitions et les lacunes internes de la médecine, de la pharmacologie, de l’astronomie, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la génétique, etc.

   Il s’agit de briser un lieu commun, qui s’est confirmé à partir du positivis-me d’Auguste Comte entre 1830 et 1850, et qui a produit dans la suite, entre 1875 et 1895, le code théorique du marxisme comme « science », que tous les marxistes conservent comme on garde l’uniforme militaire d’une guerre finie depuis longtemps. Je me rends parfaitement compte de toutes les raisons de la pesante inertie de ces habitudes qui ont la vie dure.

   En premier lieu, il semble aussitôt que l’affirmation de la supériorité de la connaissance philosophique sur celle dite scientifique (élaborée en son temps pour donner réponse au problème de la connaissance de la nature, et seule-ment de cette dernière) soit un retour à des formes de superstition, du passéisme, du conservatisme traditionaliste, etc. Quoi! Ne sommes-nous pas dans la modernité ! Comment peut-on dire de telles choses dans la moder-nité! Devant pareille tautologie, qui se donne pour un argument rationnel, l’envie me vient de répondre comme fit en son temps Roland Barthes : « Un moment vint où il m’est devenu subitement indifférent d’appartenir plus ou moins à la modernité ! » On ne pouvait mieux dire. L’orthodoxie capitaliste, l’hérésie communiste, et l’hérésie de l’hérésie trotskiste et maoïste ont toutes trois en commun la même base dogmatique : le fétichisme historiciste du progrès irréversible de la modernité, pris comme un article de foi religieuse. Mais le temps est venu de défier les faux dieux.

    En second lieu, on a souvent une peur obscure de tomber dans des posi-tions irrationalistes de mépris pour ce qu’on appelle « la science ». Mais c’est une peur infondée, induite par la pression conformiste du scientisme qui do-mine autour de nous (ici je citerai Marx : les idées dominantes sont celles de la classe dominante). La science moderne de la nature est une idéation cogni-tive merveilleuse, incomparable pour ce qui est des sciences de la nature et l’innovation et le perfectionnement technologiques, incomparable à l’égard de la nature supposée « séparée » de la sphère humaine et sociale. Mais cette merveille devient absolument inutile en ce qui concerne l’orientation de l’homme dans le monde, et la légitimation d’un choix communautaire contre l’individualisme déréglé. La connaissance scientifique est ici non seulement inutile, mais encore illusoire, parce qu’elle fait imaginer ce qui n’est pas, ce qui par nécessité décevra tôt ou tard: que la méthode scientifique pourrait  nous orienter, touchant non seulement ce qu’on appelle les « valeurs », mais aussi l’évaluation de la nature de la totalité expressive de la vie humaine, privée et/ou communautaire.

   Le tir de barrage scientiste sera terrible, on se répandra en injures et en  invectives (métaphysique, passéisme, nostalgie, traditionalisme, conservatis-me, anti-modernité, anti-postmodernité, irrationalisme, etc.). Disons-le très simplement : peut-être que ceux qui sauront résister et contre-attaquer avec succès à cette batterie d’injures « modernes » seront capables de contribuer à une nouvelle manière de penser. Mais celui qui s’épouvante et recule démontre qu’il ne parvient pas à comprendre la nature du problème culturel qui est devant nous.

 

24. On peut dire qu’en plus d’un siècle, la marxologie a bien travaillé. La grande majorité des inédits de Marx ont été publiés au siècle dernier. Il en reste, mais il est improbable qu’une image complètement nouvelle de Marx puisse sortir de la marxologie. Certains points sont désormais bien connus. Nous savons que l’on ne peut trouver chez Marx la justification du matéria-lisme dialectique. Nous savons qu’on ne peut y trouver la théorie des cinq stades préfixés du développement historique. Nous savons que la théorie de la coupure épistémologique et de la suppression de la catégorie d’« aliénation » (20) n’a aucune preuve philologique. Nous savons que Marx n’a jamais rompu avec Hegel, mais qu’il l’a métabolisé de diverses manières, et que dans ses dernières années, il alla jusqu’à se « réconcilier » complètement avec la philosophie de Hegel. Nous savons, par conséquent, qu’un marxisme anti-philosophique et anti-hégelien sont une légende née d’un positivisme attardé. Nous savons encore beaucoup d’autres choses.

