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11/06/2010

Entretien avec Jean Paul Malrieu

Entretien paru dans le Rébellion n°40 Janvier/Février 2010

 

Dans le poing du marché, sortir de l'emprise libérale

 

Jean Paul Malrieu est physicien, directeur de recherches émérite au CNRS, et membre de l'association ATTAC. Il a répondu à nos questions autour de son essai: « Dans le poing du marché, sortir de l'emprise libérale (1) », le 7 juin 2009.

 

Rébellion : Pouvez-vous  nous décrire votre parcours intellectuel et nous dire ce qui vous a poussé à écrire un essai d'économie politique?

Jean Paul Malrieu : J'ai eu une formation de base marxiste. Mon père était communiste, et j'ai grandi dans cette doxa. J'étais à l'Ecole Normale du temps où régnait Althusser, en particulier intellectuellement, sur tous les gens qui étaient d'un courant « communisant », il avait un grand prestige.

Puis, jeune, je me suis assez vite rebellé contre l'orthodoxie du PC au moment de la Hongrie. Je mesurais vraiment ce qu'était la réalité du socialisme « réel »: sa charge d'oppression, la perte d'initiative des gens, dont la preuve est apportée aujourd'hui au lendemain de son effondrement.

Donc j'étais assez critique et anti-stalinien. J'avais une attitude critique face au dogmatisme et au simplisme de ce socialisme « scientifique », ce marxisme-léninisme qui se prétendait une science.

Ça m'a conduit avec un groupe de copains, qualifiés de l'extérieur de « révisionnistes », à me pencher sur la question de l'économie politique, ou plutôt des économies politiques. On avait constitué un groupe de travail en 1967, juste avant les évènements, et on a passé presque un an a étudier l'économie libérale et l'économie marxiste sous ses différentes formes.

 

J'en avais tiré des conclusions concernant une exagération complète des déterminismes par l'économie, et en dernière analyse les simplismes de cet « économisme ». J'avais donc été amené  à montrer comment, par exemple, des rapports de classes déjà existants peuvent donner le contenu même du développement technologique, ou la forme de la répartition de la richesse, ou la structure de l'emploi, à montrer comment toutes ces variables-là ne sont pas réductibles au développement des forces productives, mais reflètent des rapports de classes, des rapports de force, et des rapports idéologiques antérieurs. J'en avait tiré un petit livre qui n'a pas trouvé d'éditeur en France, qui a été édité en Italie, et qui s'appelait,  In nomme de la nécessita  (Au nom de la nécessité), où j'essayais de pourfendre cette espèce de réductionnisme.

Après j'ai été très préoccupé par la chose politique, pas de façon dogmatique, je suis resté un peu en marge des appartenances militantes. J'ai participé aux Cahiers de Mai, après 68, et à d'autres projets assez spontanés, ainsi qu'aux critiques de la science, puisque je suis scientifique. J'ai toujours gardé ce goût pour l'intelligence du monde, et c'est de ça que je m'autorise en dernière analyse pour parler d'économie, ma volonté de mettre en place une compréhension de ce qui m'entoure: « Qu'est-ce qui nous arrive? Quels sont les grands déterminismes que nous subissons? Vers quoi allons-nous? ». Je pense que n'importe qui, réfléchissant un peu, à condition qu'il ait une pensée à peu près ordonnée, est capable de le faire. Mais ce n'est pas toujours le cas parce que les discours des spécialistes sont extrêmement pointus, et dans leur carrière académique, il faut qu'ils fassent montre de l'étendue de leurs lectures etc... J'ai donc pris la plume, et j'ai commis ce texte là.

 

Vous avez vécu les « évènements » de Mai 68, pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de leur traitement médiatique actuel?

68 est vraiment une expérience incroyable, mais je pense qu'en partie je me suis mépris sur elle. Il faut voir que 68 a fait craquer un certain nombre de rigidités de la société française: son côté caserne, son côté disciplinaire, son côté militaire, son côté clérical. Tout cela a craqué, parce que - c'est une des composantes importantes - la société française devait s'adapter à une espèce d'évolution du monde, au progrès de l'individualisme, au progrès des idéaux de liberté etc...

 

Il y a autre chose qui me frappait à l'époque dans 68, qui est quelque chose qui a peu d'impact immédiat, c'est la dimension critique de la consommation. Critique qui était portée non pas par des courants révolutionnaires traditionnels, mais par le courant situationniste.

Il y a aussi évidement, le conflit social, le conflit de classes.

De 68, on peut tirer un bilan complexe parce que je crois qu'il y a eu une espèce d'espérance exagérée dans la liberté du sujet, une dénégation des appartenances, une dénégation des effets des héritages historiques, de toutes les structures de représentations. De tout cela, le capitalisme libéral s'en est servi et continue à s'en servir, tout en disant que tout ce qui excessivement laxiste provient de 68. On a vu l'usage qu'en a fait Sarkozy lors des élections présidentielles. Mais dans 68, il y a aussi la question de la justice, la question des rapports de classes.

 

Il y a vraiment une partie du courant écologiste libertaire qui veut ignorer ces questions qui tournent autour de la violence de la propriété, la violence de la répartition des richesses, la violence de la division du travail, la violence de la domination; ça ne fait pas partie de leur bagage. Et pourtant, je crois que c'est quelque chose qu'on ne peut pas oublier.

 

D'ailleurs vous commencez votre essai en parlant de l'interdiction actuelle d'être pessimiste, qui empêcherait de pousser jusqu'au bout l'analyse. Cela rappelle la phrase d'Antonio Gramsci « Il faut allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté ».

C'est peut-être un vieille tradition, tout le courant qui veut changer le monde, qui se veut progressiste, qui est porté par un espoir messianique tranquille : « demain sera mieux qu'hier », c'est un point ou il y a convergence avec les gens qui disaient: « laissons courir les choses mécaniquement, et demain sera mieux qu'hier », et ceux qui disaient « mais nous pouvons encore accélérer l'amélioration, faisons la révolution et demain sera beaucoup mieux qu'hier ». Il y avait là, une espèce de confiance en l'avenir, qui aujourd'hui, est bien sûr très entamée par la crise que nous traversons. Mais ce que j'ai expérimenté avec des gens proches, avec qui j'essayais de réfléchir, c'est effectivement qu'il est interdit d'être pessimiste avec cette invocation souvent paresseuse à la complexité: « oh, mais les choses sont complexes, on trouvera bien une solution ». C'est ce que disent évidement les gens face à certains problèmes, comme la question du nucléaire. Il y a une espèce de positivité paresseuse qui vraiment règne sur les esprits. Ça , j'ai voulu en sortir, d'où la tonalité assez pessimiste de mon livre. Elle est fondée sur autre chose que la volonté de trancher par rapport à une attitude usuelle.

 

Pour rentrer encore un peu plus dans l'analyse que vous développez dans votre essai, comment percevez-vous l'évolution du libéralisme depuis l'effondrement du bloc soviétique?

L'effondrement du bloc soviétique, sa lente involution, puis sa totale explosion, a effectivement libéré le camp capitaliste d'une inquiétude, que pendant longtemps il a entretenu sur la possibilité d'avoir un véritable concurrent, et il y a eu une véritable arrogance qui a pu se mettre en place. Tous les accords inter-classes qui avaient pu être passés dans le cadre de l'état fordiste, ou de l'état social-démocrate, dans lequel, je pense que le parti communiste jouait un rôle (il caressait le mot révolution mais de fait, sa menace servait à négocier un compromis social et un partage), se sont trouvés remis en cause.

Mais je pense que ça n'aurait pas suffi - et c'est ce que j'essaye de développer dans mon livre -  si il n'y avait eu, d'une part une révolution technologique qui renvoie un grand nombre de travailleurs manuels dans un statut de superfluité, et d'autre part la mise en place de la globalisation économique.

L'ensemble de ces trois facteurs a bouleversé, les rapports de forces réels, politiques, et idéologiques, et le capitalisme a eu un boulevard pour imposer ses nouvelles normes. Alors, en quoi le libéralisme contemporain, est-il différent du vieux libéralisme?  Je pense qu'il passe d'une philosophie de l'intérêt, à savoir, que l'optimum va provenir du jeu libre des intérêts individuels, égoïstes: la convergence des appétits qui construit le bien public, à une mise en place systématique d'une construction sociale basée sur la concurrence généralisée de tous contre tous. On le voit par exemple dans le fonctionnement des appareils d'Etat qui petit à petit, mettent en place une évaluation des sujets individuels, des financements sur projet etc... Tout un système de mobilisation à outrance des sujets à leur propre asservissement, qui pour l'instant a des effets très forts.

 

À ce sujet, vous parlez d'un raccourcissement des temps, notamment dans le domaine scientifique...

Je crois que ce qui s'est passé, c'est l'augmentation de l'intensité de la concurrence, c'est-à- dire l'intensité de la guerre, de toutes les guerres, à toutes les échelles. Les guerres entre les firmes, entre les régions  du monde, les guerres dans les rapports de classes: entre les possédants et ceux qui ne font que vendre leur force de travail, les guerres entre ceux qui ont un travail et ceux qui n'en ont pas. Et aussi, un changement complet dans le rapport au temps. C'est-à-dire l'entrée dans un capitalisme extrêmement spéculatif, dans le très court terme, avec une fluidité des structures économiques: les rachats des firmes les unes par les autres.

