08/01/2014
MA BIBLIOTHEQUE DU MILITANT
1. REVOLTE CONTRE LE MONDE MODERNE
COMPRENDRE LE SYSTEME:
Je pense qu'il y a actuellement une tendance à concevoir et analyser le capitalisme sous la forme d'une oligarchie qui dirigerait le monde et la banque et qui serait responsable de la situation politique et économique contemporaine. Cela permet de désigner des responsables et de donner un sens au présent mais cela évacue l'idée du capitalisme en tant que système, c'est-à-dire en tant que UN monde qui se présente comme LE monde et cela permet aussi de se dédouaner de la part de responsabilité que chacun d'entre nous a dans le maintien et la poursuite de ce système.
Il est bien sûr indispensable de savoir qu'il y a des gens et des groupes influents derrière le système capitaliste mais il est tout aussi indispensable de savoir que ces groupes, au fond, ne dirigent rien. Ils sont entraînés avec nous dans cette course à l'abîme par cette machine folle qu'est devenue le capitalisme financier mais comme ils sont ceux qui en tirent le plus de profits matériels et symboliques,ce sentiment de puissance leur donne l'illusion qu'ils dirigent le cours des choses.
De plus cette « obsession » de l'oligarchie permet de désigner des boucs-émissaires sans toucher aux structures du système:
-Si on s'attaque à une communauté, à un groupe ethnique ou à une religion particulière, il ne faut pas oublier que le capitalisme a continué à prospérer dans l'Allemagne de 1933 à 1939 alors que sévissait un antisémitisme d'Etat.
-Si on met en cause un régime politique particulier, il ne faut pas oublier que le capitalisme s'adapte très bien aux régimes fascistes (comme en Italie dans les années 30), au régime de type militaire (comme au Chili dans les années 70) et au gouvernement « fort » (comme actuellement en Chine).
-Si ,à son stade ultime, on voit dans cette oligarchie un complot satanique alors il ne reste que la prière ou l'intervention divine. Mais là aussi il ne faut pas oublier que le capitalisme s'adapte très bien au catholicisme (la politique du Vatican en est la preuve), à l'Islam le plus radical (l'Arabie Saoudite wahabite), ou à l'Hindouisme politique (le peu de traditions qui restent en Inde sont balayés par l'expansion économique sous l'oeil complaisant des extrémistes hindous occupés à lutter contre l'Islam et les musulmans). Quand à attendre une intervention divine, je crois que le système s'en accommode fort bien.
-Pour comprendre le capitalisme et son histoire de sa naissance à nos jours, 3 livres me semblent indispensables: Le livre I du Capital de KARL MARX (on le trouve en 1 volume en poche folio/essais), La grande transformation de KARL POLANYI (chez Gallimard/tel) et Le nouvel esprit du capitalisme de BOLTANSKI et CHIAPELLO (Gallimard/tel).
-Si on veut en savoir un peu plus sur le marxisme il y a un excellent Que sais-je? De HENRI LEFEBVRE sur le sujet. On pourra aussi lire Marx et les marxistes de KOSTAS PAPAIOANNOU (il a été édité il y a quelques années en poche mais il existe aussi en gallimard/tel) où cet auteur confronte la théorie marxiste et son application dans les différents pays socialistes. Il reprend ce thème dans un texte plus court qui condense ses idées: L'idéologie froide sous-titré « essai sur le dépérissement du marxisme » paru à l'Encyclopédie des Nuisances.
-Les meilleurs livres pour comprendre le système sont, à mon avis, ceux de JACQUES ELLUL. Il existe une très bonne introduction à son oeuvre sous la forme d'un entretien en 6 parties que l'on peut voir sur Youtube. Mais la lecture de son oeuvre est indispensable.
En poche: Le bluff technologique; L'illusion politique; Exégèse des nouveaux lieux communs; Autopsie de la révolution; Métamorphose du bourgeois.
Aux éditions Mille et une nuits: Les nouveaux possédés.
Aux éditions Economica: La technique ou l'enjeu du siècle, Le système technicien, Propagandes.
Il y a là une somme d'une grande richesse qui demande une lecture exigeante mais aucune critique du monde moderne ne peut se passer d'Ellul.
-En complément de ces livres on peut lire ceux de BERNARD CHARBONNEAU qui était un ami d'Ellul et qui a écrit 3 livres majeurs: Le système et le chaos (dans lequel il développe l'idée que le système engendre le chaos et se présente ensuite comme unique alternative au chaos qu'il a engendré); Les jardins de Babylone; Prométhée réenchaîné (en poche).
-Pour comprendre le nouvel homme naît de ce système on peut lire Minima Moralia de ADORNO (en poche chez Payot), il y a aussi le livre de GUNTHER ANDERSL'obsolescence de l'homme (tome 1 à L'encyclopédie des Nuisances et tome 2 aux éditions Fario) et ceux de HANNAH ARENDT Condition de l'homme moderne et La crise de la culture, les deux ouvrages majeurs de CHRISTOPHER LASCH La culture du narcissisme et La révolte des élites.
-Inspirés par les travaux de Lasch il y a les livres de JEAN-CLAUDE MICHEA : L'enseignement de l'ignorance, Orwell, anarchiste tory, Impasse Adam Smith, Orwell éducateur, L'empire du moindre mal. Une bonne introduction au travail de Michéa est le recueil d'articles et d'entretiens : La double pensée (en poche Champs/Flammarion).
-Pour un état des lieux froid et sans concession il y les ouvrages parus aux éditions L'ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES: de JAIME SEMPRUN Dialogue sur l'achèvement des temps modernes; L'abîme se repeuple; Défense et illustration de la novlangue à la française; et en collaboration avec RENE RIESEL Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (qui montre l'utilisation de la crise écologique par le Système pour asseoir encore plus sa domination sur les êtres et les choses); de BAUDOUIN DE BODINAT La vie sur terre(réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes) ; Un ouvrage paru anonymement Remarques sur l'agriculture génétiquement modifié et la dégradation des espèces.
-Toujours dans L'ENCYCLOPEDIE DES NUISANCES, il y a les livres de RENE RIESEL. Ces ouvrages sont écrits dans un style militant mêlant théorie et pratique de terrain et montrent que les OGM sont un nouveau stade de l'emprise technicienne, celui de la manipulation du vivant: Déclarations sur l'agriculture transgénique et ceux qui prétendent s'y opposer ; Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD ; Du progrès dans la domestication.
-Un petit ouvrage passionnant qui démonte un des grands mythes de la modernité: GROUPE KRISIS (c'est un groupe de chercheurs allemands): Manifeste contre le travail (on le trouve en téléchargement gratuit sur internet).
-Il y a aussi le petit livre du GROUPE MARCUSE: De la misère humaine en milieu publicitaire qui vient d'être réédité.
-Sur le corps humain, sa place et son instrumentalisation par le système capitaliste et technique il y a Le corps aujourd'hui d 'ISABELLE QUEVAL (en poche Folio/essais).
-Dans le même esprit la revue trimestrielle libertaire l' OFFENSIVE LIBERTAIRE ET SOCIALE a publié un recueil de quelques uns de ses articles Divertir pour dominer aux éditions l' Echappée.
