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06/07/2015

Sortie du numéro 70 de Rébellion

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ÉDITORIAL

>Le Peuple n'a pas dit son dernier mot !

HÉRITAGE

>La Commune n'est pas morte !

Hommage de Rébellion et de l’OSRE 

IDEES

>"A nos Amis" du Comité Invisible/

Manuel de l’activiste en temps de crise des idéaux par Thibault Isabel 

>Ouvrons le Débat/ De l'abolition du salariat par Lisa

>Libérons le travail du salariat !

ANALYSES

>Leçons de l'échec du mouvement "Manif Pour Tous" par Patrick Visconti

REFLEXIONS

>L'écologie ou la logique de l'Oikos par les Antigones

>Une révolution intérieure...pour faire avancer notre idéal ? par Alaric Levant

CULTURE

>Racines européennes/ Le Wandervögel 

acquis et prolongements révolutionnaires par Dazibao

>Art/ Le Land Art, Art & Nature par Ellie L.

 

Commande 4 euros (port compris) :

Rébellion c/o RSE BP 62124 31020 TOULOUSE cedex 02

Contact : rebellion_larevue@yahoo.fr

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15/02/2015

Le populisme américain

Quarto stato.jpg

 

Parmi les mouvements de révolte et de contestation que connurent les Etats-Unis au cours de leur histoire, le populisme agraire constitue certainement en lui-même le mouvement le plus important et le plus marquant, mais aussi sans doute celui qui eut la plus grande postérité, fût-elle indirecte. Accessoirement, il exprima mieux que n’importe quelle autre mouvance politique le caractère essentiel du peuple américain, son génie propre, dans ses aspirations et sa vision du monde comme dans ses irréductibles contradictions.

Apparu dans les dernières décennies du XIXe siècle, dans les Etats du sud et du Middle West, il traduisit la protestation des petits exploitants agricoles face à l’industrialisation massive et la modernisation de l’économie. Les couches paysannes se sentaient en effet victimes des progrès techniques en cours, non pas pour ce qu’ils représentaient en eux-mêmes, mais parce qu’ils favorisaient selon eux une concentration du capital entre les mains de riches propriétaires ou de spéculateurs fortunés. Les tarifs prohibitifs des chemins de fer contribuaient tout particulièrement à la ruine progressive des petits exploitants, qui se rassemblèrent alors dans des Granges, c’est-à-dire des coopératives censées leur permettre de rivaliser avec les plus gros cultivateurs. Les Grangers se sentaient menacés économiquement, mais aussi moralement et spirituellement, dans leur mode de vie traditionnel. Plus que tout attachés à leur indépendance, héritée de la période des pionniers, ils voyaient d’un très mauvais œil se profiler le spectre d’une société où les travailleurs indépendants seraient de moins en moins nombreux, remplacés par des salariés au service de grands patrons. En plus d’une crainte économique immédiate de déclassement, c’est donc une sorte de crispation identitaire assez compréhensible qui guida leurs revendications : ces citoyens, qui avaient passé toute leur vie dans une autonomie presque complète, et qui voyaient dans cette autonomie même la plus grande dignité d’un homme (ainsi que la vertu princeps du fameux « rêve américain »), commençaient à comprendre que leurs enfants ne jouiraient probablement plus du même statut qu’eux, qu’ils seraient ravalés à un rang proche à leurs yeux de celui du serf : le salariat. C’est cela que devait originellement signifier la sacro-sainte « liberté américaine » : jouir de soi librement, en profitant du fruit de son travail, sans devoir s’aliéner économiquement au service d’un autre et y perdre sa responsabilité individuelle.

Le populisme ne fut pas pourtant le seul fait de couches paysannes, bien que les agriculteurs constituèrent indéniablement les gros bataillons de leurs partisans. On trouva également à leurs côtés des mineurs, des socialistes chrétiens, les membres de sectes puritaines et beaucoup de femmes des milieux modestes. Mais si le populisme fut aussi représentatif de la mentalité américaine, c’est qu’il ne fut jamais un mouvement révolutionnaire. Certes, il se voulait farouchement contestataire et s’opposait avec ferveur au développement du grand Capital. Mais, profondément conservateur à d’autres égards, il ne remit jamais en cause les valeurs fondamentales de la démocratie américaine, et les porta même au plus haut. Le populisme ne fustigeait pas la « corruption » et le « manque de bon sens » des élites pour remettre en cause la démocratie ; il prétendait au contraire « sauver » la démocratie de ceux qui en avaient une conception trop faible, trop élitiste, justement, et qui restaient délibérément sourds aux revendications du peuple. Le populisme incarnait donc une sorte de « réformisme radical » : il fut « réformiste », car il se montra désireux de préserver le régime en place, et même d’en renforcer les assises, mais il fut aussi « radical », car il se montra violemment hostile au développement du marché et de la spéculation. Quoi qu’il en soit, il se tint évidemment à l’écart du marxisme, dans le sens où il demeura toujours l’expression de petits agriculteurs qui, pour être modestes, n’en étaient pas moins des propriétaires, et se battaient même précisément au nom de la défense de leur propriété. Ils estimaient seulement que cette propriété était un droit pour tout homme, qu’elle le rehaussait dans son humanité, et qu’il n’était pas sain que quelques exploitants ou spéculateurs s’arrogent la possession de toutes les terres. Au-delà des revendications morales, toutefois, il importe bien de comprendre que le populisme exprimait aussi, et peut-être avant tout, une inquiétude intéressée et concrète : la peur de disparaître, pour toute une classe sociale, et la hantise de sombrer dans la misère.