Ce déversement complet de l'économie du côté de l'économie financière, a conduit à un raccourcissement du temps, c'est-à-dire, une réduction de la capacité d'anticipation. Parce que si j'ai un projet qui aurait demandé une certaine mobilisation sur le long terme, je risque de me faire manger, par quelqu'un qui va mettre toute son énergie à me manger, donc les projets sur le long terme se trouvent hors de la préoccupation. On a cette espèce de réduction généralisée qui se manifeste y compris, effectivement, dans l'activité scientifique, parce que chez les gestionnaires de cette activité, il y a l'idée qu'il faut tout faire fonctionner sur des projets.

Je ne sais pas si vous vous rendez compte, mais mes jeunes collèges, quand ils ont une demande de financement, il est prévu que tous les 6 mois, ils rendent compte de l'avancement de leurs travaux, avancement qui doit être prévu dès le départ. La surprise a disparu. Cela veut dire que la recherche n'est plus qu'une recherche sur le prévisible, et qu'il n'y a plus de place pour l'imprévisible. C'est un rapport complètement pervers au temps. Les tentatives d'entrée dans l'activité scientifique sont marquées par la concurrence, c'est-à-dire, le règne de la précarité, qui écarte de plus en plus les jeunes gens intéressés par une activité dans laquelle la spéculation a tout autre sens que la spéculation financière.

 

Les mouvements contre la réforme des universités, montre qu'il y a une contestation face à ce phénomène. Malgré tout, on a l'impression que cette contestation est impuissante. Comment analysez-vous cela?

Là, vous êtes au cœur du problème aujourd'hui, je crois. Pas en ce qui concerne le domaine spécifique de l'activité scientifique, mais l'impuissance dans laquelle nous vivons, qui est quelque chose absolument sidérant. On n'a jamais vu un tel fiasco d'une prétention pareille à avoir trouvé la bonne solution quant à la gestion des relations entre les hommes et leur rapport aux choses. Jamais  le fiasco n'a été aussi grand et jamais un tel fiasco n'a engendré aussi peu de conséquences.

Le camp critique est extrêmement désemparé.

Ce qui s'est passé dans le domaine des universités et de la recherche en témoigne. J'écoutais Boltanski (2) en octobre (2008), et il était complètement désespéré, et vraiment ce qui m'a le plus marqué dans l'année qui vient de se passer, c'est la soumission de mes collègues aux nouvelles normes qui sont mises en place concernant la gestion de la recherche. Je partageais donc son avis.

Au cours de ce mouvement, j'ai vu apparaître une réflexion, sur « Pourquoi on fait comme ça?», «  À quel point sommes-nous soumis? » etc... Mais la confiance dans la possibilité de créer un rapport de forces suffisant n'était pas là. Donc les gens étaient dans une position critique, et puis, ils n'ont pas trouvé la force de créer un bras de fer suffisant. Par conséquent, il y a eu une capitulation. À mon avis, c'est un exemple microscopique de ce qui est aujourd'hui le problème essentiel.

Je pense à l'article que vous avez publié sur le problème de la jeunesse en Grèce (3). C'est vraiment toute la question du négatif et du positif qui se trouve posée là. La jeunesse en Grèce effectivement, est une jeunesse qui est très diplômée, c'est un pays dans lequel l'agriculture n'est pas très développée, il y a très peu d'industries, pas beaucoup non plus d'industrie de pointe. Voilà une jeunesse qui se trouve diplômée, mais sans emploi. Là je crois qu'il y a un vrai problème: quelle formation pour quel emploi? Quel avenir on envisage pour la société?  C'est un problème qui touche à l'architecture même de la société. La rébellion de cette jeunesse est à la fois intense et du fait quelle affronte un problème qui est tellement grave, je crois qu'elle ne peut pas déboucher. Il faut qu'elle retombe.

Nous sommes confrontés à une série de problèmes: écologiques, politiques et sociaux, qui exigent une réorientation radicale, et en même temps, nous n'avons pas les forces de poser ces problèmes, de les organiser et dessiner, en quoi que ce soit, les chemins vers une solution. C'est là que me semblent résider les caractéristiques dramatiques du moment présent.

 

C'est une analyse que vous partagez avec Jean Claude Michéa ou encore Emmanuel Todd qui sont tous deux de formation marxiste. En quoi l'œuvre de Karl Marx vous semble-t-elle encore valide?

Je pense que parce que j'ai grandi dans une baignoire où le robinet du marxisme était ouvert toute la journée, et qu'on me disait qu'il contenait tout, j'ai mis du temps à faire le tri. Je pense que le réductionnisme au développement des forces productives, ce productivisme, cet économisme, sont des choses qui nous empêchent de bien penser. Par contre, la compréhension des rapports de classes est une chose absolument essentielle, et je trouve surprenant, qu'aujourd'hui, le Capital s'acharne à donner raison à Marx. Je veux dire, ce que je trouvais extrêmement mécanique dans la crise de surproduction par la paupérisation des salariés et l'augmentation du taux d'exploitation. Depuis Bismark, depuis que la social-démocratie a pris une certaine force, un certain partage des richesses entre capital et travail s'était mis sur pieds, mais c'était sans doute dû à la menace que le socialisme faisait peser sur le capital. Dès qu'il a été libéré de cette menace, il a joué au maximum le transfert des richesses du travail vers le capital. En cela, Marx avait vraiment raison, et c'est quand même quelque chose d’absolument essentiel.

 

Vous parlez dans votre avant-dernier chapitre de la possibilité d'une « bifurcation » (et non d'une « révolution » pour éviter l'illusion de la disparition de la domination). Selon vous, comment pourrait-elle se mettre en place, afin de rendre la société plus propice à ce que vous appelez le « vivre ensemble » ?

Pour qu'une bifurcation de ce genre ait lieu, il faudrait qu'il y ait les gens pour la dessiner, et les gens pour se battre pour elle. La dessiner, cela veut dire effectivement mettre en ordre les bilans critiques,  et dessiner les principes de ce « vivre ensemble ». Pour l'instant on est loin d'avoir les forces sociales qui puissent faire et le bilan critique, et le dessin positif.

Je pense, qu'il y a de nombreux pré-requis. Contre le règne de l'individualisme outrancier qui domine aujourd'hui, mesurer l'importance du lien social est une condition nécessaire. La question des échelles du politique est une question absolument essentielle. Un des problèmes qu'a la gauche critique, c'est qu'elle est prête à épouser, par contre, l'idée d'un monde unifié. On a de la part du libéralisme, la perspective d'un monde qui serait structuré par le marché et les « Droits de l'Homme », et il y a une partie de la pensée critique qui dit «  le marché avec moins de biens communs et avec plus de « Droits de l'Homme » ».  Ça ne peut pas être un véritable projet politique. Je crois que les échelles politiques nationales et supranationales – et régionales aussi d'ailleurs - , les cadres dans lesquels on se dit :  « nous décidons que... Et nous voulons tel ou tel avenir. », cette relégitimation de cadre historico-politiques, sont une condition absolument nécessaire, sinon on sombre dans la démesure de la complexité et la soumission. Todd se prononce pour un protectionnisme européen et je pense qu'il a absolument raison. Je crois qu'il faut penser un cadre où l'on peut dire : « Nous arrêterons les jeux délétères du marché à telle ou telle mesure nécessaire pour préserver l'être ensemble contre l'empire de la violence du marché ». Si l'on ne le fait pas – et c'est impossible de le faire à l'échelle du monde entier - ,  la course triomphale du marché continuera.

 

Vous êtes membre d'ATTAC, mais vous plaidez dans cet essai  pour le maintien des frontières et le droit pour l'État-Nation de réguler une immigration trop massive. Quelle est votre position au sein d'ATTAC?

Très minoritaire! L'idée même que des entités politiques contiennent dans certaines bornes le jeu du libre échange n'est pas majoritaire à ATTAC. Alors sur la question des flux de population, je suis extrêmement minoritaire. C'est assez curieux, parce que l'on a une juxtaposition de bonnes intentions, les gens sont d'accord pour dire que le droit au travail devienne un droit réel, et pas simplement une vague inscription dans un préambule de la Constitution. Les gens qui pensent ça, et qui pensent qu'il faut simultanément lever toute les barrières aux mouvements de population, sont complètement inconséquents. On ne peut pas accorder un droit au travail généralisé à l'échelle de l'humanité à tous les gens qui voudraient venir ici ou là. Même quelque chose qui est moralement déplorable, à  moindre mal, comme le RSA ou le RMI, on ne peut pas l'appliquer de façon générale si les populations qui sont dans une plus mauvaise situation, pouvaient venir en profiter de façon illimitée.

En plus, je pense qu'il y a vraiment un problème culturel, il y a un refus de la frontière, un refus de l'appartenance, un refus de l'héritage, pour des questions de péché du colonialisme etc..., qui font que tous ces déterminants pèsent très lourdement dans la conscience des gens de gauche.

