22/07/2010
Editorial n°43 : Le linceul du Vieux Monde
« Le vrai choc des civilisations, actuellement, c'est la guerre des Etats-Unis contre le reste du monde, et la résistance des peuples à l'arraisonnement du monde par l'infinité du capital (…) C'est ce qui m'a amené à écrire que l'ennemi principal est aujourd'hui le capitalisme et la société de marché sur le plan économique, le libéralisme sur le plan politique, l'individualisme sur le plan philosophique, la bourgeoisie sur le plan social et les Etats-Unis sur la géopolitique ». Ces quelques lignes, tirées d'un entretien fondamental entre Alain de Benoist et Michel Marmin, publié dans le dernier numéro de la revue Eléments (1), recentre le débat concernant les principes fondamentaux de l'analyse politique fondant la pensée réellement critique. C'est sur cette ligne de fracture que se cristallise la convergence à laquelle nous aspirons, depuis l'origine de notre revue. Car il n'y a pas de vraie rupture avec le système sans le refus du clivage suranné Droite/Gauche (notions devenues vides de sens et dépassées) et sans la claire affirmation que le capitalisme représente l'ennemi principal.
Cette idée n'est pas un slogan anodin. Chaque jour, nous vivons la désintégration sociale causée par la logique du capital. Mesures anti-sociales du gouvernement, révélations sur les petits combines de l'oligarchie dominante (avec toutes les sornettes concernant les bienfaits de la démocratie bourgeoise qui ne saurait tolérer ces abus alors qu'ils ne sont que le révélateur de la guerre de chacun contre chacun inhérent à son individualisme intrinsèque), explosion de l'insécurité dans les quartiers populaires (rôle spectaculaire du néolumpenproletariat), guerre mondiale contre les pauvres, destruction de l'environnement (avec les fausses solutions proposées par les belles âmes, les "verts") : la liste est longue des méfaits de l' organisation criminelle représentée par les tenants du marché capitaliste et des « droits de l 'homme ». Personne ne parle de la souffrance des travailleurs français, européens et du monde entier, on l'évoque à peine lorsque quelques actes désespérés éclairent la misère sociale et psychique des oubliés du système.
Celui-ci, par la nature de son organisation, de ses intérêts mercantiles, possède une conscience globale opérante, adéquate à sa pratique (néanmoins fausse conscience à propos de ce qu'elle est réellement), de la guerre de classe à conduire contre l'ensemble de ceux qu'elle exploite et asservit (2). Le règne du capital approfondit, clarifie, tout en essayant de la masquer, la guerre au sein des rapports sociaux ; tant qu'il domine et jouit de ses victoires comme il l'a fait depuis deux décennies, il possède une conscience nette des enjeux de sa lutte grâce à sa stratégie financière (profits du marché financier immédiats), économique (délocalisations, exploitation accrue du prolétariat), idéologique (droits-de-l'hommisme), géopolitique (monde unipolaire). Le prolétariat, quant à lui, a été disloqué durant cette dernière période par ces mesures et a perdu la boussole lui indiquant les finalités de sa lutte de classe : la guerre à l'exploitation synonyme d'expropriation de la vie par les impératifs aliénants de la guerre économique. Ses luttes actuelles se résument, pour l'instant, à un sordide marchandage pour sa mise au placard lorsqu'une entreprise ferme ses portes pour aller extorquer sa plus-value sous d'autres cieux. La conscience que la base ontologique de l'existence est la production et la reproduction de la vie immédiate, réelle, des hommes au cours de leur histoire et qu'elle peut ne pas leur échapper (communisme contre satisfaction de la jouissance béate d'une classe minoritaire) semble s'être éloignée. La croyance illusoire que la majorité allait pouvoir communier dans le mode de vie de couches moyennes sybarites y a été pour beaucoup. Néanmoins, par une ruse dont l'histoire aliénée a le secret, l'indomptable nécessité traduite de nos jours par la raison calculatrice du capital, impose un durcissement dans les attaques que celui-ci inflige au prolétariat. Il est raisonnable de penser que de larges secteurs de ce dernier, ne pourront plus adhérer à l'image de paix sociale et se verront contraints de reprendre le chemin de la lutte de classe authentique : guerre à la domination ignoble de la loi de la valeur ! Guerre à la domination mondiale de l'Economie !
Il nous faudra donc être à la hauteur de la guerre de classe en devenir. Nous avons insisté durant plusieurs années sur l'importance de rompre avec des attitudes et des nostalgies dépassées. Le temps de l'activisme stérile est fini, les poseurs pseudos-révolutionnaires n'ont jamais rien amené à la cause révolutionnaire. S'ils veulent « consommer » de la révolte, nous leur conseillons de rejoindre les derniers micro groupuscules des mouvances extrémistes moribondes ou de suivre le chemin du NPA vers le réformisme du néant. Un militant efficace laisse aux vestiaires les tenues idéologiques des folklores politiques dépassés, il se renforce intellectuellement (par sa curiosité intellectuelle et un travail de formation politique sérieux) et agit concrètement (travail militant dans le réel).
Notre but est double dans notre action : premièrement, nouer des contacts avec les individus et groupes en « rupture » avec les normes du système et diffuser nos idées dans les secteurs les plus enclins à rejeter la logique capitaliste. En deuxième lieu, permettre une prise de conscience progressive des classes populaires par un long (mais nécessaire) travail d'imprégnation.
Le linceul de Vieux Monde ne se tissera pas tout seul. Retroussez donc vos manches...
Notes :
1)- Eléments de Juillet/Août propose un dossier sur « La Nouvelle Droite est-elle de Gauche ? » Disponible en kiosque pour 5.50 euros. http://www.revue-elements.com/
2) Sur le concept de guerre, on se reportera utilement aux numéros 33, La guerre? (avril 2010) et 34, La guerre? (2) (juin 2010) de la revue Krisis. Concernant, les idées de guerre de classe et de lutte de classe, lire en particulier, les articles de Bruno Drweski et de Costanzo Preve dans le n°33 et sur l'articulation entre lutte de classe et "quatrième guerre mondiale" dans l'oeuvre de Preve, l'article éclairant, rédigé par Yves Branca pour le n° 34. N° 33, 23 euros. N°34, 25 euros. 5, rue Carrière-Mainguet. 75001 Paris.
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24/06/2010
Rébellion 42 disponible !