-Toujours dans cette optique de livre court, sans démonstration ni jargon universitaire il y a (sans nom d'auteur) Gouverner par le Chaos aux éditions Max Milo. Ce livre est intéressant car il fait la synthèse nette et précise de toutes les techniques de manipulation et de management utilisées aussi bien par les entreprises que par les gouvernements.
LUTTER CONTRE LE SYSTEME:
-Le livre de JOHN HOLLOWAYChanger le monde sans prendre le pouvoir est très important pour décoloniser l'imaginaire de toute cette rhétorique de révolution et de prise du pouvoir. La lecture est exigeante mais les idées développées là sont primordiales pour tout mouvement et même toute personne qui veulent s'opposer au Système.
-Les livres d'ALAIN ACCARDO De notre servitude involontaire et Le petit-bourgeois gentilhomme (chez Agone) sont passionnants car écrits par un homme de gauche, disciple de Bourdieu, qui analyse très bien combien chacun d'entre nous a intériorisé le système de domination capitaliste et donc combien chacun d'entre nous est complice de ce système.
-Les essais d'ALAIN SORAL sont à lire pour leur style combattif et pour leur ancrage dans le présent, ainsi que Crise économique ou crise du sens ? de MICHEL DRAC pour son style didactique .
-Dans le même esprit de militant que Riesel il y a le livre de THEODORE J. KACZYNSKI (UNABOMBER) L'effondrement du système technologique aux éditions Xénia. C'est un formidable témoignage d'un combattant solitaire qui continue du fond de sa cellule a mené sa guerre contre le Système.
-Dans un autre style il y les écrits d' HAKIM BEY TAZ et Zone interdite que l'on trouve facilement en téléchargement gratuit sur Internet. On peut ne pas être d'accord avec tout (loin de là), trouver cela fumeux et nébuleux mais je trouve la forme et le style littéraire et poétique de ses écrits très intéressants et en phase avec notre époque. Loin de tout dogmatisme et de toute théorie il se contente d'ouvrir des portes, de désigner des pistes à suivre, de revivifier des utopies. C'est un penseur issu de l'école traditionnelle mais au lieu de se concentrer sur la religion et la métaphysique il suit le fil « des utopies pirates » au long de l'histoire, que ce soit les pirates, les luddites, les Spartakistes ou Fiume. Et peut-être est il ainsi plus à même d'en saisir l'esprit que bien des travaux universitaires.
-les écrits du groupe TIQQUN : La théorie du Bloom, La théorie de la jeune fille, Contributions à la guerre en cours, Tout a failli: vive le communisme. La lecture est exigeante mais il y a toute une analyse du capitalisme moderne qui est très éclairante. On doit aussi lire et relire L'insurrection qui vient du COMITE INVISIBLE ainsi que L'Appel, texte anonyme qu'on trouve en téléchargement gratuit sur internet. Même si on n'est pas d'accord avec toutes les idées ou solutions proposées, ce sont des outils militants dont la forme même, brève et méthodique, est à méditer.
-Pour lutter contre le système on peut se mettre avec profit à l'école du mouvement libertaire en lisant de JEAN PREPOSIET L'histoire de l'anarchisme et de JEAN MAITRON, Le mouvement anarchiste en France en 2 tomes (il s'arrête à l'année 1972 mais il reste une référence indispensable). Sur les milieux libres on peut lire Les milieux libres de CELINE BEAUDET aux éditions libertaires,le passionnant livre d'ANNE STEINER Les en-dehors aux éditions L'échappée consacré aux anarchistes individualistes de la Belle Epoque et le recueil d'articles d'un de leurs meneurs ALBERT LIBERTAD Le culte de la charogne aux éditions Agone. Sur le même sujet des milieux libres mais cette fois aux USA il y a Utopies américaines de RONALD CREAGH toujours chez Agone. Ce livre permet surtout la découverte de l'histoire du milieu libertaire américain.
Tout dans le monde moderne peut être sujet de critique: le sport, le tourisme, l'automobile, l'école, etc... C'est devenu un fond de commerce éditorial, une mode et je pense qu'il faut aussi éviter de se perdre dans le piège de la critique pour la critique et de lire pour se faire plaisir. C'est là la limite du pamphlet, tels ceux de MURAY ou ZEMMOUR. Leur lecture est très jubilatoire mais ce n'est pas un travail en profondeur et ils restent souvent liés à l'actualité du moment. Ils peuvent servir d'éveilleurs, aider à une prise de conscience, mais ne remplacent en rien les travaux théoriques des livres précédemment cités.
LA CRITIQUE TRADITIONNELLE
J'appelle critique traditionnelle celle qui se place dans la suite des ouvrages de RENE GUENON La crise du monde moderne mais surtout Le règne de la quantité et les signes des temps. Ces ouvrages permettent « d'approfondir » la critique de la modernité en lui donnant une dimension métaphysique qu'elle a rarement chez les auteurs précédemment cités.
-Cette même critique est constamment présente dans toute l'oeuvre de JULIUS EVOLA et plus particulièrement dans Révolte contre le monde moderne, Masques et visages du spiritualisme contemporain et le recueil d'articles L'arc et la massue.
-On lira aussi les livres d'auteurs comme JEAN HANI Le monde à l'envers et le livre de JEAN BORELLA La crise du symbolisme religieux.
-En complément, et d'un auteur qui n'est pas du tout traditionnel, OLIVIER ROY L'Islam mondialisé qui explique la création d'un Islam intégriste, via internet, coupé de toutes racines culturelles et transformé en idéologie et La sainte ignorance qui parle du bricolage religieux que chacun fait dans son coin pour son usage personnel et aussi des transformations de la religion, à l'ère de la mondialisation et de l'internet, qui bénéficient surtout aux mouvements évangélistes.
2.PHILOSOPHIE ET CONSTRUCTION DE SOI
L'ECOLE DE l'ANTIQUITE
NIETZSCHE
Bien sûr il faut lire, relire et toujours relire NIETZSCHE. Il y a dans son oeuvre une source inépuisable pour tout lecteur attentif et on peut dire qu'on pourrait ne lire que lui et cela suffirait. Se mettre à l'école de Nietzsche c'est aussi retrouver un fondement essentiel de sa pensée: la culture antique.
LA GRECE
-Pour l'aspect strictement historique il y a le livre de FRANCOIS LEFEVRE, Histoire du monde grec antique, (en poche) qui est une somme formidable et un résumé très clair. Sur la période classique A-M BUTTIN,La Grèce classique, dans la collection Guides des Civilisations aux Belles-Lettres.
-Pour comprendre ces peuples il faut lire ce qui était la base fondamentale de leur culture: L'Iliadeet L'Odyssée ( traduction de F. MUGLER en poche Babel), Les Tragiques grecs (Eschyle, Sophocle et Euripide (en un volume au livre de poche dans la collection Les Classiques modernes).
-Pour mieux comprendre ce que cette culture peut nous apporter il y a L'histoire de l'éducation dans l'Antiquité (en 2 volumes en poche) de H.I. MARROU et Paidéia de WERNER JAEGER (Tel/Gallimard).