    Le secret de Marx est toutefois absolument indépendant de ces disciplines nécessaires, mais tout à fait secondaires et auxiliaires, que sont la marxolo-gie, la philologie, et la citatologie justificative. Dans l’optique d’un séminaire universitaire sérieux et bien mené, elles sont les cent pour cent du problème. Dans celle d’une insertion « métaphysique » de Marx au sein d’une perception globale de l’histoire universelle prise comme un unique concept transcendantal réflexif (21), elles n’en font pas cinq pour cent, elles ne sont rien. Il s’agit en effet de choisir entre deux images holistes (22) de Marx. Marx est-il un penseur « futuriste », qui futurise Hegel et ouvre une période qualitativement nouvelle de l’histoire de la philosophie (et donc de l’« histoire historique »), ou bien un penseur « traditionaliste », qui se relie d’une façon nouvelle à une tradition antique remontant véritablement aux présocratiques grecs ( sans parler de leurs équivalents indiens et chinois): la tradition de la réaction solidariste et communautaire qui se produit justement pour contrecarrer la décomposition privative et mercatique ?

   Sur ce point l’exégèse marxologique est muette, parce qu’il est possible de tirer du texte même de Marx autant d’éléments (et d’interminables chaînes de citations) pour soutenir la thèse futuriste que la thèse traditionaliste. Et je veux bien admettre encore, non seulement que la thèse futuriste correspond mieux aux intentions subjectives de Marx, mais qu’elle ressort davantage de toute une liste de citations. Et pourtant, selon moi, si on ne rejette pas cette thèse, la crise de la validité et de l’utilité politiques et historiques de la pensée de Marx pour le présent ne pourra jamais être surmontée. Comprendre ce point crucial constitue désormais quatre vingt pour cent du problème que certains appellent celui de « Marx aujourd’hui » (23).

   Il semble à première vue que l’interprétation « futuriste » de Marx soit une simple « futurisation » dialectique de la philosophie de l’histoire de Hegel (comme par exemple chez Ernst Bloch). Cela est seulement en partie vrai, et en toutes choses, en philosophie surtout, une demi-vérité donne une entière erreur. En réalité, la thèse de la « futurisation » de Hegel par Marx suppose une évaluation fausse du même Hegel, qui fait de lui, en un certain sens, le couronnement suprême de la philosophie des Lumières. Cela n’est pas ce que je pense. Hegel n’eut certes pas à l’égard de la philosophie des Lumières une attitude de rejet ( comme tout un courant, qui va de Burke et de Maistre jusqu’à Horkheimer et Adorno) ; il l’a traitée selon sa méthode caractéristi-que de « Aufhebung » ( dépassement, où ce qui est supprimé est conser-vé).Toutefois, l’aspect principal de sa Aufhebung des Lumières fut le dépas-sement, et non la conservation, c’est à dire : la critique des fondements individualistes, et du « mauvais infini » du  mythe du progrès.            

   Au lieu que l’interprétation futuriste de Marx reste entièrement dans la sphère d’une systématisation de plus en plus dure et cohérente du mythe bourgeois du progrès, mythe idéologiquement apparenté au nouveau primat du profit (d’un type linéaire), qui se substitue au vieux primat de la rente (d’un type cyclique, parce qu’il était lié aux saisons et aux récoltes). La structure ontologique du progrès se rapporte à l’infini et à l’illimité, exactement comme celle à laquelle s’opposèrent les premiers philosophes grecs (Anaximandre, Pythagore, etc.), qui virent justement dans une telle structure ontologique la cause de la dissolution individualiste, privative, et chrématistique de la société. En outre, le futurisme de la théorie du progrès va de pair avec l’idée de l’accélération de l’histoire (excellemment étudiée par Kosellek), laquelle se rapporte au positivisme, qui voit dans la science et son application les seuls instruments pratiques possibles pour réaliser sûrement l’accélération du temps.