Le Parti du Peuple, ou People’s Party, fut le principal organe d’expression du mouvement populiste. Il fut fondé à Saint-Louis, en 1892, au jour anniversaire de la naissance de George Washington. Le but des activistes était de fonder une organisation rivale des deux grands partis établis, Républicain et Démocrate. Le préambule de son document fondateur illustre bien la dimension morale de la révolte populiste, et l’angoisse quasi apocalyptique de voir un monde s’effondrer sous le poids de la corruption (n’oublions pas que l’Amérique profonde fut, et est encore, très marquée par le protestantisme) : « Nous nous réunissons au milieu d’une nation qui s’est trouvée conduite au bord de la ruine morale, politique et matérielle. […] Une vaste conspiration contre l’humanité a été fomentée sur deux continents et prend rapidement le contrôle de l’ensemble du monde. » Le postulat de la décadence nationale et d’une sorte de complot planétaire fomenté par des élites irresponsables peut agacer à plus d’un titre ; il dénote une sorte de manichéisme prophétique, où les « bons » paysans protestants, humbles et vertueux, se trouvent menacés par de « mauvais » intellectuels occupant les plus hautes sphères de l’Etat, et imbus de leur supériorité arrogante. Mais le populisme était un mouvement effectivement populaire, et l’on ne pouvait s’attendre à ce qu’il formule ses idées sur un autre ton que celui-là. S’il fut si typiquement américain, y compris dans sa vision du monde millénariste et passablement paranoïaque, parfois, c’est qu’il était issu de l’Amérique profonde, à tel point imprégnée de la mentalité des Pères fondateurs et de la « Destinée Manifeste » attachée à ces « élus de Dieu » venus chercher leur « Terre promise » sur le nouveau continent pour échapper à la « corruption de la Vieille Europe et de ses aristocraties déclinantes ».

Mais, indépendamment de la forme prise par l’indignation populiste, il faut prendre soin d’en écouter le fond. L’opposition entre les « bons » et les « mauvais » était peut-être excessivement tranchée, mais elle recouvrait des revendications politiques plus complexes. Les populistes américains opposaient deux peuples, celui d’en haut, constitué par « ceux qui trouvent leurs moyens d’existence sans travailler à la sueur de leur front », et celui d’en bas, constitué par « ceux qui exercent leur labeur pour gagner leur vie », selon les termes de William Manning, qui fut un des fermiers leaders du mouvement, dans la Nouvelle-Angleterre. Les populistes défendaient de façon caractéristique une idéologie de « producteurs ». Ils se dressaient contre les grands monopoles capitalistes et les spéculateurs au nom de la vertu d’un travail modeste et rigoureux. Ils voyaient dans le travail une forme d’émancipation, et plus encore de responsabilisation de l’individu face à l’âpreté du réel, mais méprisaient le luxe et l’oisiveté, considérant qu’ils corrompent les âmes. Ils n’avaient donc pas de mots assez durs pour le carriérisme et l’appât illimité du gain, pour cette pléonexia (ce « toujours plus ») que fustigeait déjà Aristote et que critiquera souvent à son tour le christianisme.