-Pour porter un regard neuf sur l'Antiquité il est indispensable de lire Qu'est-ce que le philosophie antique ? De PIERRE HADOT. Cet ouvrage renouvelle entièrement l'image des philosophes de cette période, rendant la dimension vivante et vécue de leurs enseignements, montrant que ce n'était pas d'ennuyeux professeurs de morale mais des maîtres de vie, de véritables guides spirituels. Du même auteur on lira Exercices spirituels et philosophie antique, La philosophie comme manière de vivre qui est une série d'entretiens où il explique son parcours personnel et la magnifique étude et traduction des Fragments d'HERACLITE par MARCEL CONCHE (au PUF).
ROME
-Pour l'aspect historique il y a de J. N. ROBERT Rome (coll. Guide des Civilisations)et les livres sur l'histoire romaine de PIERRE GRIMAL.
-Les livres de Pierre Hadot permettent une lecture renouvelée des philosophes stoïciens romains et de tirer de leurs oeuvres des enseignements fondamentaux pour l'action. De SENEQUE on peut lire Les Entretiens et les Lettres à Lucilius réunis en un seul volume (Bouquins). D'EPICTETE Le Manuel dans la traduction de Pierre Hadot en livre de poche et Les Entretiens Chez Tel/Gallimard. Et de MARC-AURELE Soliloques (pensées pour moi-même) en livre de poche avec, en complément, le livre fondamental de Pierre Hadot La citadelle intérieure, introduction aux Pensées de Marc-Aurèle. Pour en savoir plus sur ces philosophes, il y a les biographies de Sénèque et Marc-Aurèle de Pierre Grimal chez Fayard.
-Une autre lecture, source d'inspiration et d'enseignements pour toutes les époques Les vies parallèles de PLUTARQUE.
VISION DU MONDE:
-Il y a les aristocrates des lettres françaises du XIX° siècle: BAUDELAIRE, GOBINEAU en particulier son roman historique La Renaissance (en poche), THEOPHILE GAUTIER et son grand roman de cape et d'épée Le capitaine Fracasse, BARBEY D'AUREVILLY, VILLIERS DE L'ISLE ADAM, J. K. HUYSMANS, LEON BLOY en particulierBelluaires et porchers et Exégèse des lieux communs.
-Le MONTHERLANT des Essais réunis en un tome à la Pléiade. Un autre aristocrate de l'esprit est le Colombien NICOLA GOMEZ DAVILA,l'auteur de ces recueils d'aphorisme que sontLes horreurs de la démocratie, Le réactionnaire authentique aux éditions du Rocher ainsi que Les carnets d'un vaincu.
-Il y a de GABRIELE D'ANNUNZIO le magnifique roman Le Feu, les traités futuristes qu'on trouve réunis dans le livre Futurisme de G. LISTA et l'ouvrage de C. SALARIS A la fête de la Révolution ( Editions du Rocher) sur l'expérience de Fiume.
-Les journaux de la Première guerre mondiale de E. JUNGER réunis en un volume dans la Pléiade (avec de passionnantes et éclairantes notes et introductions), Les Réprouvés et La ville d'E.VON SALOMON, le livre de K. HOFFKES sur le Wandervogel.
Du côté russe les romans de MAXIME GORKI en particulier La mère et d' ISAAC BABEL Cavalerie rouge, Récits d'Odessa et Chroniques de l'an 18. Si on aime des récits d'aventure il y a aussi les romans de RUDYARD KIPLING Le livre de la jungle et le second livre de la jungle sont une excellente introduction à son oeuvre.
-Il y a aussi les livres de maîtres de philosophie simple et vécue comme H. D. THOREAU, J. GIONO dont les plus beaux romans comme Que ma joie demeure ou Les vraies richesses sont réunis en un volume de la Pochotèque/Classiques Modernes et G. BERNANOS dont tous les Essais sont réunis dans 2 volumes de la Pléiade.
-On pourra aussi les 3 tomes d'un grand révolté JULES VALLES L'enfant, Le bachelier, L' insurgé. Les romans de l'anarchiste G. DARIEN réunis sous le titre Voleurs chez Omnibus .Il y a aussi Les écrits du cambrioleur et bagnard anarchiste ALEXANDRE JACOB (édition L'Insomniaque), les biographies (aux éditions de Paris) de Nestor Makhno par ALEXANDRE SKIRDA et de Buenaventura Durutti par ABEL PAZ.
-Les romans 1984 et La ferme des animaux de GEORGE ORWELL, car il su synthétisé plusieurs aspects essentiels de tout totalitarisme: la manipulation de la langue, la police de la pensée ainsi que La conjuration des imbéciles de JOHN KENNEDY TOOLE.
-Dans un style totalement opposé et très fortement inscrit dans notre monde il y a une lecture essentielle à mes yeux qui est celle des romans de l'auteur américain contemporain CHUCK PALAHNIUKFight Club, Survivant, Monstres invisibles, Choke, A l'estomac. Il y a là une radicalité dans les sujets et dans l'écriture qui fait qu'on ne peut pas parler de littérature. C'est autre chose, ce sont des traités de rébellion active et chacun de ses romans vaut de nombreux livres théoriques de critique du système.
08:07 Publié dans Réflexion - Théorie | Lien permanent | Commentaires (5) | Facebook | | Imprimer
Valentine de Saint-Point : le futurisme au féminin
Née Anna Jeanne Valentine Marianne Desglans de Cessiat-Vercel, elle est par ascendance maternelle arrière-petite-nièce d’Alphonse de Lamartine. La famille s’installa à Mâcon où elle vécut son enfance entre sa mère, sa grand-mère, son précepteur, ses dons précoces, sa passion pour la lecture, et ses premières aquarelles et poésies. Rien ne lui fut mystère de sa glorieuse généalogie, dont elle s’enorgueillit jusqu’à prendre, d’après le nom du château de l’illustre poète, le pseudonyme de Saint-Point.
*
Dans le temps des années d’avant-guerre, dans ce Paris qui concertait toutes les élites cosmopolites et artistiques, où peintres, musiciens, sculpteurs, écrivains, collectionneurs s’unissaient et se désunissaient en académies, cénacles et galeries, V. de Saint-Point sut briller. Portant beau et aristocratiquement, d’une séduisante facilité de mœurs, souvent de pourpre vêtue1, bijoutée d’extravagances, émancipée dans l’activité sportive et l’escrime, mondaine accomplie, elle ne laissait pas indifférente la gent masculine qui s’empressait autour de ses impétuosités.
Si elle ne la lança pas dans le monde, puisqu’elle l’agitait déjà, sa rencontre, puis son union libre, avec le polygraphe Ricciotto Canudo, qui fréquentait les groupes de la modernité, lui permit toutefois d’imposer son engagement d’écrivain auprès des personnalités qui comptaient. Le couple avait de pareils intérêts pour le symbolisme et une conception universaliste du langage. Ricciotto Canudo fonda une revue (dont le nom, Montjoie !, n’était assurément pas fortuit) où l’on disputa du monde des Idées. Et tous deux firent le voyage d’Espagne et du Maghreb, où elle s’initia aussi bien à l’architecture mauresque qu’aux philosophes arabes et aux arcanes moyen-orientaux.
Très vite, dans son atelier de la rue de Tourville, à l’instar des salons d’Anna de Noailles, mais avec plus d’inventive faconde, V. de Saint-Point stimula, entre les différentes disciplines et leurs représentants, les rencontres dédiées à la rénovation des esthétiques. L’étude des religions, des mythes gréco-romains et des doctrines secrètes, le spiritisme et l’occultisme, y tenaient bonne place par l’intermédiaire du poète Vivian de Mas dont le théosophisme aigu dégageait des perspectives vers les sphères supérieures, vers les races et les cycles.