 

Pour finir, nous sommes aujourd'hui, le 7 juin 2009, au lendemain des élections européennes. Pouvez-vous nous livrer vos impressions, notamment sur le fort taux d'abstention et la percée du mouvement Europe-Écologie?

Je pense qu'il faudra regarder la répartition de l'abstention en fonction des classes sociales. Ce vote vient après 2005 et le refus du traité constitutionnel européen, dans lequel il y avait un véritable choix qui était offert aux gens, et où durant dans la campagne il y a eu des éléments fondamentaux qui ont été posés et largement discutés par des centaines de milliers de citoyens. La vivacité du débat, à l'époque, sur la nécessité d'intégrer dans le traité le principe de la concurrence libre et non faussée, a porté sur l'essentiel.

C'est vrai que nous n'avons rien su faire de cette victoire du refus. Il est clair aussi que nous sommes impuissants à formuler ce que pourrait être une autre Europe: le jeu des nations, les autorisations qu'elles pourraient se donner de lutter contre le marché. Tout ces échecs pèsent sur une forme de résignation et d'indifférence qui font que tellement de personnes se sont abstenues, en considérant que les classes populaires se sont plus abstenues que la petite bourgeoisie et les intellectuels.

Je crois que le succès d'Europe-Écologie est en partie dû aux classes moyennes, chez les gens qui ont une formation universitaire, et reflète la prise de conscience salutaire de l'existence de problèmes écologiques. Ceci dit, c'est absolument sidérant, de voir qu'une partie des courants qui se sont définis de façon très critique et comme anti-libéraux, sont capables de  rentrer dans cette espèce d'alliance heureuse avec les libéraux-libertaires à la Cohn Bendit, et que ce qu'ils ont brandi un moment - cette critique de l'empire de la concurrence et de l'économie libérale - puisse du  jour au lendemain passer au second plan. C'est un effet absolument renversant de la crise.

C'est-à-dire, que l'on a une crise et pas de conscience de la crise. Alors, pourquoi? À quel point sommes-nous anesthésiés? C'est vraiment une question importante. Là on dépasse ce qu'il y a écrit dans mon livre rédigé avant la crise.

Je dois dire que j'ai été porté par l'inquiétude quand j'ai écrit ce livre, et lorsque la crise est venue, j'étais enfin heureux : « ça y est, elle est là!  Les choses ne vont pas pouvoir continuer leur cours, et il va y avoir une prise de conscience de l'échec radical des prétentions du modèle libéral. » . Et ce n'est pas ce que depuis lors je vois. Je pense que ça va être le nouveau chantier auquel il va falloir réfléchir: pourquoi cette élasticité du système? Comment se maintient-il aussi bien? Quel est le ressort de notre capitulation?

Je crois qu'il s'agit d'un phénomène d'interdépendance absolument fabuleux, d'intrications, d'obscurité, sur ces mécanismes. Il s'agit aussi d'une démesure des échelles, et d'une démesure des complexités, tel que le système induit une sorte de capitulation résignée. Comment pouvons-nous combattre ça? Comment pouvons-nous reprendre prise sur le monde? Comment re-simplifier le monde?

Je disais à Michéa, il faut réfléchir sur la question de la limite, la question de la frontière, du dessin, du qualitatif, de la catégorie, toutes choses que l'équivalence généralisée de la marchandise et l'empire du calcul tentent d'effacer. Voilà ce qui pourrait être un programme intellectuel pour les années qui viennent. <

 

NOTES:

1> Malrieu Jean-Paul. Dans le poing du marché.

Ed. Ombres blanches. 14 euros.

2> Luc Boltanski est un sociologue français contemporain, né en 1940. Directeur à l'EHESS (L'Ecole des hautes études en sciences sociales).

3> Rébellion n°33. Nov/Déc 2008. pp.12-13. La jeunesse grecque montre la voie.

Mal de vivre et contestation sociale dans les films hollywoodiens…

Article paru dans le Rébellion 40 – Janvier/Février 2010

 

blade.jpgOn pourrait croire que les Etats-Unis sont aujourd’hui le pays où la mystique du progrès est encore le plus solidement enracinée. Le constat n’est sans doute pas faux, mais il mérite d’être nuancé. Leur culture, en effet, manifeste sous certains aspects de nombreux signes de doute et d’inquiétude, particulièrement perceptibles au cours des phases les plus troublées de leur histoire.

 

Les années 1970, notamment, ont constitué une période de profonde remise en cause des institutions. L’affaire du Watergate a jeté un discrédit radical sur la classe politique, et la révolte de la jeunesse est venue alimenter et amplifier la contestation opérée par les mouvements de défense des minorités (ethniques, sexuelles, etc.). En conséquence, Hollywood a reflété à cette époque un sentiment de méfiance à l’égard des structures étatiques : c’est la grande époque des films « paranoïaques », d’Executive Action (1973) à Les hommes du président (1976), en passant par Conversation secrète (1973) et Les trois jours du condor (1975). Les forces de l’ordre y étaient systématiquement représentées comme corrompues ; on voyait des politiciens comploter avec les consortiums industriels pour assurer leur profit individuel, contre l’intérêt de leurs concitoyens ; la voix des journalistes qui cherchaient à faire éclater les scandales était étouffée.

Cette remise en cause du système en place, initialement marquée « à gauche », a pourtant servi finalement, d’une manière assez paradoxale, à appuyer la montée en puissance du discours ultraconservateur de Reagan. Le leader du parti Républicain va en effet lui aussi exploiter le sentiment de méfiance paranoïaque qui se faisait jour dans la population. Il en appellera à une critique du « Big Government » et du « Big Business », au nom d’une Amérique bafouée qui devrait reprendre ses droits. Sur les écrans, on verra alors émerger la race des surhommes bodybuildés, chargés à eux seuls, face à un monde corrompu, de rétablir l’ordre, redoublant en un sens l’image que Reagan cherchait lui-même à se donner dans l’arène politique. Ce sera l’époque de films comme Rambo (1982) ou Piège de cristal (1989), où la figure du héros sera chaque fois interprétée par un américain issu du peuple et dégoûté par les institutions, et où le méchant sera campé quant à lui par un représentant corrompu du système.

Dans les années 1990, néanmoins, les Etats-Unis sembleront ragaillardis par le retour de la prospérité économique et la victoire écrasante de la guerre du Golfe. Le sentiment d’unité nationale sera rétabli, et l’ennemi, au cinéma, ne sera plus interne au système, mais extérieur à lui : il s’agira par exemple des extra-terrestres d’Independence Day (1996), auxquels ne sera pas confronté un héros isolé et persécuté, comme dans les années 1970 et 1980, mais bien l’ensemble de la nation. On verra à l’écran des hommes et des femmes de toutes origines ethniques (WASP, blacks, latinos, etc.) et sociales (pauvres, riches, civils, militaires, hommes politiques) œuvrer collectivement – et même parfois se sacrifier – pour la grandeur et l’indépendance de leur pays. Le paradoxe est ici encore qu’une idéologie plutôt connotée au départ comme « ouverte » et « tolérante » (la solidarité entre les divers groupes culturels) aboutit au final à un discours franchement nationaliste et belliciste.

 

Le cinéma de science-fiction : un vecteur de contestation sociale

Mais cela signifie-t-il que l’ensemble de la société américaine se soit rangé à une vision plus optimiste du cours des choses ? Rien n’est moins sûr. Certains genres, comme la science-fiction, jouent aujourd’hui un rôle d’avant-garde dans les milieux contre-culturels, et n’ont jamais cessé de présenter une vision profondément critique du monde actuel, même au cours des années 1990. Ce point est fondamental, car le cinéma d’anticipation touche particulièrement les jeunes générations, qui témoignent ainsi d’une défiance de plus en plus marquée à l’égard de l’idée de progrès. On est loin, désormais, de la science-fiction des pionniers, et du positivisme enthousiaste d’un Jules Verne, par exemple, en France, voire de l’insouciance naïve du space-opera, comme dans le serial Flash Gordon. Même La Guerre des étoiles (1977), qui s’apparente malgré tout dans une large mesure à cette veine enfantine, situe son action dans un passé lointain, et non dans l’avenir ; son univers fabuleux sonne davantage comme un hymne nostalgique à un âge légendaire révolu, inspiré par l’imaginaire de Tolkien et des films de samouraïs japonais, que comme une apologie de la science. Par ailleurs, la technologie telle qu’elle est représentée dans la célèbre trilogie galactique de George Lucas est délibérément « vieillotte », et l’atmosphère des couloirs lugubres qui parsèment les immenses vaisseaux spatiaux se veut résolument claustrophobique : la série ne donne donc pas une image réellement positive de la science.