P03EDITORIAL
Peuples d’Europe, soulevez-vous !
P05ALTERNATIVE
Des communautés alternatives centenaires
Sol Veritas Lux
P06SOCIETE
L’ombre de Dionysos
P08/Entretien/La pensée sauvage de Michel Maffesoli
P11/Tatouages, piercings et autres modifications corporelles.
La fabrique du corps
P12/Entretien/Les réflexions sur la violence de Thibault Isabel
P17/Suicide et mal de vivre à l’ère de l’hypermodernité.
La crise est dans l’homme
P23CULTURE/LIVRES
Comment peut-on être païen ? Alain de Benoist
La matière mutilée Arnaud Bordes
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Rébellion disponible contre 4 Euros
A commander à RSE BP 62 124
31020 Toulouse Cedex 2
Rebellion_larevue@yahoo.fr
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21/06/2010
Edito du numéro 42 de Rébellion : Peuples d'Europe, soulevez-vous !
« Peuples d'Europe, soulevez-vous ! »
Pouvait-on lire en grec et en anglais sur la banderole, accrochée au rocher de l 'Acropole à Athènes. Au pied du Parthénon, plusieurs centaines de militants du KKE (Le Parti Communiste Grec) étaient mobilisés pour lancer cette appel au soulèvement des travailleurs européens. Un symbole fort, car la Grèce est aujourd'hui la proie de la rapacité des mondialistes. On saigne le peuple grec avec des mesures de rigueur d'une sévérité inédite,le pays étant à la merci de ses créanciers de l'Union Européenne et du FMI.
En Espagne et au Portugal, les travailleurs sont aussi obligés de payer pour les spéculateurs du Capital. Des plans d'austérité augmentent encore d'avantage l'énorme poids déjà supporté par les classes populaires. Les grandes multinationales financières misant sur l'effondrement de ces pays pour empocher la mise, nous sommes confrontés aux pires rapaces financiers du système. Dans cette affaire, l'Union Européenne a prouvé que son rôle n'était pas de défendre les travailleurs mais d'assurer les intérêts à court terme du Capitalisme. L'Allemagne dans sa logique incendiaire ne rechercha qu'une baisse de l'Euro pour garantir une reprise de ses exportations pour ses industriels.
Et la France dans tout cela ? Le spectre de la crise grecque est agité afin de faire peur et rendre les « réformes » inévitables. L'augmentation de l'âge de départ à la retraite (62 ans et 67 ans pour un taux plein) est désormais acquis et rien ne semble pourvoir dire que cette régression sociale soit la dernière car, de Droite comme de Gauche, aucun dirigeant futur ne remettra en cause le plan du capitalisme pour assurer sa survie. La classe dominante justifie son attaque par l'allongement de la durée moyenne de vie dans nos sociétés. Où l'on voit, que tout progrès matériel et technique au sein du système capitaliste se retourne systématiquement contre les travailleurs. Il faut travailler plus pour pérenniser un mode de production totalement absurde dans lequel ce qui importe est de réaliser au sein de la circulation marchande la valeur d'une masse de marchandises dont une grande part est soit totalement inutile voire nuisible sur le plan humain et écologique soit de qualité nettement insuffisante mais qui cristallise le taux de profit nécessaire à l'accumulation capitaliste. Peu importe pour les philistins de la pensée dominante que le travail soit, de surcroît, lieu de production de l'aliénation et que les prolétaires perdent leur existence à s'abrutir, durant des décennies, par le travail salarié mortellement ennuyeux. Ces derniers n'ont même plus l'espoir, dorénavant, de voir leur survie matérielle à peu près assurée correctement. La paupérisation croissante des prolétaires est en marche. Ne parlons même pas des pays globalement pauvres où la situation sociale est hallucinante et dans laquelle une minorité ostensiblement riche cotôie un abîme de misère.
Dans ce contexte explosif, l'étonnant pour nous est que rien n'explose.
Le domination idéologique du système semble avoir enfoncé dans les esprits (1) le découragement, la résignation et l'acceptation. Ce constat est sombre, mais il ne faut pas renoncer pour autant à poursuivre notre critique. Car les germes des futures révolutions se trouvent au plus haut point dans les contradictions et les tensions des sociétés capitalistes occidentales.
Nous ne pouvons que souscrire aux propos de Gilles Dauvé et Karl Nesic dans leur récent texte : « Si la révolution communiste doit pour réussir fusionner les réactions contre la misère imposée par le capitalisme et les refus de la fausse richesse proposée par ce même capitalisme, cette critique double et globale n'est possible qu'au sommet d'un cycle de développement capitaliste, quand les composants de ce cycle sont à leur tension maximale et commencent à être mis en crise par les revendications du travail et par un début d'épuisement de la rentabilité du capital, si donc notre hypothèse est juste, les régions et pays dits développés y offrent les conditions les plus favorables. Une telle critique suppose en effet une forte colonisation marchande de la société, une proportion élevée de salariés ou de salariables, et des habitudes de consommation déjà ancrées. Pour reprendre le concept, cette critique suppose une domination réelle du capital (…) . Le rejet conjoint de ce que le capitalisme a effectivement de pire et imaginairement de meilleur suppose un environnement social où ces deux réalités sont présentes et en opposition, pour que les prolétaires s'en prennent à la fois à l'une et à l'autre » (2) .
L'Europe, par son histoire et sa situation, pourrait devenir le foyer de cette prise de conscience. Les prolétaires européens n'ont pas encore dit leur dernier mot.
Notes :
1) L'opium du peuple se décline aujourd'hui sous un mode spectaculaire aux mille facettes et toujours plus ou moins lucratif pour quelques filous. Un exemple récent: Sarkozy a accouché d'une proposition économique géniale à laquelle Ricardo et Smith n'auraient jamais songé; défendant à Genève la candidature de la France pour l'organisation de la future Coupe d'Europe de Football, il soutint doctement que la solution à la crise "c'est le sport"! On peut s'interroger sur la décrépitude intellectuelle de la bourgeoisie dans le monde contemporain. Gageons néanmoins que pour ces célébrations sportives, quelques industriels chinois pourront à nouveau, comme ils l'ont fait en Afrique de sud, fourguer leurs ignobles trompettes assourdissantes en plastique. Tout un symbole de la mondialisation économique capitaliste, de sa vulgarité inesthétique et de l'imbécillité de masse qu'elle engendre...