Tandis que Tristan Derème, Klingshor, Paul-Jean Toulet, Jean Cocteau, Blaise Cendrars y devisaient, les musiciens Florent Schmitt, Maurice Ravel y jouaient leurs compositions, puis Satie, que l’on redécouvrit, lui un peu oublié depuis les salons Rose-Croix de Péladan, avant de tous se réunir avec des chorégraphes, Diaghilev, Nijinsky, Jeanne Hugard, qui dansaient parfois en avant-première des actes de leurs ballets.
Cette effervescence précipitait les théories, dont la plus avérée fut l’Apollinisme qui, façon de pré-Futurisme, réclama le culte de la vie dans ses liens avec les énergies primordiales et posa le plaisir, au sens d’une jouissance purificatrice, en idéal.
V. de Saint-Point était devant ces aréopages ce que la « Domna » était devant sa cour de trouvères. Elle conduisait les hommages qui l’entouraient pour les transmuter en créativité.
Or, il est une figure qui dominait de son entière renommée toute cette concorde : Rodin, dont V. de Saint-Point fut le modèle puis, incidemment, la secrétaire. Une correspondance nombreuse révèle leur profonde amitié. Elle en révéra l’art qu’elle célébra dans des poèmes et étudia dans La double personnalité d’Auguste Rodin. Par sa présence célèbre, il attirait toujours plus de curieux dans l’atelier de la rue de Tourville. Et ses sculptures, ses nus, en l’occurrence Le Penseur et Le Baiser revêtent une importance particulière. Le premier représentant l’intellect saisi dans toute sa pure splendeur, et l’autre suggérant, au-delà de l’apparence passionnelle, une volupté sacrée voire métaphysique, puis leur aspect souple et massif et comme irradié de subtils mouvements intérieurs, semblent être la mesure symbolique de l’œuvre de V. de Saint-Point qui alternera incarnation et abstraction.
Plus ouvertement, travaillés de spéculations syncrétistes, les écrits de V. de Saint-Point superposèrent progressivement deux thèmes majeurs : la solution d’une féminité originale et la quête d’un pancalisme ou d’une synthèse des arts.
*
Sa littérature fut donc requise par plusieurs mouvements. Du Symbolisme, déjà finissant, V. de Saint-Point retint les émotions raffinées, les quêtes synesthésiques et la tentative, par l’entremise d’éléments occultes associés au plaisir d’une langue invocatoire, d’affronter l’invisible au visible, de vérifier, en les entrevoyant peut-être, les intersignes qui nouent les formes finies et les formes infinies. Elle continua d’explorer autant la « forêt de symboles » de Baudelaire que les intuitions délicates de ses aînées, ces éphébesses floues que furent Renée Vivien ou Natalie Barney ou Lucie Delarue-Mardrus. Elle s’efforça aussi vers l’École Romane que Jean Moréas, qui fit sécession avec le Symbolisme dont, pourtant, il rédigea le manifeste, avait fondée dès 1891 afin de recouvrer les vertus d’un classicisme déclamatoire mêlé d’une prédilection pour les cultures méditerranéennes anciennes. Louant dans un style simple mais ample la contemplation de la nature, elle perpétua une mystique des éléments, du vent, de l’eau, du soleil, qui aboutit à une vision panthéiste comme à l’annonce d’un certain néo-paganisme. Un tel retour aux sources l’entraîna vers une critique du monde moderne similaire, momentanément, à celle de Charles Maurras lui-même disciple de l’École Romane dont le refus de la civilisation occidentale, dénoncée comme barbare, s’augmentait d’un éloge des lumières hellènes. Pourtant, V. de Saint-Point inclina moins au rationalisme antique qu’à la célébration, soutenue par l’espoir des rythmes cosmiques, des instincts, des mouvements de l’âme et de sentiments nobles - elle accorda dans ses vers l’exaltation du moi au lyrisme hautain de son grand-oncle pour, à la fin, approfondir une veine romantique : car souvent, en effet, elle ne se déplut pas, presque par fidélité superstitieuse, à s’imprégner du souvenir d’Alphonse de Lamartine en engageant, plus ou moins directement ou magiquement2, son inspiration et son imaginaire sous son ombre tutélaire.
*
Toutefois, ce qui prime dans ces principaux recueils, Poèmes de la Mer et du Soleil, L’Orbe pâle, La Soif et les Mirages, c’est la mise en place progressive d’une écriture féminine. Non pas d’une écriture féministe mais d’une écriture au féminin qui promeut plus la femme intérieure que la femme sociale. Non pas d’une écriture revendicative mais d’une écriture créative qui énonce les règles d’une esthétique féminine à part entière et qui essaie de s’affranchir des représentations masculines et littéraires de l’Éternel féminin pour, en quelque sorte, réaliser la Femme éternelle. Et cette Femme ne sera ni la Salomé décadente, ni la Nana naturaliste, ni l’Amazone symboliste, ni la précieuse ridicule des salons, mais procèdera de mythes puissants, qui affleureront dans Les poèmes d’Orgueil et s’imposeront dans son triptyque romanesque de L’amour et de la Mort, dont les romans, Un Amour, L’Inceste, Une mort, seront une déclinaison de la femme en trois archétypes classiques : Aphrodite, Déméter, Hécate.
Dans Un Amour, au travers de personnages nourris de philosophie idéaliste, la relation amoureuse est perçue comme concentration de forces et activation, celles-ci présupposées, de potentialités supérieures résidant dans l’amante, tandis que l’éros, dénoté hors de toute considération biologique ou génésique, est moins une fin qu’un moyen assurant le passage de l’infrastructurel au suprastructurel : l’amante ne s’appréhende plus seulement en mode mineur, charnel et psychique mais en mode majeur et spirituel, elle ne relève plus, pour jouer sur les désinences, de l’aphrodisiaque mais s’élève vers l’aphrodisien - elle atteint à une manière de totalité. S’étant pérennisée, elle pérennise autant l’amant que, surtout, le couple. Ascendante, transcendante, révélée, initiée à elle-même, elle permet à la contemplation de s’apprécier en contemplation platonicienne.
Dans L’Inceste (qui fit scandale et posa à nouveau la question de la morale dans l’art), au-delà de la volonté de transgresser un interdit et de dépeindre une mère dont l’amour maternel verse dans la passion amoureuse, il s’agit de redécouvrir la féminité omnipotente qui, semblable à Gaïa ou à Déméter (ou à toute autre hypostase de grandes déesses antiques de la Nature), est source et principe de vie. La pulsion incestueuse, si elle est déviance, est entendue comme processus de retour à soi : prédominant à tout, une telle féminité tend à être fécondée par ce qui est né d’elle et, se rassemblant et ressemblant à perpétuité, assure certain ordre naturel.