   Cependant, la philosophie de Hegel, prise dans son ensemble, doit être con-sidérée comme une réaction communautariste au précédent individualisme des Lumières (bien qu’il soit évident qu’elle est communautaire-bourgeoise, et non communautaire-communiste). Si au contraire on fait de Hegel  le grand continuateur et de sa pensée la synthèse des Lumières, et que Marx lui soit ( correctement) relié, il s’ensuit que la pensée de Marx apparaît comme la synthèse suprême des mêmes Lumières : depuis le mythe du progrès jusqu’à l’empirisme fondé sur l’individualisme : nous avons là toutes les conditions qui préparent la réabsorption de l’héritage marxiste dans les conceptions du monde progressistes-bourgeoises ; et c’est ainsi que l’inter-prétation futuriste de Marx conduit dialectiquement au suicide de la dialec-tique.

    L’interprétation traditionaliste de Marx que je propose renverse complète-ment la perspective, et elle n’est possible que sur la base d’une radicale transformation gestaltique. Dans l’abstrait, les conditions seraient favo-rables, à partir d’au moins deux facteurs historiques : la dérive destructrice sans limites de l’actuel hyper-capitalisme post-bourgeois et post-prolétarien, et d’autre part le bilan de la faillite intégrale du marxisme historique « futuriste » participant des Lumières et du positivisme ; mais en réalité il n’en est rien, parce que les quatre vingt-quinze pour cent de la communauté intellectuelle « marxiste » ne sont pas disposés, actuellement et pour bien longtemps encore, à abandonner le vieux modèle. Vico aurait parlé de « l’or-gueil des doctes » ; Ennio Flajano (24) aurait dit « La situation est déses-pérée, mais pas sérieuse ».

    Et pourtant, c’est dans la pensée individualiste de Thomas Hobbes, ouvertement anti-aristotélicienne, dans l’empirisme de John Locke, dans la critique corrosive de Voltaire, dans l’économie politique de David Hume et d’Adam Smith, sans fondements philosophique et communautaire et ne reposant que sur soi-même, etc., que réside l’innovation décisive de la modernité. Et c’est à une telle nouveauté empirico-individualiste (à laquelle, en dernier résultat, appartient le criticisme de Kant lui-même), que Hegel et Marx répondent, par un mouvement conservateur et communautaire, qui procède en dernière analyse de la tradition philosophique grecque.

    Si le propos est à peine entamé, je crois que par nature il est déjà compré-hensible.

 

   25. Pour résumer les choses à l’extrême, nous pouvons dire que la stratégie de Marx concerne la communauté humaine, et sa tactique la classe proléta-rienne. Ou autrement dit : le communautarisme est la stratégie, la lutte des classes la tactique. Le mouvement communiste a transformé la tactique en stratégie – ce qui était certainement inévitable dans des conditions d’alors ; c’est bien pourquoi je n’entends pas le moins du monde me laisser aller à une critique facile et pédantesque. La cause dernière de sa provisoire faillite historique consiste précisément dans la dynamique dissolvante de cette fin tactique prise pour la fin stratégique. Si l’on comprend la société commu-nautaire comme une radicalisation despotique de la lutte des classes (comme Staline, la Bande des quatre, Pol Pot, etc.) il est inévitable que ne naissent tôt ou tard des mouvements de masse de contre-révolution sociale  restauratrice, dont les couches moyennes ( les anciennes et les nouvelles) sont la base de classe.