2) - Gilles Dauvé & Karl Nesic, Sortie d'Usine, Trop Loin. Mars 2010.
http://troploin0.free.fr/ii/index.php/textes/50-sortie-dusine
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14/06/2010
L'Irlande du Nord expliquée par Thierry Mudry
Entretien paru dans le Rébellion 40 – Janvier/Février 2010
Auteur d’un ouvrage sur l’histoire de la Bosnie-Herzégovine (Ellipses, 1999) et d’un autre sur la poudrière balkanique (Guerre de religions dans les Balkans, Ellipses, 2005), Thierry Mudry enseigne la géopolitique des conflits religieux à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Il achève un livre consacré à L’Amérique éclatée. Protestantisme et séparatismes aux Etats-Unis (à paraître aux Editions Ellipses courant 2010) et a entamé également la rédaction d’une Géopolitique du protestantisme irlandais, qui sera sous-titrée : De la conquête de l’Irlande à la conquête de l’Amérique.
Rebellion : Monsieur Mudry, jusqu’à présent, vous avez publié des travaux consacrés aux conflits religieux et à la problématique identitaire dans l’aire balkanique, comment expliquer que vous sembliez désormais vous intéresser aux Îles britanniques et à l’Amérique du Nord?
Thierry Mudry: Il est important de pouvoir se livrer à des comparaisons. Je voulais savoir si l’interprétation du fait identitaire à laquelle je m’étais livré s’agissant des Balkans, qui constituent l’extrême-orient du monde européen, pouvait s’appliquer à l’extrême occident de ce monde, à savoir les Îles Britanniques et les Etats-Unis. Deux précisions. Pour moi, contrairement à une opinion communément exprimée ici ou là, les Etats-Unis ne sont pas nés et ne se sont pas formés en rupture avec l’Europe: ils ne sont qu’une projection géopolitique et idéologique de celle-ci, en particulier de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande. Quant à l’interprétation du fait identitaire balkanique que j’évoquais précédemment, je pourrais la résumer ainsi: dans les Balkans, à partir du XIXème siècle, l’appartenance nationale s’est confondue avec l’appartenance confessionnelle, voire ecclésiale. Les orthodoxes de langue serbo-croate, ou plus généralement les fidèles de l’Eglise orthodoxe serbe, ont revendiqué une identité nationale serbe, les catholiques serbo-croatophones une identité nationale croate, les musulmans de même langue ont choisi de se dire « musulmans » au sens national du terme puis bosniaques, les fidèles de l’Eglise orthodoxe bulgare ont excipé d’une nationalité bulgare, ceux de l’Eglise orthodoxe grecque et les orthodoxes de toutes origines ethniques rattachés directement au patriarcat de Constantinople ont, pour leur part, affirmé leur grécité. Au bout du compte, seuls les Albanais ont jusqu’à présent échappé à cette logique confessionnaliste.
Rebellion: Votre nouveau champ d’étude englobe désormais l’Irlande. Quelles sont selon vous les causes de sa division? Cette division est-elle la manifestation d’une opposition religieuse, culturelle, économique ou politique?
Thierry Mudry: Il existe en Irlande une double division. Première division: celle, politique, entre la république, qui regroupe 26 des 32 comtés de l’île, et le nord, partie intégrante du Royaume-Uni, qui y bénéficie d’un statut d’autonomie depuis les accords du Vendredi saint d’avril 1998. Deuxième division: la division identitaire entre les catholiques d‘Irlande du Nord, minoritaires dans la province, et leurs concitoyens protestants, encore majoritaires localement. Les catholiques se considèrent en effet, pour la plupart, comme des Irlandais et les protestants comme des Britanniques, ou des Ulstériens. On peut dire qu’ici le processus de confessionnalisation des identités nationales ou, si l’on préfère, de nationalisation des identités confessionnelles a finalement fonctionné à l’identique des sociétés balkaniques.
Les causes immédiates de la division politique de l’île sont à chercher dans la guerre anglo-irlandaise de 1919-1921 et dans le traité de Westminster qui y a mis fin. C’est ce traité qui a créé deux entités politiques différentes en Irlande. Une telle division répondait et répond toujours aux exigences des protestants du nord qui refusaient de relever d’un Etat (une Irlande indépendante, voire autonome) dont la population aurait été majoritairement catholique. Ils obtinrent donc que les comtés où ils vivaient soient détachés de l’Etat libre d’Irlande né des négociations entre insurgés irlandais et gouvernement britannique.
Mais, à l’époque, les protestants s’affirmaient encore irlandais - irlandais et unionistes. Leur identité a subi au cours des siècles une évolution qu’on peut aisément retracer.
Aux XVIème et XVIIème siècles, ces colons fraîchement installés en Irlande sont désignés sous l’appellation de « nouveaux Anglais » ou de « nouveaux Ecossais », pour les distinguer des « vieux Anglais » et des « vieux Ecossais », implantés depuis longtemps dans le pays, restés fidèles à la religion catholique et assimilés aux « papistes irlandais ». Les nouveaux venus revendiquaient alors clairement leur appartenance d’origine et les privilèges attachés à leur statut de conquérants.
Ils étaient loin de former eux-mêmes une communauté homogène. L’Eglise d’Irlande (anglicane) était la seule Eglise reconnue; tous les Irlandais, quelle que soit leur confession, lui devaient la dîme. En outre, les anglicans étaient les seuls à pouvoir disposer de la terre et en hériter. Ils ont été également longtemps les seuls à pouvoir accéder à un enseignement universitaire, à exercer une profession libérale, occuper un emploi public ou une fonction élective. Les catholiques étaient privés de ces droits. Mais il en allait de même des anglicans pauvres, ainsi que des presbytériens écossais qui représentaient une petite moitié de la population protestante d’Irlande.
Au XVIIIème siècle, changeant d’attitude, les protestants se posèrent désormais de plus en plus nettement en Irlandais. Ils estimaient même être les seuls Irlandais dans la mesure où les catholiques, dépourvus de tous droits politiques et d’une partie substantielle de leurs droits civils, étaient totalement marginalisés, totalement absents de ce fait de la scène publique. Plusieurs facteurs ont contribué à ce changement majeur de mentalité et à cette identification des descendants des colons anglais et écossais à la nation irlandaise. Je citerai d’abord la disparition de la menace catholique. Le souci principal des protestants irlandais n’était plus de se protéger d’un éventuel soulèvement des « papistes », totalement domestiqués, qui apparaissait improbable. Il était dorénavant de s’affirmer face à l’ancienne métropole.