Dans Une Mort, bien que d’un tour plus autobiographique, et où sont condamnés la société et, dans tous ses aspects, qu’ils soient artistiques et moraux, le sexe masculin, émerge une féminité qui se situe à l’opposé des précédentes : puisque la femme est, comme susdit, pouvoir de vie physique et métaphysique, elle est aussi pouvoir de mort. Ce sera alors l’Hécate (ou aussi Ishtar, Astarté, Kali) qui propage les influences démoni(a)ques, dissolvantes, hallucinantes - féminité qui est négation, destruction, non seulement de la virilité mais aussi de toutes formes. Descendante, abyssale, elle est la voie vers une pureté par défaut, subversive, une pureté froide, stérile, vide, la pureté de la tentation du néant.
Pour compléter, à un niveau plus formel, cette analyse d’une écriture au féminin, il est nécessaire de remarquer que le dessein de V. de Saint-Point est d’entreprendre bel et bien le discours, de se l’approprier en tant qu’il est rhétorique. Or la rhétorique ne se résume pas à des procédés d’éloquence ou à une simple technique littéraire, judicaire, délibérative ou épidictique. Elle a essentiellement pour fonction de pallier l’arbitraire du signe et de faire en sorte que le langage soit le plus possible en relation avec le réel ; elle est ordre et rythme et, par-là, s’accorde à l’ordre des choses et aux rythmes naturels3. Elle fut connotée comme hypostase, voire image du Verbe ou, si l’on préfère, comme une espèce de logos minuscule reflet du Logos majuscule. En tant que telle, elle est sophistique et en relation avec la Sophia qui est l’âme (l’ordre) du monde créé. Ainsi, V. de Saint-point, qui s’applique de manière souveraine à la rhétorique, s’oriente vers cette Sophia qui, en soi, rejoint une modalité de féminité archétypale. En même temps, dans ce triptyque de L’amour et de la Mort et, plus tard, dans La Soif et les Mirages, V. de Saint-Point rencontre une qualité de composition qui ressortit plus au poème en prose qu’au roman. Qualité de prose poétique qui, autour de 1900, fut explorée par Gustave Khan et Marie Kryzinska4 et qui façonne une langue ornementale, une mise en décor de la langue, une langue distinctive qui, parce qu’elle se déprend de tout didactisme ou de toute doxa, pourrait apparaître comme un vain exercice de style mais qui, au contraire, est pure rhétorique laquelle, en effet, est intrinsèquement hautement signifiante : soumis à de très précises règles, le style se suffit à lui-même et pourvoit au sens5. Et V. de Saint-Point, faisant du style, fait du sens.
*
Il était normal que cette quête de la féminité interrogeât la sexualité. L’essai La femme et le désir y contribua en argumentant sur une nouvelle approche du corps féminin qu’il convient de ne plus définir comme objet peccable ou tabou. Étayés par une dénonciation de la morale en vigueur et une analyse de l’intimité de la femme, le désir et la volupté sont, s’il en est, reconnus, jusqu’à être, par leur reconnaissance même, porteurs de la transgression attendue : l’inconvenance et l’épanouissement se prônent mutuellement tandis que le sentimentalisme, la tendresse, les fadeurs sont méthodiquement flétris.
Mais ce n’est là qu’une propédeutique à de plus vigoureux textes.
V. de Saint-Point se proclamait femme d’avant-garde. Affairée à la nouveauté, elle trouva le Futurisme dont les scandales péremptoires, les facultés de provocation, l’idéologie de la révolte, de la tabula rasa et de la collision, le volontarisme, la fascinèrent et lui permirent d’exaspérer beaucoup de ses convictions, et dont, plus avant, elle enrichit la doctrine qui, derrière la personnalité percutante et lyrique de son chef de file F.T. Marinetti, assénait le mépris du sexe faible : « Nous, futuristes, nous honnirons les femmes tant qu’elles empêcheront les hommes de conquérir le monde en les emprisonnant dans les pièges de l’amour et du snobisme, tant qu’elles constitueront autant de chaînes à briser, d’entraves pour le combat et pour la lutte. »
V. de Saint-Point et F.T. Marinetti se rencontrèrent, se convainquirent, et ce dernier, qui augura du retentissement médiatique qui en résulterait, la consacra première femme futuriste. Aussi, sacrifia-t-elle à la mode des manifestes (lesquels se multipliaient en ces périodes de défis artistiques) et rédigea Le Manifeste de la Femme futuriste dont, vêtue d’une robe d’un rouge encore excentrique, chapeautée à la mexicaine et gardée par les importants du futurisme, Balla, Sevirini et, bien sûr, Marinetti qui ouvrit la conférence, elle donna lecture le 27 juin 1912, salle Gaveau.
Elle y développa une théorie.
Premièrement, sous l’influence, semble-t-il, de philosophes ou d’occultistes comme Otto Weininger6 ou Joséphin Péladan7, en suggérant que l’identité sexuelle telle qu’on l’entend n’est pas pertinente. En fait, et cela présupposant la notion de sexe intérieur et extérieur, la sexualisation est ensemble une réalité changeante et une gradation selon que dans un même individu prédomine la qualité mâle ou la qualité femelle : tel peut être anatomiquement masculin qui participe psychiquement, à divers degrés, de possibilités féminines ; telle peut être anatomiquement féminine qui participe psychiquement, à divers degrés, de possibilités masculines. Par conséquent, le type pur est rare, soit qu’il s’affirme pleinement masculin ou féminin, soit qu’il réalise, de manière plus complexe, comme le conçoit V. de Saint-Point, le parfait équilibre entre compétence masculine et compétence féminine : tel sera, d’après elle, « l’être complet ». Être complet qui se manifeste non seulement comme cause mais aussi comme conséquence de périodes et de races épiques : d’où les génies, les héros…
Secondement, en conceptualisant la surfemme, véritable parèdre du surhomme nietzschéen. Surfemme qui, refusant « les morales et les préjugés » qui la dévoient, prépare, dans l’élan dominateur de tout son instinct vainqueur, l’avènement d’une humanité supérieure d’où les compatissants seront sans merci éliminés : « Que la femme retrouve sa cruauté et sa violence qui font qu’elle s’acharne sur les vaincus parce qu’ils sont vaincus, jusqu’à les mutiler. Qu’on cesse de lui prêcher la justice spirituelle à laquelle elle s’est efforcée en vain. Femmes, redevenez sublimement injustes, comme toutes les forces de la nature ! »
Peu après, en 1913, paru Le Manifeste futuriste de la Luxure. Les données crypto-nietzschéennes, telles que d’être soi-même sa propre théorie de la vie et la réalisation autonome de soi à l’encontre des entraves et codes culturels, y sont renouvelées, poussées à l’extrême, en même temps qu’elles s’agrègent à l’invention d’une luxure éprouvée autant comme valeur ultime que comme explication et rééquilibrage de l’existence : « C’est l’insatisfaction renaissante qui pousse, dans une orgiaque volonté, l’être à s’épanouir, à se surpasser. » Orgueilleuse vitalité, la luxure ignore les valeurs établies, bouleverse les vérités, active les énergies et provoque les guerres qui créent un individu puissant, un soldat, un artiste « dont rien ni personne ne peut annuler l’identité8 » et, conjonction de Vénus et de Mars, elle « est une force, puisqu’elle tue les faibles et exalte les forts, aidant à la sélection. » C’est aussi un moyen de régénérer les critères calistiques qui, eux-mêmes se dynamisant, ouvrent sur une création (quasi au sens cosmogonique) selon la chair qui concurrence la création selon l’esprit : « La luxure, c’est aussi la recherche charnelle de l’inconnu, comme la cérébralité en est la recherche spirituelle. » Et il est évident que la luxure se pratique en pleine conscience. Elle exige concentration autant que pour une œuvre artistique. De même, elle ne découle pas du sentiment amoureux, qu’elle ne prolonge pas mais qu’elle excède parce qu’elle est « éternelle » alors qu’il « suit les modes ».