Le People’s Party a choisi d’emblée le registre de la respectabilité, en dénonçant la tyrannie des élites et des grandes fortunes, mais en adoptant une stratégie électoraliste et légaliste plutôt que violente. Dans sa démarche, il faisait involontairement écho aux idées pacifistes de Proudhon, pour qui un peuple doit toujours lui-même prendre conscience de la gravité de sa situation et assumer courageusement ses responsabilités, tandis qu’une révolution, imposée par une minorité agissante, ne fait jamais qu’imposer les réformes de l’extérieur ; or, le populisme attendait un réveil authentique du peuple qu’il prétendait servir et représenter, et c’est de ce réveil seulement qu’aurait pu naître un nouvel essor moral. Le People’s Party affichait ouvertement un soutien sans faille au credo de Thomas Jefferson, qui voulait que la responsabilité d’un peuple soit le criterium ultime de la politique et qu’il n’y ait rien de pire que d’infantiliser une population en agissant à sa place, en niant sa liberté et sa spontanéité (Proudhon disait quant à lui qu’un peuple qui, dans sa majorité, n’aurait pas envie de se défaire lui-même du joug de ses tyrans ne mériterait pas vraiment d’être libre, car il ne pourrait tirer le moindre bénéfice de cette liberté, si on la lui offrait toute faite). Le People’s Party s’identifiait plus encore à la figure du général Andrew Jackson, président plébéien qui, dans les années 1920, à la suite de Jefferson, mais avec une verve amplifiée, avait déjà voulu « sauver la République » du « pouvoir corrupteur de l’argent », dans le droit fil de l’esprit de la Déclaration d’Indépendance. Dès lors, il fallait croire en la possibilité d’une victoire électorale et en la capacité de l’électorat à traiter intelligemment ses propres affaires, pour peu qu’on l’aide à ouvrir les yeux.

Le populisme ne fut jamais réellement doté d’un corps doctrinal cohérent. Ses chapelles étaient multiples, et, surtout, ses leaders étaient tout sauf des théoriciens. Au fond, sa principale caractéristique fut de combiner une défense acharnée de la propriété avec un égalitarisme radical, tout en étant inspiré au plan religieux par les valeurs du protestantisme (d’ailleurs en plein renouveau, dans les années 1880 et 1890). Enthousiasmés par les espoirs d’égalité qu’avait fait naître la guerre de Sécession, à laquelle nombre de populistes avaient participé, puis déçus par l’évolution sociale et économique du pays, les paysans trouvèrent dans la contestation politique une forme d’exutoire à leur mal-être : ils voulurent faire en sorte que chacun puisse jouir d’une terre à cultiver, et que nul ne puisse s’approprier abusivement la terre des autres, en exploitant la force de travail de ses salariés sans plus avoir besoin de mettre soi-même la main à l’ouvrage.

Un certain racisme parcourut certains de leurs mouvements, comme c’était d’ailleurs très souvent le cas à l’époque, dans la plupart des milieux, aux Etats-Unis aussi bien qu’en Europe, y compris au sein des factions les plus progressistes (il suffit pour s’en convaincre de relire les textes consacrés par tant et tant d’auteurs socialistes du XIXe siècle aux capitalistes juifs, par exemple, où les critiques politiques adressées à la classe bourgeoise prenaient un tour intrinsèquement ethnique, sous prétexte que bien des juifs avaient fait fortune au fil du temps ; à ce régime-là, les populations maghrébines qui vivent aujourd’hui dans les pays occidentaux, et qui connaissent un taux de chômage si élevé, auraient, elles aussi, raison de céder au racisme anti-blanc). Pour autant, les populistes affichèrent à certains égards une attitude plus ouverte : ils soutinrent par exemple les fermiers noirs, bien qu’ils s’abstinrent de prendre leur défense sur le plan de l’exercice effectif de leur citoyenneté. Ils furent aussi parmi les premiers à soutenir le vote des femmes, d’autant que celles-ci comptaient parmi leurs soutiens les plus fervents.

Lors de l’élection présidentielle de 1892, le candidat populiste, James Weaver, ne put recueillir que 8% des suffrages, concentrés surtout dans le Colorado, l’Idaho et le Nevada, où il obtint la majorité des votes. Aux élections législatives de 1894, le People’s Party améliora ses résultats, passant d’un million de suffrages à 1 500 000. Cette progression ne lui permit pas cependant de jouer un rôle politique important, et le soutien accordé à William J. Bryan, lors des élections présidentielles de 1896, 1900 et 1908, divisa le parti et resta sans succès.

Les raisons de cet échec sont multiples. La principale d’entre elles est probablement que le mouvement n’est jamais parvenu à étendre son électorat au-delà de ses sphères d’influences paysannes initiales. Il échoua à conquérir un électorat plus urbain, et, en voulant modérer son discours pour séduire de nouveaux électeurs (le People’s Party renonça ainsi à promouvoir le vote des femmes et la nationalisation des chemins de fer), il perdit peu à peu son noyau dur de militants. Le fait est qu’au moment où la révolte populiste s’est amorcée, la lame de fond de l’industrialisation avait déjà déferlé sur l’Amérique et que le sursaut d’orgueil des couches paysannes fut très vite, au regard des autres couches sociales du pays, un combat d’arrière-garde… Les mentalités avaient commencé à changer ; une idéologie de consommateurs commençait progressivement à l’emporter sur une idéologie de producteurs ; le discours austère et frugal des Grangers n’avait plus de quoi séduire les nouvelles générations.