Il faut souligner ensuite le mépris que manifestaient aux protestants irlandais les Anglais d‘Angleterre, population et dirigeants confondus. Ce mépris devait marquer autant Charles Stewart Parnell, qui devint le chef du parti parlementaire irlandais promoteur de l’idée du Home Rule, que William Butler Yeats, le futur Prix Nobel de littérature engagé un temps dans la Fraternité républicaine irlandaise, lors des études qu’ils firent en Angleterre.
Le gouvernement anglais refusait à ses anciens colons le droit de voter leurs propres lois et de commercer à leur guise. L’Irlande était pourtant un royaume (depuis qu’Henry VIII s’était fait couronner roi par le parlement de Dublin en 1541) mais les protestants irlandais découvrirent que ce royaume dont ils étaient les maîtres ne disposait d‘aucun des attributs de la souveraineté: le sentiment anti-anglais se fit jour dès les dernières années du XVIIème siècle dans leurs rangs et alla se renforçant tout au long du XVIIIème. Au bout de quelques générations, les protestants s’étaient enracinés en Irlande. Ce avec d’autant plus de facilité que, pour trouver femmes, ils avaient conclu dès leur arrivée des alliances matrimoniales avec des familles gaéliques et vieilles-anglaises et qu’ils persévèrent dans ce sens, au point qu‘on peut considérer que les lignées maternelles des protestants irlandais étaient et sont le plus souvent d‘extraction purement locale. Enfin la conversion au protestantisme d‘une partie des couches populaires dans le nord de l’île et d’une fraction non négligeable de l‘élite autochtone partout ailleurs renforça les effectifs des protestants irlandais et contribua à les « irlandiser » plus encore. Ces conversions touchaient l’aristocratie terrienne mais aussi les prêtres catholiques et les élèves des écoles bardiques. Dans son ouvrage sur « l’Irlande cachée » (Hidden Ireland) consacré à la survie de la culture gaélique dans le Munster du XVIIIème siècle, Daniel Corkery cite plusieurs poètes irlandophones passés au protestantisme: Denis MacNamara, Andrew MacGrath, Pierce Fitzgerald et Michael Comyn…
J’ajoute que les unions avec les femmes autochtones et les conversions de natifs au protestantisme, que l’identification à la nation irlandaise ont été favorisés dans le nord par le fait que beaucoup de colons écossais presbytériens et anglicans étaient eux-mêmes de langue gaélique et que des échanges de populations ont existé de tous temps entre l’Ulster et l’ouest de l’Ecosse (rappelons que le royaume d’Ecosse a été créé au Moyen-Âge à l’initiative d’Irlandais débarqués d’Ulster…). La recherche historique récente a contredit la thèse soutenue dans les milieux loyalistes et unionistes selon laquelle les colons écossais venaient principalement des basses terres anglophones d’Ecosse. J. Michael Hill a montré que ces colons étaient essentiellement des Highlanders qui ont pu se couler sans difficultés dans la structure sociale et économique préexistante de l’Ulster gaélique. Les travaux de l’historien presbytérien Roger Blaney ont établi d’autre part que jusqu’au XVIIIème siècle, la moitié au moins de ses coreligionnaires d’Irlande du Nord étaient gaélophones.
Les protestants subirent donc à leur tour, quoique partiellement, ce processus de « dégénérescence » affectant irrémédiablement, selon les Anglais d’Angleterre, les vagues successives de colons implantés en Irlande qui abandonnaient leur identité originelle pour adopter la langue, les mœurs et les « affections » (c’est-à-dire le sentiment anti-anglais) des autochtones, pour devenir, selon l’expression consacrée, « plus irlandais que les Irlandais eux-mêmes ».
Devenus irlandais, les protestants épousèrent tout naturellement la cause nationale. Il faut le préciser ici: ils furent les fondateurs du nationalisme et du républicanisme irlandais, et ils devaient assumer pendant plus d’un siècle la direction des mouvements qui s’en réclamaient. L’historien du nationalisme irlandais George Boyce a raison d’écrire que l’idéologie du soulèvement de Pâques 1916 fut en grande partie « une création anglo-irlandaise », une création des Irlandais de confession protestante.
Les Volontaires irlandais constituèrent la première expression du nationalisme local. Milice levée parmi les protestants pendant la guerre d’indépendance américaine pour défendre le pays contre d‘éventuelles attaques françaises ou espagnoles, les Volontaires dénoncèrent très vite l‘état de dépendance dans lequel le royaume d‘Irlande était tenu par le gouvernement anglais. Sous la conduite de l’avocat Henry Grattan et du parti patriote, les Volontaires arrachèrent à Londres en 1782 le droit pour le parlement de Dublin de légiférer seul dans les affaires de l’Irlande et le droit pour les négociants irlandais de commercer librement. La Société des Irlandais-Unis, formée en 1791 et issue de la radicalisation croissante d’une fraction des Volontaires irlandais, prônait l’émancipation totale des catholiques, encore soumis aux lois pénales, l’union des anglicans, des presbytériens et des catholiques « sous le commun nom d’Irlandais » et l’instauration d’une république totalement détachée de la Grande-Bretagne. Interdite par les autorités, elle entra dans la clandestinité, recruta des dizaines de milliers d’adhérents dans toute l’Irlande (jusqu’à 300000 selon l’historienne Nancy Curtin) et organisa tant bien que mal le soulèvement de 1798 qui fut réprimé avec la plus grande férocité.
L’opinion protestante bascula du côté de l’unionisme au cours du XIXème siècle.
La défaite de l’insurrection de 1798 marginalisa totalement les courants de l’Eglise presbytérienne qui l’avaient approuvée et y avaient participé en Ulster: le courant libéral des non-subscribers, et surtout le courant millénariste des covenanters fortement implanté dans la paysannerie. Le courant libéral avait été favorable à l’émancipation des catholiques, et le courant millénariste à une révolution qui, en renversant l’Etat et l’Eglise anglicane établie, aurait instauré le règne du Christ sur terre.