 

Globalement, il est indéniable que le genre a adopté, au cours des quarante dernières années au moins, une posture de rejet du monde libéral, dénoncé à travers le prisme d’une société future qui pousse les perversions de notre temps à leur paroxysme. Alien (1979), New York 1997 (1980), Brazil (1985), Batman (1989), L’Armée des douze singes (1995) ou encore Los Angeles 2013 (1996) se font tous l’écho du désarroi des adolescents et des jeunes adultes devant leur époque. Les villes dépeintes dans ces œuvres sont gigantesques, grouillantes de monde et polluées. Une industrialisation agressive a recouvert la surface de la planète d’usines laides et enfumées. Le fossé entre les riches et les pauvres s’est tellement creusé que les nantis vivent dans le confort et le luxe, au sommet de gratte-ciels qui se dressent au-dessus des nuages de pollution, tandis que des hordes de marginaux sont agglutinées au milieu des poubelles, à moins qu’elles ne soient purement et simplement parquées dans des camps. La froideur et l’indifférence des Etats pour la population livrent les individus à une existence autarcique, et les structures administratives, dépersonnalisantes, gèrent les affaires courantes de façon routinière et mécanique. Les hommes politiques se révèlent pour la plupart corrompus, prisonniers qu’ils sont de l’influence des hommes d’affaires et des méga-corpo­rations. Quant aux financiers, ils sont obnubilés par l’argent, et n’hésitent pas à commettre les pires atrocités - meurtres, espionnage, vols, machinations - afin de s’enrichir.

Ces films traduisent l’extension d’un état d’esprit qu’on pourrait qualifier de dépressif à une part de plus en plus grande de la population. Non pas que la défiance à l’égard de l’avenir soit illégitime ou irrationnelle, mais plutôt qu’elle s’exprime ici sous une forme angoissée, torturée. A dire vrai, il n’y a en fait rien d’étonnant à cela, dès lors que la reconnaissance lucide de l’horreur des modes de vie modernes conduit nécessairement à la manifestation explicite d’une morne fatigue de vivre. Quoi qu’il en soit, la science-fiction a proposé ces derniers temps des visions du monde franchement désespérées, jusqu’à témoigner parfois d’une certaine fragilité des structures mentales collectives. La paranoïa, en particulier, a trouvé dans cette catégorie de productions un terrain d’accueil très favorable. Les héros y sont en permanence persécutés, généralement par des représentants de l’Etat et des forces de l’ordre (policiers, soldats, etc.). Les trahisons se multiplient, contraignant les protagonistes à se méfier de leurs parents et de leurs amis. Personne ne peut faire confiance à personne. La tension qui perce dans ces intrigues est évidemment extrême – jusqu’à rendre dans certains cas le discours final réducteur et manichéen, par excès d’emphase, et par manque de profondeur dans l’analyse... On oppose des ennemis monstrueux et diaboliques, symboles des affres du monde futur ou contemporain, à des victimes révoltées et irréprochables, injustement traquées…

 

Dans Blade Runner (1982), par exemple, le policier Rick Deckard est chargé par ses supérieurs de traquer des androïdes cachés dans une mégalopole américaine, moins d’ailleurs en raison du danger potentiel qu’ils représentent que pour éliminer purement et simplement un modèle de machines qui a manifesté trop d’indépendance et d’autonomie par le passé. Dans ce monde sans pitié, où l’Etat et les grandes corporations tirent en sous-main les ficelles de l’existence des simples mortels et étouffent les libertés, la moindre forme de contestation de l’autorité provoque les conséquences les plus dramatiques. Le héros trouvera l’amour entre les bras d’un de ces « répliquants » cybernétiques, en tous points semblables aux humains (tant par l’apparence que par les émotions), et décidera de trahir sa hiérarchie pour sauver la vie de celle qu’il aime, et qui était si ignominieusement pourchassée. Son geste sera pour lui une échappatoire devant la froide impassibilité d’une bureaucratie aux allures de Léviathan, et une manière de rompre définitivement avec une civilisation monstrueuse et agressive, qui, à force de se tourner tout entière vers la science, la conquête spatiale et le commerce, en est venue à éradiquer totalement les relations affectives entre les êtres. Comment s’épanouir dans une société où les lumières des villes sont remplacés par des publicités à la gloire de « Coca-cola », où des mégaphones émettent en permanence des odes vantant les mérites de tel ou tel produit commercial, partout dans les rues, et où même les animaux de compagnie se voient supplantés par des robots sans âme ?

L’univers de Batman, le défi (1992) est identique, à maints égards (bien que l’intrigue ne soit pas explicitement située dans l’avenir, mais plutôt dans un monde décalé à l’esthétique mi-rétro, mi-futuriste). L’œuvre met cette fois l’accent sur la corruption des hommes politiques, inféodés au grand capital. Max Schreck, un riche industriel, parvient ainsi à promouvoir son projet de centrale électrique, dans une cité dont la production d’énergie dépassait pourtant déjà largement ses besoins. Au motif que le progrès ne doit jamais s’arrêter, et qu’on gagne toujours à mieux se préparer pour l’avenir, l’homme d’affaire parviendra à mettre dans sa poche une opinion publique versatile et crédule, quitte à verser des pots-de-vin aux conseillers municipaux, à manipuler les médias, voire même à perpétrer des meurtres. L’exploitation cynique des travailleurs et des marginaux lui permet d’ériger son empire industriel prométhéen, avec la bénédiction de tous. Seul Batman s’oppose à lui ; mais le super-héros est pourchassé par les forces de l’ordre, qui se laissent berner par les stratagèmes du criminel en col blanc. Ici encore, les villes sont titanesques. La pollution et l’urbanisation ont dévasté les paysages. La télévision sert de relais à un discours officiel aliénant, qui médiatise les bals de charité des sang-bleu pour mieux dissimuler la misère sociale des hommes ordinaires. Le film commence au moment où la fête de Noël bat son plein, donnant superficiellement l’image d’une nation euphorique et comblée ; mais, au milieu des sapins et des paquets cadeaux, on découvre en fait un pays cauchemardesque, rongé par l’escroquerie ultra-libérale, la gangrène industrielle et la délinquance(1).

 

Le désenchantement des années 2000

On peut donc considérer pour acquis que, même en dehors des périodes où la majeure partie du cinéma américain relaie un discours contestataire ou désabusé, comme dans les années 1970, voire à un moindre niveau dans les années 1980, certains genres plus minoritaires et moins familiaux, tels que la science-fiction, continuent indéfectiblement de traduire une remise en cause massive du système en place.

Une question importante reste toutefois encore en suspens : si les années 1990 marquent un retour en force de l’optimisme, aux Etats-Unis, dans le cinéma mainstream, sous l’effet de la victoire contre l’Irak et de la reprise économique, quel visage le cinéma des années 2000 nous donne-t-il désormais du monde ? Est-il toujours la proie d’une euphorie triomphale, ou a-t-il été gagné par une nouvelle vague de pessimisme ?

En fait, le début des années 2000 a marqué un nouveau tournant. Le cinéma d’action, qui avait exercé une forme d’hégémonie au cours des années 1980 et 1990, cède une nouvelle fois le pas devant des genres plus contre-culturels. L’anticipation sort ainsi de sa relative marginalité et effectue un retour spectaculaire au premier plan, ainsi que le fantastique.

Les films qui ont peut-être le mieux traduit ce nouvel essor du cinéma de science-fiction « rebelle » sont la trilogie Matrix (1999 et 2003) et Dark City (1998). On retrouve ici la paranoïa et la claustrophobie des anciens représentants du genre, amplifiées, même : dans chacun de ces films, le héros se rend compte qu’il est prisonnier d’un univers entièrement contrôlé soit par un ordinateur surpuissant (Matrix), soit par des extra-terrestres (Dark City). Cette situation détermine une angoisse paranoïaque absolue. Les personnages, dont l’univers mental et perceptif est très semblable au nôtre, découvrent qu’ils ne contrôlent strictement rien de leur environnement, et qu’ils sont les jouets d’entités malfaisantes et étrangères. A ce sentiment initial d’absence complète de maîtrise, pourtant, correspondra cette fois une compensation tout aussi radicale au terme du scénario. Les héros parviendront finalement à parasiter les moyens de contrôle et d’oppression utilisés par leurs tyrans, et gagneront ainsi la possibilité de reconfigurer notre vie selon leurs désirs ; ils auront acquis le pouvoir de maîtriser l’ensemble des phénomènes. Les mondes futurs qu’on nous présente dans ces superproductions sont donc horribles, mais le sentiment subsiste qu’on pourrait, par un soulèvement de type révolutionnaire, détruire cet environnement cauchemardesque et lui substituer un environnement paradisiaque, où tous nos désirs seraient satisfaits par la techno­science.