Ces écrits firent du tapage. Le tumulte plut à V. de Saint-Point, qui se félicita d’avoir défié la société et d’avoir mis la femme au centre des débats du mouvement futuriste qui, dès lors, en compta beaucoup dans ses rangs. Les manifestes furent traduits dans toute l’Europe. Bien des capitales, où l’avant-garde s’activait, réclamèrent et sa présence et ses conférences, et l’accueillirent comme une pythie venant rendre d’audacieux oracles.
Parallèlement, et toujours sur le thème d’un féminisme inédit, V. de Saint-Point se diversifia dans le théâtre.
Le théâtre de la femme incite à réformer les rôles de la femme qui n’a plus à jouer « une ménagère complaisante et silencieuse » ou « une poupée jaboteuse, sentimentale ou perverse » entravée par d’adultérines intrigues boulevardières. L’héroïne doit s’affirmer telle (héroïque !), puis proposer l’énigme de sa féminité dont par « de sublimes gestes » et en s’exprimant « en divines paroles » elle révèlera, ou suggèrera, le chiffre. « Être étrangement complexe et mystérieux », elle élabore sa propre dramaturgie qui, en un essor ipséiste, suscite sa propre analyse psychologique : c’est « l’autopsychologie de la femme » qui lève les séquestres posés par le psychologue de la féminité. Pour ce faire, il conviendra de controuver le théâtre même : en le rétablissant dans sa grandeur antique et en l’associant, afin qu’il retrouve sa plénitude mimétique, à l’évolution des mœurs qui favorise, justement, l’expression de la femme. Pourtant, à bien le considérer, ce théâtre, convoquons L’agonie de Messaline9, de facture très idéaliste, parce que très cérébral, n’opère pas la purgation des émotions et se lit sans doute mieux qu’il ne se joue, à l’exemple des drames de Villiers de l’Isle-Adam, dont V. de Saint-Point louait les hautaines exigences.
*
À l’avenant, et de manière prépondérante, V.de Saint-Point s’investit dans un autre art de scène : la chorégraphie, qu’elle magnifia en Métachorie (du grec méta : déplacement, changement, ou, succession ; et khoreia : danse).
La Métachorie est une danse qui tend à son propre dépassement et fusionne les arts auxquels elle se rapporte : la géométrie, la sculpture, la peinture, le nombre, la poésie, la musique. L’affirmant « d’essence cérébrale, créée spirituellement », V. de Saint-Point l’affronta, pour la parfaire en mystère, à la danse classique et de ballet « qui n’est que de la cadence marquée » enchevêtrée « d’inspiration charnelle ».
Danse supérieure donc, qui n’est pas « matérialisation exotérique, un rythme charnel, instinctif ou conventionnel », danse « idéiste », elle succède d’abord, néanmoins, à d’autres célèbres chorégraphies. D’une part à celle de Loïe Fuller qui, bien qu’en quête d’une gestuelle pure, déploya sur scène, à l’aide d’effets spéciaux de voiles, de miroirs, de lumières, toute une émulsion de métamorphoses sinueuses10. D’autres part, à celle d’Isadora Duncan qui, par la contemplation de la nature, et en empruntant à l’esthétique grecque comme aux rites dionysiaques, voulut retrouver des rythmes de transes et les corps ravis par des forces suprahumaines.
Et, V. de Saint-Point proclamant la stylisation géométrique des mouvements et la schématisation ultime des gestes, danse qui revoit le cubisme qui, à la même époque, restructura les objets et les êtres dans leur organisation première.
Mais l’important est ailleurs. V. de Saint-Point selon, comme on l’a vu, que ses goûts la portaient vers la culture des mondes méditerranéens, avait étudié la philosophie antique. En sorte que, touchée de gnose, pétrie de significations profondes, elle tint pour des thèmes cosmologiques subtils, pour des ontologies qui polarisent en hiérarchie complémentaire la manifestation universelle, pour le monde des archétypes qu’elle apprécia précisément, encore, selon des données géométriques : « toute figure géométrique a un sens ésotérique ». Or, la manifestation universelle s’ordonne en principe masculin et principe féminin. Le masculin, qui est essentiel, est forme, verticalité, immobilité, immutabilité, stabilité et station existence, éternité ; quand le féminin, qui est substantiel, est informe, horizontalité, instabilité, mobilité, mutabilité et situations vie, devenir. Ce sont, respectivement et pour reprendre des catégories traditionnelles, le khien et la khuen ou le yang et le yin extrême-orientaux, l’Acte et la Puissance ou la Totalité et l’Infini11 aristotéliciens, le nous et la psyché plotiniennes, les çiva et çakti indiens, qui se circonstancient en ciel et terre, feu et eau, nord et sud, droite et gauche, zénith et nadir. Catégories qui peuvent s’entendre selon un mode ternaire : principe masculin et principe féminin sont l’émanation par spécification d’un principe suprême qui, se maintenant identique à lui-même, les transcende et les comprend ; masculin et féminin sont conjoints en dualité par rapport à une unité. C’est, selon Pythagore, la Dyade opposée à l’Un, la Dyade à partir de laquelle se développera donc la création qui, précisons-le, s’appréhendera plutôt comme l’amplification du principe féminin ou l’animation par le principe masculin des potentialités de ce principe féminin. Ainsi, pour V. de Saint-Point, il s’agit d’abstraire la danse qui, parce qu’elle est mouvement et changement, phénoménale et multiple, est à l’image de la vie, de la création, de l’abstraire par induction progressive ou, éventuellement, car la valeur opérative n’est pas attestée, par étapes initiatiques et de la proposer peut-être comme voie sacrée vers ce que l’on appela les Petits Mystères et les Grands Mystères, sachant que les premiers relevaient du principe féminin alors que les seconds relevaient du principe masculin. Ainsi, par exemple, pour atteindre au principe féminin, V. de Saint-Point esquissa une chorégraphie en linéarités courbes et brisées favorisant l’expression du yin et illustrant soit l’eau « coulée » soit l’eau « baignée » et lustrale, l’acqua vivis en laquelle gisent les puissances indifférenciées une chorégraphie également présentée horizontalement, orientée au sud et, comme autant d’exercices au sol, en contact avec l’élément terre. En même temps, elle figura de ces triangles inversés, dirigés vers le bas, qui symbolisent la matrice et l’organe sexuel, puis la force magique et fertile de la mater genitrix. Ensuite, V. de Saint-Point exhaussa le triangle, qui marquera le haut et le nord et assurera le passage à la verticalité et au principe masculin lequel, alors, sera stylisé en lignes droites favorisant l’expression du yang pour, après, être de plus en plus épuré en formes géométriques de plus en plus statiques. Jusqu’à la représentation de la Dyade (associée généralement à la rotondité, à la sphéricité androgyne - convoquons l’Androgyne de Platon ou de l’Être circulaire parménidien12), soit par des postures suggérant un cercle, soit par des postures verticales, axiales, en caducée, où le bras droit élèvera au zénith les forces mâles et le gauche descendra au nadir les forces femelles. Quant au principe suprême, il semblerait que V. de Saint-Point lui dédiât son anatomie rétractée le plus possible en un point qui, « en-stase », concentre véritablement le cercle qui en est l’« ex-tase », à moins qu’elle ne le représentât par une attitude pensive, à la manière du Penseur de Rodin qui symbolise l’Intellection/l’Idée pure. Au reste, cet effort n’était pas sans de précises techniques respiratoires13 qui, au-delà de la nécessité vitale, servaient, au sens strict des termes, à reprendre le souffle : reprise du souffle supérieur (divin) qui anime le cosmos et alterne Inspir et Expir, c’est-à-dire rétraction et expansion, c’est-à-dire, comme il vient d’être vu, « en-stase » et « ex-stase ».