Le populisme a aussi été contré par les grands partis politiques en leur inspirant un nouveau mode de discours, plus hargneux et anti-élitiste. Cette tactique a été adoptée par le président démocrate Stephen G. Cleveland dès 1892-1893, ce qui ne l’empêcha pas de renoncer à ses professions de foi populistes électorales en tournant casaque très rapidement pour réprimer les grèves ouvrières de Chicago. En un sens, les partis Démocrate et Républicain doivent très largement au People’s Party la rhétorique flagorneuse et manichéenne qu’ils continuent encore pour l’essentiel de mobiliser à chaque élection.

Ce n’est sans doute pas le meilleur aspect du populisme qui a pu traverser les années, en somme ; là où le fond de son discours s’est abîmé dans les oubliettes de l’histoire, victime du cours du temps et des nouvelles aspirations libérales, la forme complaisante et autosatisfaite de sa propagande n’a plus jamais cessé de faire des émules, donnant lieu finalement aux surenchères médiatiques les plus ridicules et les plus pathétiques. Pour être élu, les candidats aux élections présidentielles américaines doivent absolument gommer en eux tout signe extérieur de raffinement, de culture et de bon goût, et étaler un sens pratique tout paysan, ainsi qu’une haine farouche – mais le plus souvent factice – de la technocratie. Ils doivent paraître populaires, et c’est sur leur modèle que se forment les nouvelles techniques de marketing électoral appliquées dans tous les pays occidentaux. Mais les aspirations populaires, quant à elles, si tant est qu’on accepte de définir comme authentiquement populaires les aspirations qui furent celles du peuple d’autrefois, ont presque complètement disparu, ensevelies sous les désirs des masses de consommateurs. Il ne reste plus aux contemplateurs nostalgiques qu’à se tourner vers l’histoire, à observer les derniers soubresauts d’un monde qui s’est éteint, et à se dire que, sous l’édifice branlant du monde actuel, demeurent encore les ruines d’une civilisation dont les fondations, un jour, pourront peut-être à nouveau servir…

Thibault ISABEL

Bibliographie indicative :

Guy Hermet, Les populismes dans le monde, Paris, Fayard, 2001

Lawrence Goodwyn, The Populist Moment, Oxford University Press, New York, 1978

Robert C. McMath, Jr., American Populism : A Social History (1877-1898), Hill and Wang, New York, 1992

 

26/09/2014

Pierre Le Vigan : Chronique des temps modernes

Le travail créatif contre l’aliénation par le travail

Avec Chronique des temps modernes (qui reprend et élargit en fait Le front du cachalot, paru en 2009), Pierre Le Vigan livre un ouvrage foisonnant, qui aborde une multitude de thèmes aussi bien politiques et anthropologiques que cinématographiques, littéraires et psychologiques. A travers une foule abondante de pensées, de méditations et d’aphorismes, l’auteur dresse une sorte d’inventaire critique général de la modernité. Pourtant, il ne sombre jamais dans la nostalgie pure et simple du passé ; et l’on peut même dire au contraire que l’avenir ne cesse d’éclairer le livre, comme un horizon porteur de sens, offert à qui prendrait encore la peine de se soucier de lui.

A côté de ce qui enracine, en somme, existe aussi ce qui meut. En même temps qu’un homme puise sa source dans son passé, il agit pour l’avenir. Cela fait écho en quelque sorte à la distinction opérée par Hannah Arendt entre « ce que je suis » et « qui je suis ». « Ce que (je suis), dit Pierre Le Vigan, regroupe mes appartenances, mon identité, ma provenance. Qui (je suis), c’est ce que je fais, mes actes, l’acteur que je suis : c’est moi-même en tant que je me découvre dans mon expérience. » Cette dualité parcourt à vrai dire l’ensemble de l’ouvrage, judicieusement tiraillé entre le respect pour ce dont on hérite et l’enthousiasme pour ce qu’on tente de construire. Par là, le propos d’ensemble tranche assurément avec un simple discours anti-moderne ou traditionaliste. Critiquer la modernité et respecter la tradition ne sauraient signifier qu’on momifie ce qui est mort pour le préserver tel quel dans l’éternité.