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Il ne faut pas donner trop d’importance à la portée strictement politique de ces films (encore que Matrix entende de toute évidence se situer sur un terrain revendicatif, et cherche clairement à adresser un « message » aux spectateurs) ; mais le schéma narratif qui nous est proposé, en tout cas, véhicule implicitement l’idée qu’un avenir parfait et utopique peut être envisagé, et souscrit à cet égard à l’idée de progrès. A l’inverse, les films de science-fiction que nous avions évoqués précédemment suggéraient qu’on ne pouvait rien faire contre la tournure négative de l’Histoire, qu’il ne nous restait plus qu’à regarder la civilisation dégénérer, résignés. Toutefois - et c’est peut-être le plus important-, Matrix et Dark City n’en donnent pas moins du futur immédiat auquel nous sommes promis une image terrifiante, preuve qu’ils ne font nullement des temps à venir une marche inévitable et tranquille vers le bonheur ; le renouveau de la civilisation, possible, mais non certain (et, en tout état de cause, plutôt improbable) demeure une simple espérance, voire un vœu pieu…

On peut voir un signe révélateur du pessimisme croissant des films hollywoodiens dans l’esthétique qu’ils adoptent, de plus en plus sombre, violente et angoissante. Daredevil (2003), Le seigneur des anneaux (2001, 2002, 2003), X-Men 1, 2 et 3 (2000, 2003 et 2006), Batman Begins (2005) et Batman : The Dark Knight (2008), par exemple, se déroulent surtout la nuit, dans des rues mal famées ou des souterrains lugubres. Les scènes d’action exaltées se mêlent à des passages plus inquiétants, où des monstres repoussants guettent leurs proies, tels des prédateurs (il peut s’agir d’Orcs, de robots arachnides ou de mutants maléfiques). Les villes redeviennent cauchemardesques, même dans le cinéma grand public.

 

L’ambiance générale, plus encore, est marquée par l’attente d’une apocalypse prochaine : de même que Matrix annonçait une guerre finale entre les hommes et les machines, X-Men annonce une guerre entre les hommes et les mutants, et Le seigneur des anneaux met en scène un affrontement entre peuples libres et armées sauroniques (à large composante arabe). La saga de La guerre des étoiles nous confronte même à une guerre civile intergalactique, dans La revanche des Sith, en 2005, qui voit l’extermination de tous les Jedi et la transformation de la Vieille République en Empire totalitaire ! Dans Batman Begins et Batman : The Dark Knight, le chevalier noir affronte des super vilains particulièrement nihilistes et déstructurés, qui mettent Gotham à feu et à sang, non pas tant pour leur propre gloire que par simple goût de la destruction. La ville se retrouve alors dévastée et en ruine, et la population est jetée dans le chaos. Ce qu’on remarque avant tout dans ces films, en somme, c’est la représentation récurrente d’un monde au bord de l’implosion.

Conjointement, les dénouements se font parfois tragiques (ce qui était devenu très rare dans les années 1990) : Neo et Trinity meurent à la fin de la trilogie Matrix. Quant au sympathique Anakin Skywalker, il bas­cule peu à peu du côté obscur de la Force, dans La guerre des étoiles (sé­duit par les vues politiques du sombre Palpatine), et se vautre à tel point dans la haine qu’il laisse mourir la femme qu’il aime, Padmé Amidala.

La paranoïa n’est plus majoritairement extérieure (communistes, extra-terrestres, etc.) : les ennemis, à nouveau, viennent de l’intérieur du corps social, ils émanent directement de l’administration du pays ou de ses autorités. Bienvenue à Gattaca (1997) et Minority Report (2001) décrivent un futur terrifiant où l’Etat s’est institué en Big Brother envahissant. De la même manière, Hulk et les X-Men sont pris en chasse par l’armée des Etats-Unis ; les Jedi combattent un complot Sith qui a infiltré le pouvoir fédéral galactique ; etc. (2)

 

L’environnement familial, sur les écrans, est toujours apparemment absent ou oppressant. A cause de leur différence, les X-Men avaient été rejetés par leurs familles respectives avant d’être recueillis par le professeur Charles Xavier (lui-même mutant) ; le colonel Stryker, anti-mutant fanatique, a réduit son propre fils en esclavage pour le punir d’être né avec un patrimoine génétique déviant. Même dans Harry Potter (2001), pourtant destiné à un large public, le jeune sorcier, orphelin, est d’abord élevé par un oncle et une tante détestables. Quant à Peter Parker, dans Spider-Man (2002), il décide de devenir un super héros après le meurtre de son oncle Ben, tué par un gangster (il ne restera plus que la charmante tante May pour veiller sur lui).

Comble de la paranoïa, les esprits sont fréquemment manipulés, dans ces films : des êtres maléfiques s’insinuent en nous, et gagnent un contrôle total sur notre comportement. Dans Les deux tours (2002), le roi Theoden n’est qu’un pantin entre les mains de Grima-langue-de-ser­pent, qui le force à ingurgiter une drogue incapacitante. Dans X-Men (3), le colonel Stryker aliène les mutants en mettant leur peau en contact avec une substance qui parasite leurs neurones. Les lavages de cerveau peuvent aussi prendre une forme plus brutale : Wol­verine, dans la même production, est torturé afin d’être transformé en arme absolue dénuée de conscience.

Pour compléter ce bref tableau du cinéma du début des années 2000, ajoutons que nombre de ses caractéristiques le rapprochent beaucoup du cinéma des années 1970. Les héros, dans les productions de la période, sont en effet de jeunes intellectuels opposés à des brutes de l’armée ou de la police, et haïs par des paysans incultes tout droit sortis de leur Middle West natal. Cependant, les personnages persécutés ne s’identifient pas à un pays réel tenu en joug par le pays légal (auquel cas le discours promouvrait une remise en cause du pouvoir en place dans la perspective de la défense d’une norme nationale bafouée, comme sous Reagan, dans les années 1980) : les protagonistes principaux sont des marginaux qui se battent pour un ordre alternatif. Dans X-Men, les membres de l’équipe de super héros sont des professeurs qui enseignent à d’autres mutants comment utiliser leurs pouvoirs. Bru­ce Banner, dans Hulk (2003), est un brillant scientifique. Et les combattants de Matrix sont des as de l’informatique, adeptes des boîtes de nuit, des blousons de cuir et de la culture « jeune » (exécrée par l’Amérique profonde). Même dans des films moins subversifs comme Spider-Man et Harry Potter, on prend la défense des bons élèves contre les cancres et les masses ignorantes (les héros sont des premiers de la classe à lunettes et ceux qui les méprisent des ringards intolérants).

 

On n’a généralement pas affaire dans ces productions à des personnages isolés, mais à des groupes très soudés, organisés quasi-militairement (X-Men, Matrix, La guerre des étoiles, Le seigneur des anneaux). Les appels à la révolution sont parfois explicites (dans The Matrix, notamment), ou apparaissent comme une tentation : les X-Men s’allient un moment au terroriste Magnéto, et le comte Dooku, dans La guerre des étoiles, exploite savamment le ressentiment éprouvé par les populations de la galaxie contre un pouvoir central indéniablement corrompu. En somme, le cinéma que nous voyons émerger est bel et bien contre-culturel, comme nous l’avions déjà annoncé. A première vue, cela semble assez naturel, puisque les films que nous mentionnons sont surtout destinés à un public d’adolescents et de jeunes adultes. Mais Conan le Barbare (1981) et Terminator (1984) étaient eux aussi destinés à ce type de spectateurs, dans les années 1980, et ces films n’adhéraient pas du tout à une telle idéologie. On peut donc en conclure qu’une transformation très importante est en train de se produire chez les moins de trente ans. Quelles que soient précisément les couches de population concernées, ces productions sont incontestablement les plus prisées actuellement : elles témoignent d’un mouvement majeur dans l’histoire des mentalités.

Pourquoi une telle évolution ? D’abord, la conjoncture est effectivement plus morose que dans les années 1990. Au niveau géopolitique, les attentats du 11 septembre 2001 ont montré que, dans un monde réticulaire, les menaces étaient à la fois plus directes et plus incontrôlables que par le passé. La guerre en Irak n’a pas connu une issue très glorieuse et la contestation internationale a miné le sentiment de confiance des Américains à l’égard de l’ONU et de leurs alliés traditionnels, renforçant leur isolement à un moment où le spectre d’un « choc des civilisations » commençait à planer et qu’on se mettait à nouveau à craindre des conflits de longue haleine, un peu partout dans le monde. Au plan intérieur, la crise économique a frappé de nouveau, à l’amorce de la décennie, et le scandale Enron a jeté le discrédit sur le monde des finances. Les élections présidentielles très disputées de 2000, entre Al Gore et George W. Bush, suivies de discussions interminables sur le décompte des voix, ont elles aussi divisé le pays. Enfin, la montée des cours du pétrole, puis le krach financier de 2008, ont achevé de semer l’inquiétude au sein de la population.

 

Le passage de l’optimisme vers la dépression, pourtant, avait déjà commencé dès la fin des années 1990, comme on l’a vu avec Dark City et Matrix. Si la situation économique et politique a joué un rôle considérable dans l’intensification de la tendance, elle ne l’a donc pas amorcée. D’ailleurs, la majeure partie des blockbusters sortis dans la foulée du 11 septembre sont des trilogies, dont la production avait été entamée bien avant 2001 : tout au plus la frilosité ambiante aura-t-elle pu contribuer à assurer un plus grand succès à ceux de ces films qui mettaient davantage l’accent sur l’angoisse.