Le courant évangélique qui leur était opposé s’imposa dans le protestantisme irlandais, et, au début du XIXème siècle, les sociétés bibliques rattachées à l’Eglise anglicane, à l’Eglise presbytérienne ou aux autres dénominations adoptèrent un prosélytisme très agressif (elles développèrent notamment une action missionnaire en langue gaélique). Jusqu’alors, les Eglises protestantes n’avaient guère tenté de convertir massivement les masses catholiques. Leur prosélytisme provoqua bien évidemment des réactions très hostiles de la part de l’Eglise de Rome en pleine réorganisation, favorisa le sectarisme de part et d’autre et rapprocha les Eglises protestantes entre elles. En même temps, la mobilisation des masses catholiques sous la conduite de Daniel O’Connell, l’émancipation totale des fidèles de l’Eglise de Rome arrachée en 1829 au gouvernement britannique, firent craindre aux protestants de tomber sous la domination des catholiques irlandais et surtout sous celle de leurs prêtres et du pape. Le maintien de l’union avec la Grande-Bretagne parut aux protestants le seul moyen d’éviter une telle éventualité.
Désormais acquis à l’unionisme, ils restèrent longtemps à leurs propres yeux des Irlandais à part entière. Mais les nationalistes catholiques, depuis O’Connell jusqu’à David Patrick Moran, s’acharnèrent à leur dénier cette qualité. Une telle obstination, conjuguée à la partition de 1921, contribua à modifier totalement la perception que les protestants du nord avaient d’eux-mêmes: désormais séparés du reste de l’Irlande par une frontière politique, ils n’estiment plus être des Irlandais mais des Britanniques. Selon un sondage réalisé en 1994, 82% des protestants d’Irlande du Nord se disaient britanniques et ulstériens (contre 10% des catholiques) et 3% irlandais (contre 62% des catholiques). On voit quand même que la conscience d’appartenir à l’Ulster cohabite, plus ou moins bien d’ailleurs, avec leur orientation britannique, et il y a dans cette conscience ulstérienne quelque chose qui pourrait les rapprocher des catholiques d’Irlande du Nord, voire d’Irlande en général. J’y reviendrai peut-être.
Evoquer assez longuement l’errance identitaire des protestants irlandais me semblait nécessaire. La question nationale irlandaise se réduit-elle à « la question protestante » et pourrait-elle être résolue par la disparition ou la marginalisation de la minorité protestante comme le suggèrent ou l’espèrent certains dans le camp nationaliste? Cette disparition ou cette marginalisation, il est vrai, mettrait un terme à la double division de l’Irlande. Ce serait toutefois une erreur d’oublier que l’errance identitaire des protestants d’Irlande répond à celle des catholiques de l’île qui, pour beaucoup, se sentent plus britanniques occidentaux (West Britons) qu’irlandais réellement. Finalement, l’Irlande n’est-elle rien d’autre qu’une nation anglophone catholique sans autre particularité au sein du monde anglo-saxon que sa confession? L’existence d’une diaspora irlandaise forte de plusieurs dizaines de millions de représentants (près de 40 millions pour les seuls Etats-Unis), constituée pour une majeure partie, de protestants (51% contre 39% de catholiques aux Etats-Unis si l’on en croit le recensement de 1990), permet pourtant d’en douter.
Rebellion: En Irlande du Nord, quel état des lieux peut-on tracer quarante ans après le début du conflit? Où en est le processus de paix?
Thierry Mudry: Quelques chiffres permettront de dresser un premier bilan du conflit nord-irlandais. La guerre de libération nationale qui a opposé l’I.R.A. à l’armée britannique et la guerre civile qui l’a opposée aux groupes paramilitaires loyalistes a causé la mort de 3600 personnes. 47500 autres ont été blessées. Ces chiffres sont à rapporter à la population de l’Irlande du Nord qui compte un million et demi d’habitants. Multipliez-les par 40 et vous aurez une idée de ce qu’ils pourraient représenter à nos yeux si la France avait subi des pertes équivalentes (soit 144000 morts et 1900000 blessés!). Mais le bilan humain du conflit ne se résume pas aux décès et aux blessures physiques. Le British Journal of Psychiatry, dans un numéro paru en 2007, a exposé les résultats d’une enquête établissant que 12% des adultes d’Irlande du Nord présentaient des symptômes de stress post-traumatiques imputables au conflit. Ce pourcentage apparaît nettement plus élevé parmi les couches populaires de la population, toutes confessions confondues, à la fois les plus fragiles et les plus exposées aux violences des paramilitaires des deux camps, de la police et de l’armée. Par ailleurs, la classe ouvrière a considérablement pâti de la récession économique qui a touché l’Irlande du Nord comme les autres régions industrielles du Royaume-Uni dès les années 1980. Certes, cette récession n’est pas liée au conflit mais celui-ci en a accentué les effets. C’est la classe ouvrière protestante qui a finalement le plus souffert. Elle a perdu ce qui constituait son seul privilège: l’accès à l’emploi. Elle a été stigmatisée durant tout le conflit et désignée par les médias, par Sinn Fein, par les protestants « libéraux » des classes moyennes, mais aussi par les unionistes conservateurs et par le gouvernement britannique, comme violente et sectaire. On lui a attribué au bout du compte la principale responsabilité dans le déclenchement du conflit et dans sa durée. La classe ouvrière protestante sort du conflit profondément « démoralisée », pour reprendre le mot du travailleur social Michael Hall, et amère. La situation dans les ghettos protestants est catastrophique; chômage massif, échec scolaire, familles éclatées, délinquance, addiction aux drogues et à l’alcool… La classe ouvrière catholique, en comparaison, se porte un petit mieux. Elle n’est plus systématiquement écartée des emplois (quand il y en a!) et elle a bénéficié, tout au long des années de guerre, d’un encadrement politique et social étroit (et aussi fort contraignant!) de Sinn Fein et de ses diverses filiales.