    Le passage théorique de la lutte des classes au communautarisme n’efface donc pas les bonnes raisons historiques et sociales de celle-ci; il les insère  seulement dans une nouvelle conception de l’histoire plus cyclique et moins progressiste (c’est-à-dire, plus grecque, et participant moins des Lumières), et il ne vise surtout pas à rompre avec la meilleure part de l’héritage de Marx. Par exemple, le concept marxien de mode de production reste valable, et jusqu’à ce jour non surpassé (si on le débarrasse de ses déviations économis-tes, historicistes, déterministes, mécanistes, qui toutes finalement se  ramènent au modèle positiviste du primat d’une science sans fondements philosophiques, et à la saint-simonienne « administration des choses »). C’est pour cela qu’il faut légitimer le concept de « mode de production commu-nautaire », qui prévaut aussi bien au concept de « communisme primitif » qu’à celui de « communisme du futur » -- ce rêve individualiste, ou ce cau-chemar, de la disparition de la famille, de la société civile et de l’Etat. Personne ne l’a encore fait: cela ne signifie pas qu’on ne puisse pas le faire, ouvertement et méthodiquement.

 

26. Deux mots, pour terminer, sur le marxisme italien. Il a pratiquement dis-paru de la scène publique depuis vingt ans. Je crois qu’à l’étranger, l’on n’a pas compris à fond, même chez les italianistes, la puissance dissolvante du vieux PCI, qui a agi sous une forme narcissique, avec des personnages tragi-comiques et grotesques comme Armando Cossuta et Fausto Bertinotti, sans parler de la « reconversion » médiatique d’anciens extrémistes comme Soffri, etc., en propagandistes de l’empire américain et du sionisme. Le pays de Labriola et de Gramsci est aujourd’hui l’un de ceux où l’héritage de Marx est plus ridiculisé et marginal. Je sais bien qu’il en est de même en France, mais à un moindre degré, je le crois. 

   Qui est aujourd’hui le plus grand marxiste italien vivant ? Question de café du commerce, mais si je devais y répondre, je dirais que c’est Domenico Losurdo. Losurdo maintient la relation entre Hegel et Marx (bien qu’il la présente comme du réalisme politique et une justification historique), la critique de l’impérialisme, la légitimité géopolitique de la défense contre l’impérialisme américain, la condamnation du sionisme, etc. Il s’agit là d’aspects   «fondamentaux», et à cet égard il serait souhaitable que s’achevât l’époque tragi-comique de Bertinotti, ce destructeur confus et narcissique. Et Lossurdo et ses idées sont, honnêtement, le « moins pire ».

 

27. Cela dit, sans aucune hypocrisie et fausse modestie, je ne cache pas que je me considère comme un penseur dans l’ensemble meilleur et plus profond que Losurdo, par une meilleure « radicalité » critique touchant l’héritage phi-losophique du passé (les grecs, Hegel, et Marx surtout). C’est pour cette raison qu’abstraction faite de ma reconnaissance par autrui (qui est nulle, de toute façon), je devrais dire que le meilleur penseur italien d’orientation marxiste, c’est moi. Tu comprends bien qu’il n’y a ni paranoïa ni mégalo-manie dans cette conviction, mais une simple évaluation du travail que j’ai accompli depuis presque trente ans. Les textes parlent d’eux-mêmes, si on veut bien les lire.