La véritable racine de ce courant contre-culturel est à chercher du côté de ceux qui l’animent : les jeunes. Leurs principales préoccupations ne sont sans doute pas liées à la conjoncture, aujourd’hui, encore que celle-ci ait évidemment un rôle à jouer ; le germe de leur mal-être est plus certainement d’ordre « moral ». Depuis quelques années, arrive à l’âge adulte une génération désenchantée en mal de repères et d’idéaux (peinte avec lucidité dans Fight Club, en 1999). Ces jeunes avaient moins de dix ans quand Blade Runner (1982), Double détente (1988) ou Piège de cristal (1988) sont sortis sur les écrans. Ils sont maintenant confrontés à un marché du travail précaire (ne serait-ce qu’en raison de l’accentuation de la mobilité professionnelle), qui ne leur propose surtout que des emplois dont ils ne voient guère l’utilité intrinsèque, du point de vue de la collectivité(4). De manière plus diffuse, c’est tout l’environnement idéologique qui s’est délité. L’ère des grandes mobilisations semble révolue, la politique ne consiste plus qu’à gérer et administrer l’Etat, sans projet à long terme. Dans ces conditions, la participation au débat public devient vaine. Cette situation favorise conséquemment la naissance d’une nouvelle crise de génération, comme l’Occident en connaît à intervalles réguliers depuis deux siècles.

En outre, la génération née entre 1970 et 1980 a sans conteste été davantage privée de valeurs que toutes les générations qui l’ont précédée. Dans les années 1960 et 1970, par exemple, les mobilisations étudiantes pouvaient susciter de nombreux idéaux chez les jeunes de 15-30 ans. Et, dans les années 2000, l’engouement pour la mode, le maquillage, les styles vestimentaires ou la chanson restitue même en un sens aux adolescents une nouvelle forme d’« ancrage » communautaire, voire un nouveau socle de « convictions » partagées – quoique sur un mode indéniablement superficiel et typiquement postmoderne(5). La génération intermédiaire, en revanche, n’a pas eu le moindre point de repère culturel auquel se raccrocher, et le terme de « génération X » la définit à cet égard très bien : elle s’est trouvée jetée dans un monde ultralibéral, sans croire à la possibilité ou au bien-fondé d’une véritable alternative politique, mais sans adhérer tout à fait activement non plus au monde dans lequel elle a été comme condamnée à vivre. D’une certaine manière, les générations suivantes seront probablement davantage capables de s’enthousiasmer pour l’univers de la consommation généralisée, y ayant pour ainsi dire été préprogrammées dès l’enfance, notamment sous l’influence de la publicité. La génération X n’aura pas eu cette « chance » paradoxale, étant apparue quant à elle entre deux époques : cela pourrait expliquer en partie la relative noirceur des films hollywoodiens actuels…

 

Aux Etats-Unis, six Américains sur cent de 13 à 19 ans ont un jour tenté de se suicider ; selon un sondage Gallup, 15% disent avoir pensé à le faire. Avec 6000 décès annuels, le suicide est outre-Atlantique la troisième cause de mortalité. Pour commenter ces chiffres, le professeur Stephen Pasternak, de l’université de Georgetown, à Washington, affirme que les jeunes perdent de plus en plus confiance en eux-mêmes, car « ils subissent une quantité d’aliénations. Les changements sociaux, la rupture des liens familiaux, les abus sexuels subis pendant leur enfance, la pression pour le succès scolaire, qui les pousse à considérer tout échec ou toute erreur comme inacceptable, et la possibilité d’avoir accès à des drogues qui les rendent encore plus vulnérables, contribuent à donner aux adolescents le sentiment que leur vie est sans espoir. »(6)

En France, les conclusions des experts ne sont pas moins inquiétantes. En 1989, alors que les perspectives sociales et économiques étaient au plus bas, le ministère de la santé déclarait : « Les décès par suicide ont fortement progressé […] au cours des dix dernières années. Entre 1950 et 1976, le suicide concernait 15 habitants pour 100 000. Il touche désormais 21 habitants pour 100 000. Depuis 1982, le nombre annuel de décès par suicide dépasse celui des accidents de la route. » Certes, la crise économique pouvait contribuer à cette recrudescence alarmante. Mais le pourcentage de personnes qui mettent fin à leurs jours, au sein de la population, n’a pas sensiblement décru au cours des années 1990, bien que l’économie y ait été florissante…

On ne peut pas nier que ces bouleversements soient provoqués, en partie au moins, par nos valeurs et nos modes de vie. Qu’il faille renoncer pour cela à la modernité dans son ensemble ou se contenter de l’aménager est un autre débat. Mais la difficulté à laquelle nous sommes confrontés est majeure et le problème ne doit en aucun cas être négligé : le prendre à la légère serait criminel et inhumain.

 

Que peut-on attendre d’une analyse de l’époque actuelle, telle que nous l’avons entreprise succinctement dans ces pages ? Jusqu’à présent, les œuvres de la pensée ont rarement exercé une influence déterminante sur la société (et, lors­qu’elles ont malgré tout marqué l’Histoire, les bonnes intentions initiales ont le plus souvent été perverties dans les faits, donnant naissance aux pires aberrations politiques). Selon la formule pénétrante de Rivarol, « les philosophes sont plus anatomistes que médecins : ils dissèquent et ne guérissent pas. »(7)

Encore faut-il cependant que les médecins, pour être en mesure peut-être de pratiquer leur art avec talent, aient lu des manuels d’anatomie ! Aussi les efforts de l’esprit ne sont-ils jamais vains. Philosophes, nous le sommes tous, avec des capacités variables. Et guérisseurs tout autant. Chaque action a son importance, et il se peut qu’un jour, de goutte en goutte, une rivière vienne à se constituer, et se transforme en torrent.

L’espoir ne s’éteint jamais totalement ; et, quand bien même il semblerait disparaître, lutter est une question d’honneur. La résistance, avant de renvoyer à son efficacité pratique, renvoie au caractère de celui qui la vit. Elle témoigne du courage des hommes et de leur ténacité. Henry D. Thoreau, ce grand sage américain, avait raison d’écrire : « Le fait est que vous devez prendre le monde sur vos épaules, comme Atlas, et progresser avec lui. Vous y parviendrez au nom d’une idée et vous y réussirez en proportion de l’attachement que vous portez à celle-ci. Il se peut que de temps à autre votre dos ait à en souffrir, mais vous éprouverez en revanche la satisfaction de suspendre la Terre ou de la faire tourner à votre guise. Les lâches souffrent, les héros ressentent de la joie. Lorsque vous aurez marché avec votre dîner pendant une longue journée, installez-le dans un creux, asseyez-vous à côté et mangez-le. Vous verrez qu’à l’improviste vous serez dédommagé de votre effort par quelques pensées d’un genre immortel.

Le talus sur lequel vous serez assis se couvrira de parfums et de fleurs et, dans ce creux, votre monde deviendra une gazelle légère, au pelage luisant. »(8) <Thibault ISABEL

 

NOTES

1>Dick Tomasovic, dans Le Palimpseste noir. Notes sur l’impétigo, la terreur et le cinéma américain contemporain, Crisnée, Yellow Now, 2002, revient très bien sur l’importance de la paranoïa dans les films hollywoodiens modernes.

2>Ces thématiques ne sont pas spécifiques au cinéma hollywoodien ; on les retrouve également, en France, dans Le Cinquième élément, ou, au Japon, dans des films d’animation tels que Akira, Patlabor et Ghost in the Shell. Mais que ces visions dystopiques de l’avenir se soient à tel point implantées dans le pays qui apparaît souvent comme le plus optimiste du monde témoigne du fait que l’humeur du peuple américain n’est pas aussi uniformément rose qu’on le dit parfois ; là-bas comme ailleurs, l’idée de progrès, sans être massivement remise en cause, commence du moins à susciter quelques cris de révolte au sein d’une certaine frange de la population, et à réveiller de vieilles angoisses qu’on croyait définitivement enfouies.

3>Jean-Michel Valentin, dans Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d’une stratégie globale (Paris, Autrement, 2003, pp. 150-153), montre très bien comment le cinéma américain, à partir surtout de La menace fantôme, en 1999, et de L’attaque des clones, en 2002, s’est réorienté vers l’anti-étatisme. « George Lucas reprend à son compte toute la tradition philosophique américaine de méfiance et de pessimisme à l’égard de l’Etat, particulièrement lorsque l’inflation de sa composante sécuritaire fait peser la tentation de dérives tyranniques. Il ouvre ici la reprise d’un cycle de films ouvertement méfiants à l’égard de l’appareil de sécurité nationale, au moment où celui-ci cherche à renouveler sa légitimité afin de se lancer contre l’"axe du mal". » « L’Attaque des clones est une fable stratégique et politique qui s’adresse à l’Amérique d’aujourd’hui. La menace réelle ne vient pas de l’extérieur, elle est construite par les plus hauts niveaux du pouvoir, tentés par la tyrannie. L’armée est présentée comme un organisme sans conscience, qui devient l’adversaire de la République quand elle est manipulée par un pouvoir qui ne se sent plus concerné par la régulation démocratique. » « L’évolution vers une déshumanisation technologique toujours plus pénétrante de l’institution militaire [avec la création de soldats-clones conditionnés en laboratoires, de droïdes guerriers, etc.] pose la question de son contrôle par le pouvoir politique et de son rapport à la société civile, non seulement américaine, mais aussi dans les pays où elle sera amenée à intervenir. »

4>Les activités dites « de service » (qui portent en fait très mal leur nom, puisqu’elles regroupent des occupations professionnelles froides et impersonnelles) ont presque totalement remplacé les anciens métiers, créant un ensemble de secteurs dépendants les uns des autres, mais dépourvus de contacts réels avec les populations, et qui ne peuvent donc générer clairement le sentiment de « servir à quelque chose ». On n’est plus boulanger ou maçon, mais secrétaire dans une agence d’assurance ou standar¬diste au sein d’une entreprise de publicité. Ces travaux salariés ne demandent plus le moindre inves¬tissement personnel en termes émotionnels ; les clients sont toujours de pas¬sage : ceux que l’on côtoie autrement que par téléphone ne viennent la plupart du temps nous voir qu’une ou deux fois dans leur vie. Aucune recon¬naissance ne peut être dès lors attendue (alors que les commerces et les artisanats d’antan assuraient au moins la fidélisa¬tion des rela¬tions et inséraient le travail dans un ordre sym¬bolique stable).