Ce n’est pas la moindre de ses retombées: le conflit a renforcé le sectarisme, c’est-à-dire l’hostilité entre les confessions. Beaucoup d’Irlandais du Nord ont été blessés ou tués simplement parce qu‘ils étaient catholiques ou protestants. C’est leur appartenance confessionnelle et non une hypothétique appartenance à un groupe paramilitaire ou à un parti politique qui leur a le plus souvent valu d‘être pris pour cibles. Si les loyalistes ont commis le plus grand nombre de crimes sectaires et les plus atroces d‘entre eux, l’I.R.A. et surtout l’I.N.L.A. (l’Armée de libération nationale, scission de l’I.R.A. officielle) ne sont certainement pas exempts de toute responsabilité en la matière, loin s‘en faut. Des milliers de catholiques ont été chassés de leurs maisons, et nombre de protestants du sud-ouest de Belfast, du quartier de Lenadoon en particulier, ont connu le même sort. Les protestants ont également dû quitter la plupart des vieux quartiers de Londonderry situés à l’ouest de la Foyle et les fermiers protestants, visés par des campagnes d’intimidation et d’assassinats de l’I.R.A., ont abandonné les zones rurales les plus exposées à l’ouest et au sud des Six Comtés. L’armée britannique a érigé de hauts murs flanqués de miradors pour séparer les communautés, les fameuses peace lines. Ces murs dressés ne tomberont pas de sitôt sinon dans les rues de Belfast, du moins dans l‘esprit de ses habitants...
Les accords du Vendredi saint, en instituant un partage du pouvoir entre catholiques et protestants, n’ont fait que renforcer la division confessionnelle de l’Irlande du Nord, et Sinn Fein, en acceptant le rôle de représentant de la communauté catholique, s’est placé délibérément dans cette logique confessionnaliste. Il ne paraît de ce fait guère légitime à parler au nom de tous les Irlandais…
On peut sans doute se féliciter de l’application des accords de paix, après bien des déboires, relatifs notamment au désarmement des groupes paramilitaires. Ces accords ont, pour l’essentiel, mis fin à la violence inter-confessionnelle, mais ils n’offrent qu’une perspective politique limitée au peuple d’Irlande du Nord.
Rebellion: Quelle est aujourd’hui la situation de l’I.R.A. et des autres groupes militaires « républicains »? Peut-on parler d’un adieu aux armes les concernant ou d’une veillée d’armes? Quelle est l’explication de la reprise des attentats revendiqués par les groupes républicains?
Thierry Mudry: L’I.R.A. a définitivement déposé les armes le 28 juillet 2005 et s’est ainsi ralliée sans ambiguïtés au processus de paix lancé par les accords du Vendredi saint. Mais l’I.R.A. actuelle, elle-même issue en 1969 d’une rupture au sein de l’I.R.A. « officielle » qui avait refusé de s’impliquer dans les affrontements entre catholiques et protestants, a connu plusieurs scissions.
La première a eu lieu en 1986, quand Sinn Fein et l’I.R.A. renoncèrent à l’abstentionnisme traditionnellement pratiqué par les républicains irlandais (cette politique abstentionniste consistait à ne pas siéger dans les assemblées électives de la république d’Irlande et du Royaume-Uni). Naquirent alors le Sinn Fein républicain fondé par des figures historiques de l’I.R.A. telles que Rory O’Brady, et l’I.R.A. de la continuité. Une deuxième scission eut lieu en 1997 à l’initiative des éléments les plus radicaux de l’organisation qui refusaient le cessez-le-feu et la participation des républicains aux négociations de paix. Ces éléments créèrent l’I.R.A. véritable et reçurent le soutien de la soeur de Bobby Sands, Bernadette. La principale action de ce groupe fut l’attentat d’Omagh en août 1998, qui causa la mort de 29 civils.
L’I.R.A. de la continuité ne s’est réellement manifestée qu’après la signature des accords du Vendredi saint. Elle a commis depuis plusieurs attentats et homicides. Sa dernière victime fut un membre de la police nord-irlandaise, abattu par un tireur embusqué le 10 mars de cette année. Quant à l’I.R.A. véritable, après un temps d’arrêt dû à l’indignation générale provoquée par l’attentat d’Omagh, elle a repris ses activités clandestines et les poursuit aujourd’hui. Le 7 mars dernier, les membres de l’un de ses commandos ont exécuté deux soldats britanniques.
Ces deux groupes dissidents rassemblent quelques dizaines, quelques centaines tout au plus d’irréductibles dont l’audience paraît très limitée. Toutefois, la participation présumée de l’I.R.A. véritable aux émeutes qui ont eu lieu dans le quartier d’Ardoyne à Belfast cet été, lors des parades orangistes, pourrait indiquer qu’elle est en mesure de trouver un soutien parmi la jeunesse des ghettos catholiques.
Rebellion: Quelles différences y a-t-il entre unionisme, loyalisme et orangisme?
Thierry Mudry: A l’ origine, ces trois termes recouvraient des réalités différentes qui ont fini, au cours du XIXème siècle, par se confondre peu ou prou.
On appelait unioniste le mouvement favorable à l’union entre le royaume d’Irlande et le royaume de Grande-Bretagne (il serait sans doute plus exact de parler ici d’annexion de l’un à l’autre) ou au maintien de cette union, consacrée en 1800 par un vote du parlement de Dublin. Il est intéressant de noter qu’au moment du débat sur l’union qui a précédé le vote de 1800, l’Eglise catholique irlandaise et les notables catholiques locaux, à la différence de l’opinion protestante très divisée et selon toute vraisemblance majoritairement hostile à l’union, avaient pris parti pour cette dernière: ils pensaient en effet pouvoir en tirer des avantages politiques et obtenir, notamment, l’émancipation totale de la bourgeoisie catholique jusque là soumise, comme l’ensemble des fidèles de l’Eglise de Rome, aux lois pénales qui privaient ses représentants du droit de briguer un mandat électif. Cet espoir fut déçu: il fallut attendre 1829 pour que les catholiques aisés du Royaume-Uni (Irlande et Grande-Bretagne confondus) se voient finalement reconnaître ce droit au terme d‘une longue campagne menée par Daniel O‘Connell et ses partisans. Aussi les catholiques désertèrent-ils assez vite pour beaucoup la cause unioniste.
On appelait loyalistes ceux qui manifestaient leur loyauté à l’égard du roi d’Irlande (qui était aussi et d’abord roi d’Angleterre ou de Grande-Bretagne) et de la dynastie hanovrienne en place. Mais cette loyauté n’excluait pas de la part de ceux qui l’exprimaient la volonté de voir l’Irlande acquérir une réelle indépendance politique et économique au sein de l’Empire. Jusqu’en 1800 et même un peu au-delà, un loyaliste pouvait être également un nationaliste irlandais. Ce fut le cas des Volontaires irlandais. Les Irlandais-Unis instaurèrent pour la première fois une ligne de démarcation très nette entre le nationalisme et le loyalisme.