   Cependant, je suis condamné à la solitude et à l’exclusion. Je me moque de la diffamation, elle m’est indifférente ; mais ce qui, psychologiquement, ne m’est pas indifférent, c’est le manque de toute défense publique de la part de ceux qui me connaissaient bien, comme Lossurdo lui-même, qui n’a pas eu un mot en public, mais pas un seul, pour me soutenir, bien qu’en privé, par téléphone, il m’ait assuré plusieurs fois de son insignifiant et « platonique » soutien. Il n’y a pas d’issue. Je ne peux renoncer à des convictions qui sont les miennes, qu’elles soient justes ou erronées, pour pouvoir accéder à l’au-dience du politiquement correct de gauche. Le politiquement correct de gauche veut à tout prix qu’on lui dise que la modernité est irréversible, que Marx est quelqu’un de bien parce qu’il est placé à l’avant-garde du futu-risme, qu’il ne reste plus rien des grecs si ce n’est des sujets d’études pour  doctes à perruque poudrée, que Berlusconi est l’équivalent médiatique du fascisme éternel, que la dichotomie droite/gauche est un dogme indiscutable et un article de foi, que l’antifascisme est toujours valable en l’absence même évidente de fascisme, que la religion n’est qu’un truquage des prêtres fondé sur l’ignorance des simples, que la géopolitique est une invention des fas-cistes, qu’il suffit d’ un contact avec Alain de Benoist pour être contaminé, etc.

    Comme tu le vois, si j’acceptais ce code traditionnel du politiquement correct, peut-être pourrais-je « retourner » partiellement  dans le cirque (ou le milieu, comme disent les marseillais), mais je devrais me suicider en tant que penseur radical et original.

    Tu m’excuseras de ce texte trop long. Mais j’ai tenu à l’écrire, cher B., pour perfectionner ta connaissance de ma pensée, dont tu as déjà une idée puisque tu m’as traduit. Je t’en suis reconnaissant au delà de ce que tu peux imaginer, parce que, pour des raisons personnelles, je m’estime encore plus attaché à la France qu’à l’Italie.

Je etc.          

                                                                                                    Costanzo.

 

Notes :

* On aura noté ce terme employé par Costanzo Preve, s’accordant parfaitement avec sa conception d’une « ontologie de l’être social » qui n’est « ni matérialiste, ni idéaliste ». v. § 21    

 

1) Preve emploie l’adjectif. mercatistico, néologisme qu' il dérive de " mercatistica", nom qui correspond en italien à la " mercatique", ce mot que les défenseurs du français  proposent pour

" marketing", mais qui signifie plutôt "l'étude de la commercialisation", que la " commer-cialisation"; mais il donne à "mercatiste" ( mercatistico) un sens très large , qualifiant par ce néologisme, la tendance du marché à s'accroître et à dominer sur la société, à devenir une économie artificielle qui prévaut contre tout.

2) Ce dernier caractère provient de la philosophie de Kant. V. infra, à propos de Kant.

3) Allusion au subjectivisme actualiste de Giovanni Gentile  (1875-1944).

4) Le livre de Ci Ji-Wei De l’utopie à l’hédonisme, dialectique de la Révolution en Chine », traduit en italien en 2002, n’existe pas en français, mais on peut prendre connaissance des idées de l’auteur par un article paru en 2008 dans le n° de janvier de la revue « Diogène » : La crise morale de la Chine post-maoïste

5)1973-76. Cette période coïncide très exactement avec les trois dernières années de la vie de Mao Zedong. Celui-ci, dans ses derniers mois, déjà à demi paralysé, lança encore, au prin-temps de 1976, une campagne de « critique des vestiges du droit bourgeois dans le régime socialiste » et rappela que « la bourgeoisie était dans le parti ».

6) « Il y a autoréférence quand le discours se prend lui même comme référent ». (Diction-naire de philosophie de Christian Godin, Fayard, 2004)

7) (1917-1994) Important essayiste, poète, critique littéraire et traducteur italien. Fut lié entre autres à Eugenio Montale et à Pasolini. Traducteur de Ramuz, de Proust, de Brecht, de Goethe, de Simone Weil, etc.

8) Allusion à la « ruse de la raison » selon Hegel.

9) Maxime chinoise taoïste en quatre caractère (Yin fen wei er), que Mao Zedong aimait à répéter dans ses articles, discours, et essais philosophiques, pour résumer et en quelque sorte « siniser » la dialectique marxiste. (v. De la contradiction (1937), De la juste solution des contradictions au sein du peuple (1957), etc, in Cinq essais philosophiques, Editions en langues étrangères de Pékin, 1971).