Également, la Métachorie, œuvre de purification, voire de dépouillement, n’est pas sans évoquer la danse des Sept Voiles que pratiquaient pythies et prêtresses d’Aphrodite et qui consistait à ôter précisément sept vêtures, symboles de la manifestation universelle (4+314, le quatre étant en relation avec l’axe horizontal et le trois avec l’axe vertical), à épuiser, certes, cette manifestation universelle afin d’atteindre à la nudité principielle, abyssale, vertigineuse au Nu de l’Un.
Il faut imaginer notre métachoreute prise dans les satins impassibles d’une robe haute et médiévale : « Les costumes de ma métachorie ont la ligne longtemps traditionnelle des costumes mérovingiens, francs. » Car, en plus que de sublimer les gestes, elle souhaita contraindre le corps et le visage, en occulter les formes trop charnelles aussi bien que les émotions, jusqu’à qu’elles fussent hiératiques, jusqu’à ce qu’ils fussent lente solennité : « Pour danser, il faut donc voiler toute partie du corps où la chair a la prépondérance sur le muscle, ce qui ne peut que donner du flou nuisant par le détail de son agitation multiple à la ligne générale en mouvement. Le visage, dont l’expression est, naturellement, sans cesse changeante, ou artificiellement crispée dans le sourire figé, ou agitée par les détails d’une mimique par trop facile, est disharmonie avec les mouvements inévitablement plus lents du corps. »
*
La réalité de la grande guerre affecta V. de Saint-Point. Les combats ne ravivaient pas la race non plus qu’ils n’appelaient les héros ou une beauté neuve. Elle considéra que la guerre n’était ni esthétique ni métaphysique mais ordinaire économie qui profitait aux marchands d’armes.
À l’instar des Picabia, Duchamp et de beaucoup des avant-gardes, elle s’exila aux Etats-Unis, où elle organisa en 1917 un festival de la Métachorie.
Mais la désillusion était immense. Dès son retour en Europe, elle se détourna des valeurs du monde moderne afin d’entreprendre mieux ses quêtes spirituelles qui s’intensifièrent lors de sa conversion à l’Islam. À Tanger, elle fut baptisée sous le nom de Rawhiya Nourredine.
La rupture fut consommée en 1925, lorsqu’elle s’installa au Caire. Son engagement auprès des nationalistes égyptiens, qu’elle servit en créant la revue Phoenix, l’affermit dans sa critique de la civilisation occidentale à laquelle elle opposa l’avènement d’un Orient uni et réuni à lui-même, tant au niveau de ses traditions qu’au niveau de ses peuples. Cependant, à cause de dissensions diverses, elle renonça à la lutte.
Ésseulée, démunie, elle vécut dans l’étude des prophètes et de consultations de radiesthésie et d’acupuncture. Méditant sur les états multiples de son être, elle approfondit ses recherches ésotériques. Elle se lia d’amitié avec René Guénon qui s’était aussi retiré au Caire. Elle mourut en 1953.
Arnaud Bordes
2 Il semblerait qu’elle eût tenté, au cours de plusieurs séances de spiritisme, de prendre contact avec le glorieux aïeul.
4 L’un et l’autre prétendant à l’invention du vers libre. Leur rivalité passionna les cercles et les revues littéraires de l’époque : les Hydropathes, la Revue indépendante… Rappelons également Joris-Karl Huysmans, qui voyait dans le poème en prose « le suc concret, l’osmazôme de la littérature, l’huile essentielle de l’art. »
5 De fait, plus largement, il n’est pas sérieux de déprécier la coruscance de quelques écrivains ou mouvements : Stéphane Mallarmé, Mademoiselle de Scudéry, les Grands Rhétoriqueurs, Maurice de Scève… En relation avec ce que la rhétorique antique appelait « le genre relevé » ou, lorsqu’il y avait plus d’afféteries, « l’asianisme », de tels styles rythment souvent plus qu’une apparente préciosité.
9 Messaline est une figure emblématique de l’époque. Topique littéraire, elle étend son emprise à de nombreuses œuvres : Messaline d’Alfred Jarry, Messaline de Nonce Casanova, L’Orgie latine de Félicien Champsaur…
11 « Est donc infini ce dont, quand on le prend selon la quantité, il est toujours possible de prendre quelque chose à l’extérieur. Mais ce dont rien n’est à l’extérieur de lui, cela est achevé et une totalité » Aristote, Physique.
12 « Il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés, également distante de son centre en tous points. » Parménide, Poème.
13 Techniques respiratoires à mettre éventuellement en relation avec la méthode hésychaste. L’Hésychasme (hsuxia, en grec : calme, recueillement, quiétude) entreprend, par d’appropriées postures corporelles et par la régulation du souffle à travers la répétition du nom de Dieu, de délivrer l’Esprit enclos dans la chair.
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02/10/2013
Universités : Privatisation d’un service public
En général, on parle peu des universités françaises. Dans les grands médias, c’est le black-out total. Excepté lors des micros-grèves à caractère quelque peu folklorique, tout va bien dans le meilleur des mondes universitaires. L’institution se porte à merveille. Les professeurs transmettent leur savoir dans des conditions idéales. Les étudiants boivent leurs paroles et prennent des notes en silence. Les conditions de travail sont excellentes, les résultats aux examens plus que satisfaisants et les débouchés dans le monde du travail nombreux et divers.
Balayons immédiatement et d’un grand revers de main toutes ces images d’Epinal. L’université française est plongée dans un coma profond depuis déjà de longues années. Son acte de décès, rédigé à la hâte par quelques sociaux-traîtres, est quant à lui fin prêt à être placardé aux frontons de toutes les mairies de France et de Navarre. Comment en est-on arrivé là ? Début de réponses.
Il faut savoir qu’au fil des ans, l’université est peu à peu devenu le grand déversoir post-baccalauréat. Une place en fac, c’est un droit. Le trop fameux slogan de l’UNEF a fait des ravages. Ainsi, on trouve de tout à l’université et particulièrement des étudiants qui ne savent même pas pourquoi ils sont là. La conséquence directe du taux faramineux de 80 % de réussite au bac, c’est la saturation des bancs de première année. La sélection a désormais lieu en Master II, c’est-à-dire au niveau bac plus cinq. Copinage et brigandage sont les deux mamelles de l’accession à un Master II.. Et que dire des étudiants en thèse ? Plus aucun étudiant quelque peu sain d’esprit ne souhaite s’aventurer sur les chemins tortueux d’une thèse. Car en France, un doctorat ne vaut malheureusement plus rien. Il n’y a pas de travail au bout de ces cinq années de labeur. Lorsqu’on sait le privilège dont jouissent les docteurs outre-Rhin, cela laisse songeur.