Reste que notre époque nous donne souvent de quoi nous lamenter. « La perte des repères et des normes est ce qui crée la souffrance sociale, souffrance dont ceux qui ont encore des repères sont les premières victimes. » Partout à l’entour, on peut voir les stigmates d’un monde déstructuré. Les contemporains vivent dans une sorte de chaos représentationnel, dans un nihilisme des valeurs et des émotions, qu’ils tentent péniblement de compenser par une frénésie artificielle et exaltée. Mais de tels processus de compensation ne peuvent durer qu’un temps, car, après la frénésie, vient l’épuisement. « Le rapport de l’homme au temps a changé. Les problèmes doivent être résolus instantanément. L’homme vit à flux tendu : les décisions ne peuvent être reportées. Le vécu du temps devient moins un vécu de la durée qu’un vécu de l’urgence. Cela ne vas pas sans une certaine ivresse, mais aussi sans les retombées de celle-ci : dégrisement, lassitude, épuisement. D’où des stratégies de ralentissement du temps, comme la dépression […]. » Le paradoxe est en somme que « plus les chemins de fer avancent, moins il y a de bitards », comme disait Mérimée. En d’autres termes, plus il y a de progrès, moins il y a de poésie et de joie de vivre. La modernité triomphante n’a été à bien des égards que l’aboutissement d’un long processus de déclin de la civilisation.

Cet effondrement a toutefois un nom, qui est en même temps une cause : l’économisme. Si nos repères s’étiolent, si le sens est absent, c’est en effet que nous nous abîmons purement et simplement dans le matérialisme économique, qui nous fait oublier la dimension proprement existentielle de notre être. « Selon Bernard Stiegler, la société de consommation tue la capacité de s’aimer soi-même. Elle noie chacun dans une foule fascinée et sidérée par les objets et empêche les constructions d’identités propres à chacun. En annulant le rôle des environnements proches, la société de consommation prive chacun de passé tout comme d’avenir, et nous met dans un état d’absence à soi. »

Notre problème n’est donc pas seulement déterminé par le capitalisme, comme tendaient à le penser les marxistes orthodoxes. Car ce ne sont pas uniquement les rapports de production matériels qui induisent notre mal-être : c’est d’abord et avant tout la mentalité dominante de notre époque, qui nous voue au « toujours-plus » plutôt qu’au « toujours-mieux ». Nous privilégions le quantitatif plutôt que le qualitatif, et nous en oublions de vivre. C’est pourquoi Thierry Maulnier avait raison de dire : « Faîtes du sport, vous ne vivrez pas plus vieux, mais vous vivrez plus jeune. » Il faut rapprendre à bien vivre, au lieu d’être obsédé par l’accumulation. Pour autant, le capitalisme demeure l’une des expressions de cette mentalité quantitativiste, et c’est bien en ce sens qu’il doit être combattu. « Pascal Bruckner, dans Misère de la prospérité. La religion marchande et ses ennemis (Grasset, 2002), […] critique moins le capitalisme que l’économisme. Critiquer le capitalisme comme effet d’une mentalité plutôt que comme une cause : il n’y a rien à dire contre cela. On ne peut être anticapitaliste sans critiquer l’économisme. » Le capitalisme renforce la mentalité quantitativiste du monde moderne. En même temps qu’il constitue une expression de cette mentalité, il constitue donc aussi un facteur essentiel de son expansion. Le capitalisme crée une société où tout le monde se trouve enferré malgré lui dans des modes d’existence nihilistes, c’est-à-dire dépourvus de sens. Et le lieu principal de cette aliénation n’est autre que le travail.

L’aliénation par le travail fait l’objet de très belles analyses tout au long du livre, comme dans cette page consacrée à Robert Kurz, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle (Manifeste contre le travail, Léo Scheer, 2002). « La thèse est simple : le travail ne s’oppose pas au capital comme le croit un marxisme primaire, mais est transformé par le capitalisme en pur facteur de production et en ressource à valoriser. L’essentiel serait donc la critique de l’aliénation par le travail. La cause est entendue et les situationnistes avaient déjà critiqué tant le travail que le fétichisme de la marchandise, critique toujours actuelle. Mais le passage d’une critique du capitalisme à la critique du travail soulève deux objections. Elle aboutit à minimiser, voire estomper l’enjeu dont le travail est l’objet quant à la valeur qui lui est affectée et à la répartition de ses fruits. En d’autres termes, elle estompe les enjeux de classe – qui sont bel et bien réels. En outre, […] à nier les que le travail soit un invariant anthropologique, à nier ses aspects positifs de constituant d’identité, à le critiquer d’une manière radicale, on se condamne à ne pas voir les excès réels de la pression du travail, l’aliénation propre non au travail mais au salariat. On se condamne aussi à ne pas réfléchir sur les conditions de travail à changer. Ces critiques du travail […] font l’impasse sur la vraie question : restaurer la joie par le travail, lui donner une dimension créatrice, lui donner une place qui soit plus équilibrée par rapport au temps hors travail […]. »