10) Evidemment, en français dans le texte.

11) Gianni Vattimo, (né en 1936 à Turin) est un philosophe et homme politique italien, ancien élève de Luigi Pareyson. Il a introduit en Italie la pensée de Karl Löwith et de Hans-Georg Gadamer. Chargé de la chaire d'herméneutique philosophique à l'Université de Turin, il est considéré comme un représentant typique de la post-modernité. Ancien membre du Parti Radical Italien, il a été de 1999 à 2004 membre du Parlement européen, élu sous les couleurs des Démocrates de gauche. Il est réélu en 2009 sous l'étiquette de l'Italie des valeurs.

12) Gender studies (études de genre) :« Apparues dans les années 70 aux États-Unis, les gender studies ont profondément renouvelé l'étude des rapports homme/femme en posant que la différence de sexe est une construction sociale. » (Sandrine Teixido, in «  Sciences humaines.com »)

13) Le Parti Communiste Italien s’est dissous lui-même en 1991 pour devenir le Parti des Démocrates Sociaux.

14) En italien: « Mains propres »

15) Mario Segni (né en 1939) en Sardaigne, est un homme politique italien issu de la Démocratie chrétienne. Député européen de 1999 à 2004 dans le groupe Union pour    l’Europe des Nations, après avoir fondé «  Le Pacte », allié avec l’ «  Alliance nationale » en 1999. En 2003, il a préféré s’allier avec un Libéral-démocrate, Carlo Sco-gnamiglio, pour fonder le Parti des Libéraux-démocrates, qui a repris le symbole du Pacte.

16) Hosea Jaffe est né au Cap en 1921. Mathématicien, militant anti-apartheid, il est l’auteur de nombreux livres sur l’histoire de l’Afrique, le colonialisme et le système économique mondial. Il a enseigné en Afrique du Sud, au Kenya, en Éthiopie, en Grande-Bretagne et au Luxembourg. En 1943, il a été l’un des co-fondateurs du Non European Unity Movement, organisation anti-apartheid et anti-impérialiste.

17) L’épistémologie de Thomas Kuhn (1922-1996), s’attache au problème du remplacement par un paradigme supérieur des théories scientifiques imposant leur cadre et leur contenu pendant un temps déterminé ; paradigme est un terme platonicien synonyme d’ « idée », de « forme », et repris au sens de « modèle ».

18) Selon la Théorie de la forme, élaborée par Köhler (+1967), Wertheimer (+1943) et Koffka (+1941), une perception n’est pas un ensemble de sensations agglomérées, mais d’emblée la saisie d’une totalité – ainsi que le montrent les illusions d’optique.

19) Se dit proprement en logique classique d’une proposition dont on ne peut établir ni le caractère contradictoire ni le caractère non-contradictoire avec l’ensemble de la théorie dont elle fait partie. Derrida en a fait l’outil de sa « théorie et pratique de la déconstruction », l’indécidabilité perdant son caractère de singularité logique pour devenir la règle commune des mots et du sens. L’équivoque et le flottement des termes subvertissent radicalement la hiérarchie du Logos.

20) C ‘est la théorie de Louis Althusser

21) Souligné par le traducteur.

22) Terme à prendre ici dans un sens logique et méthodologique de « relatif au tout, à l’en-semble » (de l’œuvre).

23) C’est l’objet, par exemple, de la revue française « Actuel Marx ».

24) Ennio Flajano (ou Flaiano) (1910-1972) a notamment collaboré aux scénarios de I Vitelloni, La dolce vita, et Huit et demi, de Federico Fellini. Une de ses boutades est parti-culièrement célèbre en Italie : « En Italie, les fascistes se divisent en deux camps : les fascistes, et les antifascistes ». Pasolini l’a reprise allusivement dans les titres de deux articles sur « Le fascisme des antifascistes » réunis dans ses Ecrits Corsaires (1975).