Quant à l’orangisme, ce terme désigne l’Ordre d’Orange né en 1795 au lendemain de la « bataille » de Diamond dans le comté d’Armagh. Ce comté situé en Irlande du Nord comptait approximativement un tiers de catholiques, un tiers de presbytériens et un tiers d’anglicans. Il était alors le théâtre d’un conflit très violent opposant paysans catholiques et protestants pour le contrôle des terres. Les propriétaires terriens, en cette période de renouvellement des baux, mettaient en concurrence les paysans protestants, habitués à des conditions relativement avantageuses, et les paysans catholiques, prêts à renoncer aux avantages acquis par leurs prédécesseurs protestants afin de pouvoir leur succéder. Autant dire que, dans un tel contexte, les protestants se trouvaient relativement défavorisés par rapport à leurs concurrents catholiques. Chassés de leurs terres, beaucoup durent s’exiler en Amérique du Nord. Tout cela attisa évidemment le sectarisme latent et provoqua la naissance de ligues agraires confessionnelles, les Defenders, côté catholique, les Peep O’Day Boys, côté protestant. Un affrontement particulièrement meurtrier dans la ferme d’un paysan presbytérien, James Wilson, qui s’était conclu par une défaite sans appel des Defenders, poussa les anglicans à envisager la création d’une organisation vouée à la défense de leur hégémonie politique et sociale en Irlande. Double paradoxe: alors que la bataille de Diamond avait mis aux prises catholiques et presbytériens, ces derniers furent longtemps exclus de l’Ordre d’Orange où n’étaient guère admis que les anglicans; l’Ordre d’Orange fut dirigé par des représentants de la classe possédante, par ceux-là mêmes ou par les proches de ceux qui avaient déchu les paysans protestants de leurs terres parce qu’ils les estimaient trop revendicatifs ou trop exigeants.
Créé par des francs-maçons, l’Ordre d’Orange fut organisé en loges sur le modèle maçonnique (je souligne en passant qu’il existait également des liens étroits entre la Franc-Maçonnerie et les Volontaires irlandais, et, dans une moindre mesure cependant, entre la Franc-Maçonnerie et les Irlandais-Unis). Une majorité de ces loges condamna l’acte d’Union de 1800: leur idéal politique était clairement un royaume d’Irlande indépendant dirigé par un parlement protestant.
Ce qui conduisit unionisme, loyalisme et orangisme à se confondre fut essentiellement l’émancipation et le réveil politique des catholiques, composante majoritaire de la population irlandaise, qui conduisirent la plupart des protestants à considérer que seul le maintien de l’union leur permettrait d’échapper à l’hégémonie catholique et à l’influence de l’Eglise de Rome. L’Ordre d’Orange, qui renforça son emprise sur les protestants, particulièrement en Irlande du Nord, incarna progressivement l’unionisme et le loyalisme irlandais. Mais, tout en prétendant ignorer les conflits de classe, l’Ordre d’Orange défendait ouvertement les intérêts des couches supérieures protestantes au détriment de ceux des fermiers et des ouvriers de même confession, et prônait une conception syncrétique du protestantisme pas nécessairement partagée par tous. Cette attitude provoqua une scission en 1903 avec la naissance d’un Ordre d’Orange indépendant (I.O.O.) bien implanté dans les milieux évangéliques et populaires d’Irlande du Nord qui, à l’initiative de son grand-maître Lindsay Crawford, adopta le manifeste de Magheramorne appelant à la réconciliation nationale entre catholiques et protestants irlandais, avant de soutenir la grève des dockers de Belfast de 1907. Lindsay Crawford devait être finalement exclu de l’I.O.O. qui revint à des positions sectaires classiques. Emigré au Canada, il y fonda l’association des amis protestants de la liberté irlandaise qui soutint la cause nationaliste lors de la guerre anglo-irlandaise de 1919-1921. En dépit de son retour au sectarisme, l’I.O.O s’entêta dans son aversion traditionnelle à l’égard des conservateurs et entretint ces dernières décennies des rapports étroits avec le mouvement du révérend Ian Paisley, très critique vis-à-vis de l’unionisme officiel.
Une dernière précision terminologique pour achever de répondre à votre question. Même si les vocables unioniste, loyaliste et orangiste sont quasiment interchangeables (mais les choses sont en train d’évoluer depuis peu, l‘Ordre d‘Orange ayant rompu en mars 2005 tout lien organique avec le principal parti unioniste), on remarquera tout de même que l’épithète unioniste s’appliquait plus spécialement aux partis et mouvements politiques pro-britanniques et l’épithète loyaliste aux groupes paramilitaires protestants.
Rebellion: L’Ulster a été utilisé comme terrain d’application de la guerre contre le « terrorisme » et comme laboratoire de « contre-subversion ». S’est-il dessinée à ce sujet une collaboration anglo-américaine dans le cadre de l’O.T.A.N. et de « l’alliance contre le Mal » chère aux politiciens états-uniens?
Thierry Mudry: Roger Faligot, notamment dans son ouvrage consacré à « la résistance irlandaise », a bien décrit l’utilisation de l’Ulster par les autorités britanniques dans le cadre que vous évoquez.
Le conflit nord-irlandais leur a donné la possibilité d’expérimenter de nouvelles techniques répressives et de nouvelles armes propices au combat en milieu urbain. Au nombre de ces techniques répressives figuraient l’internement administratif ainsi que l’emploi de méthodes de privation sensorielle imposées aux personnes suspectées de sympathiser avec l’I.R.A. lors de leur détention. Ces pratiques qualifiées de « traitements inhumains et dégradants » ont valu au Royaume-Uni d’être condamné par la cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt célèbre de janvier 1978. Par ailleurs les services spéciaux de sa Gracieuse Majesté ont multiplié les opérations criminelles dans les 6 comtés et en Irlande du Sud telles que les assassinats de dirigeants républicains, voire de dirigeants loyalistes échappant à leur contrôle (on peut citer Tommy Herron, vice-président de l’Association de défense de l‘Ulster, proche de l’Organisation communiste irlandaise et britannique et fondateur de l’Armée citoyenne d‘Ulster, un groupe loyaliste d’obédience marxiste apparu en septembre 1972 qui avait « déclaré la guerre » à l’armée britannique et l’avait affrontée dans les ghettos protestants: Tommy Herron fut abattu en septembre 1973). Ajoutons-y les attentats et les hold-up attribués à l’I.R.A., mais également l’infiltration des groupes loyalistes, la commission de meurtres sectaires imputés à ces groupes et l‘utilisation à cette fin de délinquants auxquels l‘impunité était assurée par la hiérarchie policière. Ces agissements ont été révélés par le médiateur de la police nord-irlandaise Nuala O‘Loan dans son rapport d‘enquête rendu public en 2007. Les services spéciaux de l’armée britannique et de la gendarmerie royale d’Ulster se sont ainsi efforcés de liquider les éléments les plus radicaux des deux communautés et d’empêcher tout rapprochement durable entre elles afin d‘assurer la pérennité de la présence britannique en Irlande du Nord et le maintien de cette région dans l’ordre politique et social établi.