Le travail n’est pas une mauvaise chose, en lui-même : voilà une belle leçon héritée du monde ancien ! Mais, précisément parce que le travail structure et anoblit l’homme, il doit conserver sa dimension qualitative, sous peine de devenir aliénant et d’opprimer l’âme. Le travail moderne signe trop souvent la fin de toute aspiration élevée, au nom d’exigences rentabilistes abêtissantes. C’est ce que disait par exemple Henry David Thoreau, qui s’affirmait ainsi comme un critique radical, non pas du travail, mais de l’aliénation dans le travail. Comme tous les critiques du travail, c’était d’ailleurs un grand travailleur ! Il soutenait que l’argent devient de nos jours le seul moteur du travail, alors que nous devrions plutôt travailler par goût de ce que nous faisons. Pierre Le Vigan cite un texte de 1863 : « Le but recherché par un travailleur ne devrait pas être de gagner sa vie, d’avoir un bon travail, mais de bien accomplir une certaine tâche. En outre, d’un simple point de vue pécuniaire, la ville ferait des économies en payant suffisamment ses employés de façon qu’ils n’aient plus l’impression d’accomplir leur travail pour de basses considérations, c’est-à-dire simplement pour gagner leur existence, mais pour un but scientifique, voire moral. N’embauchez pas un homme qui fait un travail pour de l’argent, mais plutôt celui qui l’accomplit parce qu’il aime sa tâche. »

Cela revient à dire que le bon travail, en fait, n’est autre que le travail libre, par opposition au salariat. Le bon travail ressemble beaucoup à ce que les Romains appelaient l’otium, que l’on traduit généralement par « temps libre ». Mais il faut bien comprendre que le loisir ainsi entendu n’avait rien à voir avec l’indolence. C’était une véritable activité, dont on s’acquittait à des fins constructives. « Dans son sens premier, le loisir était un temps pour l’étude (scholè). Tandis que le temps libre, notion plus large, était l’otium, ce qui implique l’idée d’une disponibilité, d’une ouverture. Chez les Romains, […] l’otium est le temps du repos. Non un temps de la paresse, mais un temps pour réparer la fatigue. Le loisir doit être honorable, comme le dit Cicéron à Atticus. […] Pour Sénèque (Ier siècle de notre ère), le temps du loisir doit se soucier des affaires publiques. Ce n’est pas un temps pour l’individualisme et le repli sur soi. Selon Sénèque encore, l’esprit meurt de trop de repos. »

L’homme moderne manque en définitive de loisir, de liberté et d’enthousiasme dans son travail tout comme il manque de travail, de structure et d’abnégation dans ses loisirs. Le capitalisme nous aliène à travers un salariat oppressant dévolu à la seule rentabilité, tandis que le déclin de la sphère publique nous abandonne à l’individualisme durant nos périodes de temps libre. Nous perdons à la fois le sens du travail bien fait et celui de l’action communautaire spontanée. Autant dire que nous perdons en fait notre rapport au sens tout court, car plus rien ne peut avoir de sens lorsqu’à la fois le travail et le temps libre sont ainsi désincarnés. Lire le livre de Pierre Le Vigan est donc une bonne manière de passer son temps libre. C’est un antidote au spleen et au désoeuvrement, un baume apposé sur les plaies mortifères de la modernité.

Thibault Isabel

 > Pierre Le Vigan, Chronique des temps modernes, La Barque d’Or, 236 p.

02/03/2013

Entretien de Rébellion avec Que Faire ?

 

La revue Rébellion a fêté ses 10 ans ! Une décennie de combat contre le système sous toutes ses formes. L’occasion pour QUE FAIRE d'interroger l'équipe qui pilote le journal...

QUE FAIRE : Actuellement, Rébellion c'est une équipe de combien de rédacteurs ? D'abonnés ? De lecteurs ?

Louis Alexandre : En 10 ans, nous n'avons pas chômé. L'équipe de rédaction est constituée de quelques camarades présents depuis l'origine qui assurent bénévolement les indispensables tâches militantes permettant à Rébellion de poursuivre sa lutte.

Sans cette équipe, le journal n'existerait pas. Peu de personnes savent la masse de travail que représentent la rédaction et la collecte des articles, la maquette, la gestion de l'impression et de la diffusion, le secrétariat d'une revue.

Mais je pense que cet engagement est payant. Pas de manière vulgairement matérielle, mais par le simple fait qu'il nous tire vers le haut. Il nous fait dépasser joyeusement nos limites dans une aventure qui est un pied de nez aux bien-pensants. Tout donner pour une cause, sans rien attendre, apprend l'humilité, la persévérance et le courage. Tout cela avec le sourire et en ne se privant jamais de rire …

Nous avons conservé l'esprit d'origine dans le fonctionnement de la rédaction. C'est-à-dire que les articles issus du travail des membres de la rédaction restent collectifs et anonymes, selon le principe de « l'impersonnalité » de l'action et de la réflexion qui nous est cher.