5>Un tel socle de convictions doit lui-même trop à l’imaginaire infantile et narcissique pour structurer les esprits ; mais il peut assurer en revanche un certain optimisme aux populations qui en bénéficient, et c’est en cela qu’il détourne du désespoir plus franc qu’on voit souvent se manifester au sein de la génération née entre 1970 et 1980…

6>Le quotidien du médecin, 10 mai 1989. Cité par Tony Anatrella, in Non à la société dépressive, Paris, Flammarion, 1995. Sur l’importance de la prise en compte du taux de suicide comme révélateur de l’état d’anomie d’une société, cf. Emile Durkheim, Le Suicide, étude de sociologie, Paris, PUF, 1930.

7>Rivarol, Pensées diverses, Paris, Desjonquères, 1998, p. 87.

8>Henry D. Thoreau, Désobéir, trad. S. Rochefort-Guillouet et A. Suberchicot, Paris, L’Herne, 1994, p.222.

La liquidation de la recherche française

Article paru dans le Rébellion 40 – Janvier/Février 2010

 

Depuis son élection en mai 2007 à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy a mis en oeuvre une politique de destruction du service public. Les réformes proposées pour l’enseignement supérieur et la recherche s’inscrivent dans le cadre d’une américanisation toujours accrue de la société française. Elles visent à régir le champ du savoir au moyen de notions issues du champ économique, comme la productivité ou la rentabilité.

 

« Le monde de l’Université et de la Recherche est en proie depuis quelques temps déjà à un processus de dégradation sans précédent en Occident depuis des siècles, et à de lourdes menaces non pas contre la liberté de pensée, apparemment portée au pinacle, au contraire, mais contre la pensée elle-même. Plus spécifiquement, ce que ces assauts menacent de faire disparaître, définitivement peut-être, c’est le rapport humaniste à la culture qui était au fondement de l’Université, ce mélange d’obligation et de plaisir pris à la connaissance désintéressée des œuvres d’art et de pensée, littéraire, philosophique ou scientifique (1) ». Ce constat amer est celui porté par la grande majorité des chercheurs et enseignant-chercheurs sur les réformes de l’actuel ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, Valérie Pécresse. Parmi ces mesures, le demantèlement des organismes de recherche, la réduction des effectifs de chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs et la précarisation des statuts des personnels des instituts de recherche, l’augmentation de la part du privé dans le financement de la recherche.

 

Le démantèlement du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et des Etablissements Publics à caractère Scientifique et Technologique (EPST)

Dans son discours sur la stratégie nationale de recherche et l’innovation du 22 janvier 2009, Nicolas Sarkozy a déclaré qu’ «à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50% en moins qu'un chercheur britannique dans certains secteurs » (2), lançant ainsi l’offensive contre le système de recherche français, accusé d’être improductif et de ne pas assurer un transfert suffisant de connaissance et de technologie vers le secteur privé. Derrière ces accusations dénuées de tout fondement – rappelons, par exemple, que le CNRS, organisme de recherche français mondialement reconnu, est le 4ème institut de recherche au monde et le 1er en Europe selon le classement Webometrics (3) et que la France se classe au 5ème rang mondial en terme de production scientifique dans le domaine des Sciences de la Vie et de la Santé (4) – et l’autonomie des universités, se cache la volonté de contrôle de l’enseignement supérieur et de la recherche par des technocrates et des experts autoproclamés, pour les mettre au service d’intérêts privés. Les propos de Nicolas Sarkozy sur l’opacité de l’évaluation des chercheurs - « Nulle part dans les grands pays, sauf chez nous, on n'observe que des organismes de recherche sont à la fois opérateurs et agences de moyens à la fois, acteurs et évaluateurs de leur propre action » (2), alors que la qualité des recherches effectuées par ceux-ci est principalement évaluée en fonction du nombre de publications parues dans des revues à comité de lecture, le plus souvent internationales, et donc soumises au jugement de leurs pairs, et du nombre de brevets déposés - s’inscrivent dans la volonté de faire de l’enseignement supérieur et de la recherche des marchandises. Le démantèlement du CNRS, remplacé par des instituts nationaux ou agences de moyens (5), de l’Institut National de la Santé Et de la Recherche Médicale (INSERM) et de l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA) pour former l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, illustrent cette tendance à la gouvernance d’un cénacle d’experts et de décideurs, pour lesquels les activités scientifiques appartiennent au domaine de la production et doivent avoir un volet applicatif et des retombées économiques pour être viables. La disparition des Sciences Humaines et Sociales (SHS) du CNRS, évoquée avec insistance (6), s’inscrit dans cette logique. « L’hétéronomie commence quand quelqu’un qui n’est pas mathématicien peut intervenir pour donner son avis sur les mathématiciens, quand quelqu’un qui n’est pas reconnu comme historien (un historien de télévision par exemple) peut donner son avis sur les historiens, et être entendu » (7). L’effet de ces réformes est donc totalement opposé à l’objectif d’autonomie de l’enseignement supérieur et de la recherche voulu par Nicolas Sarkozy.

 

Réduction des effectifs et précarisation des statuts

Selon Nicolas Sarkozy, la France compte « plus de chercheurs statutaires, moins de publications [que la Grande Bretagne] et pardon, je ne veux pas être désagréable, à budget comparable, un chercheur français publie de 30 à 50% en moins qu'un chercheur britannique dans certains secteurs » (2). En stigmatisant le manque de productivité de la recherche française, - assertion mensongère comme nous l’avons mentionné précédemment et sans fondement car le nombre de publications ne reflète pas nécessairement la qualité des travaux menés -, Nicolas Sarkozy a pour objectif de réduire le nombre de postes de chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs permanents pour les remplacer par des chercheurs en CDD (post-doctorants, Attachés Temporaires d’Enseignement et de Rercheche ou ATER, ...). Cette rédution des effectifs a déjà commencé : le CNRS va recruter 300 chercheurs en 2009 contre 400 en 2008, soit une réduction de 25% des recrutements (8), l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), 20 en 2009 (dont 12 Directeurs de Recherche, c’est-à-dire essentiellement la promotion de Chargés de Recherche faisant déjà partie de l’institut) contre 34 en 2008, soit une réduction de 40%. Une évolution similaire est enregistrée dans les différents instituts pour le recrutement des chercheurs, ingénieurs, techniciens et administratifs. Cette diminution des recrutements de permanents est en partie « compensée » par une multiplication de contrats et statuts précaires ayant en commun d’être mal rémunérés: stagiaires, doctorants, post-doctorants, ATER, CDD divers.

 

Financement externe de la recherche française

Les budgets de fonctionnement des laboratoires et des unités de recherche sont de plus en plus réduits. Pour pouvoir mener à bien leurs activités de recherche, les chercheurs sont amenés à faire des demandes de fond à des instances étatiques, des organismes nationaux et européens, ou des fondations privées comme l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), les divers Plans Nationaux, les Réseaux Thématiques de Recherche Avancée (RTRA), par le biais de dépôt de projets. Suivant le résultat de l’évaluation des projets, les équipes de recherche sont dotées de crédits leur permettant de financer l’achat de matériel, de payer leurs missions en France et à l’étranger, de règler les frais de publication et d’inscription à des colloques, et d’embaucher des chercheurs en CDD. Bien évidemment, la rédaction de ces projets, de plus en plus ambitieux, nécessitant « la mise en place de thématiques transverses sur des pôles émergents», « de pôles de compétence », « la création des passerelles entre les sciences dures et les SHS », « de liens avec l’industrie »..., et la nécessaire justification des dépenses et des frais de fonctionnement, est très coûteuse en temps. Les chercheurs en poste se muent, à leur corps défendant, en chefs de projet, suivant le modèle anglo-saxon. L’essentielle de l’activité de recherche repose, de plus en plus, sur les doctorants et les post-doctorants, chercheurs en CDD, ayant pour objectif, eux aussi, de rentabiliser le plus possible, leur un, deux voire trois ans de contrat, en terme de publications, espérant, à terme, pouvoir intégrer un poste de chercheur ou d’enseignant-chercheur. L’on comprend aisément que ce mode de fonctionnement, qui prendra une importance plus grande suite à la réforme, se fait au détriment d’une recherche de qualité.