Il ne fait pas de doute que, dans la guerre contre l’I.R.A., les autorités britanniques ont bénéficié de l’appui des agences fédérales américaines, autant que de la police et des services de renseignement de la république d’Irlande au nom de la lutte contre « le terrorisme ». En revanche, d’une manière publique, le gouvernement américain s’est montré nettement plus réservé dans le soutien qu’il apportait à la politique britannique en Irlande du Nord. Le poids électoral et l’influence des 40 millions d’Irlando-Américains expliquent cette attitude pour le moins nuancée, et l’implication des Etats-Unis, avec le président Clinton et le sénateur Mitchell, dans la recherche d’une solution négociée au conflit nord-irlandais. Les Irlando-Américains ont joué un rôle considérable dans l‘histoire récente de l‘île et dans sa marche vers l’indépendance. C’est un fait qu’ils affichent des opinions nationalistes bien plus affirmées et tranchées que les Irlandais d’Irlande. Une étude de Michael D. Roe publiée dans Eire-Ireland. Journal of Irish Studies en 2002 montre que les Irlando-Australiens et les Irlando-Américains de confession protestante sont tout aussi favorables que leurs compatriotes de confession catholique à la réunification de l’Irlande au sein de la république, et qu’ils le sont plus encore que les catholiques nord-irlandais eux-mêmes! Cette étude montre également que les Irlando-Américains des deux confessions s’identifient plus aux nationalistes d’Irlande du Nord que les catholiques nord-irlandais. S’agissant des Irlando-Américains protestants installés outre-Atlantique depuis deux ou trois siècles déjà, Michael D. Roe se demande si leur orientation nationaliste ne reflèterait pas plus leur intégration dans la société d’accueil et leur parfaite identification à l’idéologie américaine héritée de la révolution de 1776 que la solidité de leurs liens avec leur pays d’origine: il apparaît en effet que le républicanisme et l’anti-colonialisme caractéristiques du nationalisme irlandais suscitent la sympathie d’une majorité d’Américains qui y reconnaissent leurs propres inclinations politiques. Un sondage Gallup de 1998 révèle que 50% d’entre eux prennent parti pour la réunification de l’Irlande et 17% seulement pour le maintien de l’Irlande du Nord dans le Royaume-Uni. Ce n’est que justice quand on songe que les exilés irlandais, en particulier les Irlandais-Unis réfugiés aux Etats-Unis, ont contribué de manière décisive à la définition de l’idéologie américaine.<
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13/06/2010
L'Histoire sous influence
Article paru dans le Rébellion 40 Janvier/Février 2010
Le débat sur la suppression de l'Histoire pour les classes de Terminale Scientifique aura fait couler beaucoup d'encre à la fin de l'année 2009. Cette annonce, en forme de test, semblait vouloir sonder les réactions possibles sur un aspect sensible de la refonte actuelle des Lycées. Remise dans les cartons le temps de la faire oublier, elle aura eu le mérite de nous faire nous interroger sur la place de l'enseignement de l'Histoire en France.
Loin de permettre l'acquisition de connaissances utiles pour la constitution d'une culture personnelle ou d'un esprit critique, cette matière est sous l'influence directe de l'idéologie dominante. Sûrement parce qu'elle est la seule à présenter l'expérience humaine comme un immense champ de possibilités. Elle est jugée dangereuse par un système qui revendique l'ignorance et la stupidité des masses comme gage de sa continuité immuable. C'est pour cela que la destruction de la transmission des savoirs en oeuvre dans ce domaine est si systématique...
Les manuels scolaires du secondaire diffusent ainsi les pires lieux communs d'un système capitaliste soucieux de désamorcer le potentiel subversif de l'Histoire. Le modèle de l'historiographie libérale est simple à suivre dans n'importe quel cours de collège ou lycée.
L'Histoire de l'Humanité ne serait qu'une longue marche vers le Progrès et la Démocratie, portée glorieusement par les forces du Marché. Hymne à la victoire de la bourgeoisie, elle passe rapidement sur les aspects sombres de son ascension et gomme ses détails les plus sombres. Ainsi le réformisme éclairé aura permis de faire taire les revendications ouvrières, la victoire occidentale sur les totalitarismes du XX siècle et la naissance de L'Union Européenne garantiraient la paix et la prospérité à notre continent.
On passe rapidement sur les grandes expériences révolutionnaires et on impose le culte des « Mémoires victimaires », assénant cette doctrine aux jeunes esprits pour les priver de repaires combattifs et les rejeter dans un « présent perpétuel » de commémoration sélective.
Décousu, l'enseignement de l'histoire est une besogne qui ne s'applique qu'à expliquer en détail que le système capitaliste est le seul possible. On nage en plein consensus, lorsque l'on évoque l'idée que le totalitarisme serait le produit inévitable de tout projet révolutionnaire. On a vu cela avec la furie médiatique des commémorations de la Chute du Mur de Berlin ; un bilan objectif des 20 dernières années s'avère ainsi être impossible.
Dans le même temps, la recherche universitaire et scientifique est elle-même livrée aux affres de la concurrence. A l'immobilisme et à la sclérose intellectuelle du corps enseignant français ( qui vit confortablement installé dans ses habitudes ), s'ajoute l'ouverture grandissante au financement extérieur des travaux historiques. Par la création de commissions chargées de « commandes officielles », privées ou publiques, dans des domaines sensibles ou la multiplication des fondations des grandes multinationales, l'Histoire perd son statut de relative neutralité et indépendance.
Le constat est sombre, mais nous nous rappelons que l'homme écrit toujours l'Histoire en la faisant. Le savoir est une arme que nous devons conquérir par l'effort.<
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