Nous avons aussi ouvert nos colonnes à des «compagnons de route» comme les talentueux Thibault Isabel, David L'Epée, Charles Robin, Michel Thibault, Arnaud Bordes et à un certain Terouga que vous connaissez peut-être à «Que faire ?». Ils ont profondément enrichi notre revue.

En conservant notre indépendance, nous sommes parvenus à faire progresser notre diffusion. A l'heure actuelle, nous en sommes à plusieurs centaines de numéros vendus à chaque livraison et notre lectorat est vraiment très riche. Ce résultat, nous le devons surtout à une communication ciblée et à l'existence récente de nouveaux réseaux de diffusion «dissidents» (comme les sites Kontre Kulture et Scriptoblog/le Retour aux Sources ou des médias comme Méridien Zéro).

Nous avons lancé une vaste campagne d'abonnement pour nos dix ans. C'est notre priorité à l'heure actuelle, car c'est la seule garantie pour nous, de poursuivre notre développement. Pour donner un chiffre, nous sommes presque parvenus à rassembler les 150 abonnés de plus que nous nous étions fixé d'atteindre en septembre.

 

QUE FAIRE : Il y a dix ans, quels étaient les objectifs de la revue ? Vous avez obtenu quelles réussites ? Quels échecs ?

Jean Galié : L'objectif que nous poursuivons était clairement énoncé dès la parution de nos premiers numéros. Il s'agissait de faire de la revue un noyau théorique solide afin d'impulser une dynamique de regroupement des intelligences et des volontés autour de l'objectif de la critique radicale, sans concessions, de la domination du capital.

Cela devait se faire en-dehors des organisations politiques existantes dans lesquelles nous ne nous reconnaissions pas. Autant faire l'effort, pensions-nous, de produire notre propre théorie critique plutôt que de suivre des formations à propos desquelles nous aurions nourri des doutes ou de la méfiance. Il ne faut pas nécessairement désirer se relier à quelque chose pour s'illusionner et se rassurer ; évidemment cette voie est plus difficile. Nous reprenions l'idée de Lénine, en la transposant et l'aménageant dans un nouveau contexte, selon laquelle un journal peut devenir une référence en attendant la constitution d'un pôle politique plus structuré et militant. `

L'histoire ne nous a pas donné tort si l'on veut bien considérer le fait que depuis cette date, la crise du système s'est approfondie et que les diverses organisations politiques existantes ne font que tourner en rond et répéter des recettes surannées. Par ailleurs, on voit bien que le prolétariat n'adhère pas massivement à celles-ci malgré son mécontentement profond. Quant aux groupes plus marginaux qui annoncaient qu'ils allaient tout bouleverser, ils ne furent qu'un feu de paille à la hauteur d'engouements éphémères.

En conséquence, il ne nous semble pas nous être égarés. La pérennité de la parution régulière de la revue est déjà une réussite puisqu'elle témoigne de l'existence d'un lectorat régulier et/ou se renouvelant. Le fait que des esprits intelligents tiennent compte de ce que nous écrivons et collaborent plus ou moins régulièrement à notre travail est également un indice positif.

Quant aux échecs, sans vouloir nous dédouaner de nos imperfections, ce qui est le plus important réside dans le fait que comme l'écrivait Hegel, on ne peut être mieux que son temps mais au mieux son temps. Il est douloureux de le constater, mais la majorité des exploités reste comme frappée de stupeur, encore trop amorphe face aux attaques incessantes qu'elle subit de la part d'une classe dominante hyper-active dans la poursuite de ses intérêts.

Dans ces conditions, il est difficile d'impulser une orientation vers une lutte réelle et frontale contre les conditions sociales existantes en intervenant au sein des luttes sociales. Ne serait-ce que diffuser une simple revue relève de l'exploit lorsqu'on ne dispose pas de relais médiatiques. En un sens, ce phénomène prouve que nous ne participons pas du spectacle marchand contemporain. Nous ne voulons pas accéder à une notoriété spectaculaire, pour autant nous ne répugnons pas à rendre publiques nos idées, nous y travaillons modestement.


QUE FAIRE : Avec la revue il y a l'Organisation Socialiste Révolutionnaire Européenne, l'organisation s'est-elle développée aussi ?