 

Contrairement aux ambitions affichées, les réformes actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche ne conduisent pas à plus d’autonomie pour les chercheurs et les enseignenants chercheurs. Elles ne font que parachever la destruction, entamée depuis plusieurs années, d’un système qui a fait ses preuves et a permis à la recherche française d’être reconnue pour sa qualité dans le monde entier, pour le remplacer par un système combinant les inconvénients de la lourdeur administrative française (multiplicité des évaluations, complexité des appels d’offre, …) et de la flexibilité du système anglo-saxon (réorientation rapide sur les thématiques sur lesquelles se portent les sources de financement). Si différents aspects du système de recherche français méritent d’être repensés (mode de recrutement des chercheurs, diversité des statuts au sein des unités mixtes de recherche, diminution du nombre d’heures de cours pour les enseignant-chercheurs), les réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche ne feront que porter préjudice aux aspects positifs du système de recherche français. Loin de renforcer l’autonomie des universités, elles rendront le système de recherche français dépendant d’orientations décidées par des experts au sein des agences de moyen. Ces orientations seront fortement influencées par les intérêts du monde économique (les activités de recherche devant conduire à des applications industrielles et commerciales), alors qu’il est évident que les productions intellectuelles ne sauraient être régies par les lois du marché. Comme le remarquait fort justement Pierre Bourdieu, « historiquement toutes les productions culturelles que je considère, - et je ne suis pas le seul, j’espère -, qu’un certain nombre de gens considèrent comme les productions les plus hautes de l’humanité, les mathématiques, la poésie, la littérature, la philosophie, toutes ces choses ont été produites contre l’équivalent de l’audimat, contre la logique du commerce » (9).<

 

NOTES

1> Pour la création d’un Cercle des professeurs et des chercheurs disparus, Pétition à l’initiative de la Revue du MAUSS, Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales, http://journaldumauss.net/spip.php?article468.

2> Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, Sur une stratégie nationale de recherche et d'innovation, à Paris le 22 janvier 2009, http://discours.vie-publique.fr/notices/097000238.html

3> http://research.webometrics.info/top2000_r&d.asp

4> Communiqué de presse du 8 avril 2009, Huit acteurs de la recherche française créent l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé, http://www2.cnrs.fr/presse/communique/1571.htm

5> Communiqué de presse du 27 mars 2008, Réforme du CNRS : l'organisme accélère,  http://www2.cnrs.fr/presse/communique/1316.htm

6> Appel : Pas de CNRS sans Sciences Humaines et Sociales !,  http://www.sauvonslarecherche.fr/spip.php?article1867

7> Pierre Bourdieu, Sur la télévision, p. 66, Ed. Raisons d’Agir.

8> Communiqué de presse SNCS/FSU du 29 octobre 2008,
Recrutement chercheur 2009 au CNRS : − 25 %, http://sncs.fr/imprimer.php3?id_article=1354&id_rubrique=17

9> Pierre Bourdieu, op. cit, p. 29.

21/05/2010

Rébellion 41 disponible !

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P03 - EDITORIAL

«Le puits et le pendule».

 

P04 - MOUVEMENT

Organisation/Où en sommes-nous?

A l’assaut de l’avenir !

P06 - REFLEXION

Le symptôme d’une société en crise.

Eléments pour une pensée authentiquement rebelle.

 

P09 - MONDIALISME

Les habits neufs du Nouvel

Ordre Mondial.

P10 - Entretien/Alexandre Latsa,

l’Occident à l’assaut de l’Eurasie.

P14 - Entretien/Julien Teil,ONGs,

l’impérialisme humanitaire.

P17 -  Les liaisons incestueuses des ONG avec les Etats

et les transnationales.

 

P20 - SOCIAL

La bienséance de circonstance.

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P22 - CHRONIQUE

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05/05/2010

Le puits et le pendule

Editorial de Rébellion 41 Mars/Avril 2010

pouvoirpopulaire-1.jpgL'oscillation pendulaire du couperet tranchant du capital, se rapprochant inexorablement du corps souffrant du prolétaire plongé au fond du puits de la crise sociale, poursuit sa trajectoire macabre de droite à gauche et inversement, de l'échiquier politique. Les dernières élections régionales en sont la déprimante illustration: répétition ad nauseam des sempiternelles bouffonneries politiciennes sur fond de préparation des futurs mauvais coups que la classe dominante s'apprête à infliger aux travailleurs.

Sur le premier point, ne boudons pas notre plaisir concernant le taux d'abstention des électeurs véritablement écœurés par l'oligarchie politique droite/gauche au pouvoir (application de la règle de trois aux pourcentages obtenus ramenés au nombre réel d'électeurs inscrits, sans compter les non inscrits...). Bien entendu, il y a loin de la coupe aux lèvres et ce rejet n'est pas encore l'expression d'une conscience radicale des enjeux de la lutte de classe mais simplement un sentiment diffus de la vacuité de la participation au decorum institutionnel. Cela n'a d'ailleurs pas contrarié outre mesure les "élus du peuple" qui se redistribuent ainsi à tour de rôle les émoluments inhérents à leurs "charges", si l'on peut vraiment qualifier ainsi leurs fonctions. Le énième retour de la gauche au devant de la scène spectaculaire relance la machinerie électoraliste jusqu'à la prochaine échéance présidentielle et permettra de vaguement recrédibiliser le semblant d'opposition qu'elle manifestera face aux avanies que vont essuyer les prolétaires. Et cela nous conduit au second point: le grand chantier de la remise en question de l'âge de la retraite qui est un des derniers verrous que le capital s'empresse de faire sauter dans sa quête illimitée de l'allongement de la durée et de l'intensification croissante de l'exploitation de la force de travail. Selon les idéologues appointés par la classe dominante, il existerait une espèce de fatalité arithmétique au problème évoqué. Cela ne relève à nos yeux que du même type d'artifice sophistique déployé face à la réalité de la mondialisation capitaliste conçue comme "inévitable", et autres foutaises concernant la "nécessité" quasi naturelle de l'extension du marché et de la marchandisation de toute activité humaine. Tant que l'on s'incline servilement devant le mode de production capitaliste, on ne peut que rester prisonnier de sa logique et de ses critères de choix décisionnels dépendant de la seule "communauté réelle de l'argent". Le "réalisme" des partis politiques et des syndicats ne contestant que du bout des lèvres les mesures que l'on nous prépare n'est que l'acquiescement à l'utopie capitaliste ravageant la planète de ses maux, à la démesure productiviste propre au règne du processus de valorisation capitaliste. Disons pour rester objectif que la droite a au moins le mérite d'annoncer clairement son jeu (c'est son rôle) alors que la gauche feint de croire qu'il existe des solutions "sociales" au sein du système établi. Faisons confiance aux sycophantes gauchistes breneux pour faire dévier in extremis les luttes authentiques du prolétariat lorsque la gauche institutionnelle ne pourra plus endiguer la vague des mécontents; la droite leur en fournira comme d'habitude le signal, l'ordre et les moyens (depuis les années soixante l'intendance leur a toujours été abondamment fournie quand il le fallait).

Dans un monde libéré des instances et des injonctions de la valorisation, la richesse ne s'écoulerait certes pas comme le miel et le lait dans la vallée de Canaan mais le recours à des références plus immédiatement concrètes dans l'orientation consciente de la production et de la distribution des biens multiples permettrait aux producteurs associés de gérer de manière plus convenable leur mode de vie et de reproduction de celle-ci. Notre vision du socialisme incarne cette reprise en mains, de la part des travailleurs, de leur destin. en ne laissant pas sur le carreau des millions d'êtres humains spoliés du minimum vital et en assurant une solidarité effective envers les générations vieillissantes et les plus jeunes en devenir. A titre de contre exemple, évoquons la macabre sarabande des multinationales et des puissances impérialistes faisant, par exemple, de l'Afrique leur terrain de chasse afin d'y promouvoir une vaste entreprise de néocolonisation agricole et de dépossession des petits producteurs de leur terre afin d'assurer la survie de leur développement capitaliste démentiel. Ainsi la Chine, bien incapable d' établir un équilibre entre la ville et la campagne sur son territoire - et encore moins de dépasser leur antagonisme - exporte par l'immigration une partie de sa population agraire privée de ressources tout en achetant à tour de bras des terres africaines destinées à la production de denrées dont elle bénéficiera. On est au coeur de l'absurdité la plus totale! Le tout s'accomplit sous le regard béat et patelin de la finance mondiale se sucrant au passage (spéculation sur les denrées agricoles); tout ce beau monde s'entendant comme larrons en foire.

Quitte à nous répéter, nous affirmons que les enjeux actuels sont colossaux: les déséquilibres sociaux, écologiques et humains sont désastreux. La situation est désolante et laisse prise au découragement lorsqu'on s'aperçoit que les solutions paraissent nous dépasser, ne relevant pas d'une échelle à laquelle les peuples pourraient efficacement intervenir. C'est sur ce dernier point que chacun doit réfléchir mais en agissant collectivement, dans les assemblées issues de la lutte de classe, ne laissant pas le pouvoir et la parole aux représentants autoproclamés de la pseudo contestation du système<