Louis Alexandre : L'OSRE est un chantier en construction permanente. Nous sommes une petite équipe et nos moyens ne peuvent malheureusement pas se démultiplier. Nous sommes donc réalistes et axons notre travail sur des campagnes ciblées (comme notre lutte contre le capital et l'Otan en Europe par exemple) et nous cherchons à nous implanter durablement sur plusieurs villes (comme Toulouse, Nice ou Paris par exemple) .

Dès lors, l'OSRE est un «squelette» qui sert à structurer notre réseau. Son nom résume son rôle, une organisation pour renforcer les luttes menées pour le SRE.


QUE FAIRE : Quelles relations avez-vous avec les autres "opposants" au système ? Extrême droite ? Extrême gauche ?

Jean Galié : Les relations avec d'autres organisations dépendent du fait de leur réelle opposition au "système". Nous pouvons sur tel ou tel point important collaborer à une campagne allant dans le sens d'une dénonciation de l'offensive du capital (l'anti-impérialisme, par exemple). Pour nous, le critère déterminant est celui de l'authentique dénonciation de la pratique et de l'idéologie du capitalisme. Il y a aussi des échanges de presse pour ceux qui sont intéressés par nos travaux.

Pour ce qui concerne la question des deux "extrêmes" que vous évoquez, elle devrait être traitée selon les mêmes critères mais nous tenons à préciser que cette classification nous paraît obscure et relever plutôt d'une simplification outrancière générée par les besoins idéologiques du système. La grille de lecture couramment utilisée à cet effet relève plus du fonctionnement du moulin à vent (paroles du verbalisme ambiant) confusionniste que d'une approche rationnelle du phénomène. Ce qui est essentiel reste à nos yeux, le combat pour la création de la communauté humaine libérée des chaînes du travail salarié et du capital. Disons qu'à cet égard, existent au sein du manège entretenu par la classe dominante, une gauche et une droite avec leurs extrêmes... du capital.


QUE FAIRE : Souhaitez-vous des changements dans la revue ? Dans la forme ? Dans le fond ?

Louis Alexandre : Même si Rébellion est aujourd'hui une revue de qualité reconnue, nous ne nous reposons pas sur nos lauriers. Nous savons que nous devons suivre les évolutions des nouvelles technologies et être à l'affut de nouveaux terrains de diffusion.

Nous avons toujours à l'esprit d'améliorer la qualité et la lisibilité de la revue. Il apparaît aussi important de définir une ligne claire et compréhensible pour remporter l'adhésion d'un plus large public. Nous avons entrepris voici dix ans un important travail de renouveau idéologique qui est arrivé à sa pleine maturité. Il nous faut donc le diffuser et le rendre porteur sur le terrain.

Il reste une multitude de thèmes que nous souhaitons aborder d'un point de vue nouveau. Rébellion vous (et nous) réserve encore des surprises.


QUE FAIRE : Quels retours avez-vous de votre lectorat ? Y a-t-il des déceptions ? Des révélations ? Des malentendus ?

Louis Alexandre : c'est justement l'objet d'une large enquête que nous avons lancée voici un mois. Notre revue avait besoin de mieux connaître ses «nouveaux lecteurs» et leurs attentes. Nous sommes en train de dépouiller les premiers retours actuellement. Nous rendrons compte en détail de cela dans les pages du bulletin interne de notre structure, «Rébellion-infos».

Mais déjà nous pouvons dire que les retours sont positifs et encourageants. Nous assistons à un important renouvellement de nos lecteurs et à l'apparition d'un esprit particulier parmi son lectorat.

Dire que la presse est en crise est une erreur. C'est la presse du système aux idées creuses qui meurt, mais aussi les publications «dissidentes» enfermées dans leurs visions sclérosées qui tournent en rond. Il y a un loi darwinienne en matière politique, «seuls les meilleurs survivent et propérent». Une revue qui ose et qui innove aura de l'audience. Rébellion fait pour sa part le pari de faire confiance à ses lecteurs pour porter son message révolutionnaire au plus grand nombre.

Jean Galié : Les malentendus - lorsqu'ils ne sont pas intéressés, télécommandés - peuvent toujours exister. Ils relèvent, nous semble-t-il, de la difficulté que certains ont de lire ce qui est réllement écrit et non ce qu'ils s'imaginent que nous écrivons. C'est un symptôme de l'atténuation voire de la disparition contemporaine de la pensée critique capable de s'élever au-dessus de l'apparence mensongère de la réalité aliénée. Il y a recul de la capacité à conceptualiser et pour critiquer il faut aussi être capable de dialoguer. Heureusement, il arrive également que nous ayons été bien lus et compris ; parfois cela laisse apparaître de réelles convergences d'analyse. Cela prouve que notre démarche n'est pas vaine.


Source : http://quefaire.e-monsite.com

 

19/10/2012

Thibault Isabel sur MZ

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