Parallèlement à la destruction de l’enseignement universitaire par tous les moyens inimaginables, on assiste à une privatisation rampante des universités. Il n’y a plus d’argent, tel est le credo mille fois répété des autorités universitaires. Ainsi, les postes des futurs retraités ne sont plus reconduits. On est passé en une dizaine d’années de pléthore de personnel à une pénurie complète et totale. L’université se gère désormais comme une entreprise privée : à flux tendu. Les congés, les maladies sont désormais du passé. Un absent et c’est toute la chaîne de travail qui est remise en cause. Toute journée de grève équivaut à un retrait immédiat sur salaire. Tout arrêt maladie doit être dûment justifié. Au bout de trois jours de maladie, le fonctionnaire connaît un retrait sur salaire.
Plus grave encore. Il faut savoir que l’université n’embauche plus de fonctionnaires. Tous les nouveaux arrivants sont recrutés par contrat. Ces contrats sont soit de trois mois, soit de dix mois (pour Paris II). Ils sont reconductibles au bon vouloir des autorités. Tout ce petit personnel corvéable à merci ne connaît plus les joies élémentaires des congés payés. Lorsque l’université ferme ses portes en été, la paye ne tombe plus. Une faute grave et le contractuel est mis immédiatement à la porte. Dans les universités, les conditions de travail sont si précaires et les salaires sont tellement bas qu’il n’a plus que les étudiants sans moyens pour encore postuler. Professeurs et étudiants se demandent pourquoi le service n’est plus assuré correctement. Ils ne comprennent pas le mal dont souffrent les universités : un réel manque de moyens logistiques et humains.
Parallèlement à ces économies drastiques de personnel, on communique à tout va. Comme dans toutes boites privées, les services de communication prolifèrent tout autour de la Présidence de l’Université : l’image de l’institution avant tout. Partout, la forme occulte le fond, symptôme classique de la perte des repères dans nos sociétés. La rechercher du profit a pris le pouvoir. Aucune vaste Politique n’est jamais envisagée.
Et que dire du service informatique, véritable gouffre financier. La nouvelle Classe Universitaire refuse d’être à la traîne technologique. Conséquences : On achète à tout va et sans aucune restriction des petits bijoux de technologies dont, bien entendu, personne ne sait se servir. Les ordinateurs sont remplacés sans compter. On commande des caméras sophistiquées pour photographier le sourire béat des étudiants que l’on accolera à leur carte, on enregistre les cours de messieurs les grands professeurs sur des machines perfectionnées, on filme les magnifiques colloques où tout le monde doit se présenter en costumes flambant neuf, on visionne le tout sur des écrans plasma hallucinants. En bref, on danse au milieu des ruines. Tout ce petit cinéma a un coût forcément démentiel. La technique supplante l’homme et finit par le broyer. En favorisant la machine, on en oublie les hommes qui l’utilisent. Le petit personnel est prié de souffrir en silence et surtout de la boucler.
Tout autour des guirlandes électriques, c’est le chaos. Et personne pour s’en apercevoir. Le président trinque, une coupe de champagne millésimé à la main, dans ses appartements privés avec ses glorieux collègues et ses prestigieux invités. Après moi, le déluge ! comme disait ce brave Mitterrand. Réceptions, petits-fours, voyages d’échange se multiplient pour la Nouvelle Classe Universitaire dont aucun fonctionnaire n’a jamais vu la couleur… Ne vous inquiétez pas nous dit-on. Les grandes entreprises privées mettront bientôt leur gros nez là-dedans. L’avenir est au « sponsoring ». Bientôt le personnel se baladera dans les couloirs déguisés en homme-sandwich : macdo sur les manches, axa sur le cœur, cap gemini dans le dos.
Pour être en phase avec le monde qui bouge, l’université doit comme l’école s’ouvrir sur le monde extérieur. Le vent du quartier d’affaires de la Défense doit pénétrer les salles de cours. Fini les cours magistraux, rances et vieux jeu, voici les séminaires fournis clés en main : intervenants extérieurs payer à prix d’or, petits-fours, champagnes, congratulations. Le tout évidemment pour un résultat plus que mitigé. Finis aussi les bons vieux DEA et autres DESS, voici les Masters II à l’américaine co-financé par de grandes entreprises privées. Finis d’user ses frusques sur les bancs tagués des amphis, les étudiants doivent faire des stages en entreprises afin de rester en phase avec le monde qui les entoure. Ainsi on formera à coup sûr de futurs bons petits soldats du CAC 40, bien dociles et surtout pas des gens qui auraient l’audace pour ne pas dire l’inconscience de vouloir penser par eux-mêmes. Car l’université est à vendre. Au plus offrant bien sûr. Les frais d’inscriptions seront bientôt revus à la hausse. Chaque université essaiera ainsi d’obtenir le statut de grande école comme le fit en son temps Paris-Dauphine. On créera des sections d’élites réservées exclusivement au fils de’. C’est tout ça et encore bien d’autres surprises l’autonomie des universités dont la trop fameuse Unef-id fut la grande promotrice.
Que reste t-il à faire me direz-vous ? Et bien comme d’habitude, il faut se battre. Il faut lutter jusqu’à la mort pour que l’Université Française reste un bastion du savoir, ouvert et accessible à tous, une école d'esprit libre où naissent les rêves les plus fous et les futures rébellions…
08:20 Publié dans Réflexion - Théorie | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook | | Imprimer
12/08/2013
Relocalisons la révolution !
Les idées du localisme et de la démondialisation sont séduisantes, elles connaissent actuellement un vogue liée à la crise du système globalisé. Mais il faut s'entendre sur les mots, et ne pas se laisser berner par des politiciens qui les récupèrent pour mieux les dénaturer.
Relocaliser pour produire différemment
Le fait de relocaliser la production industrielle en Europe n'est pas une utopie aussi folle qu'elle peut paraître aux yeux des dirigeants des multinationales. Elle est nécessaire pour redonner à la France et à l'Europe la maîtrise de son économie et garantir son indépendance. Mais ce retour doit se faire en rupture avec la logique du profit capitaliste et impliquer une transformation radicale du système économique et social.
Jouant sur les législations nationales ou régionales, les tenants de l'ultra-compétitivité misent déjà sur la désunion des travailleurs européens pour mieux les exploiter. L'Union Européenne a ainsi permis la libre concurrence en son sein, permettant aux grands groupes (mais aussi à des PME) de délocaliser en son sein des secteurs entiers de la production.
Le cas récent des travailleurs de FRALIB, l'usine des thés "Eléphant", dont la lutte contre la délocalisation de leur usine proche de Martigues, vers la Pologne, éclaire ce mauvais tour. «Ils nous proposaient 5600 euros de salaire pour aller travailler à Katowice en Pologne, se souvient un ouvrier. On s'est dit, c'est énorme. En fait, c'était le salaire annuel, soit 460 euros par mois». Un autre fait le calcul simple de la logique de l'opération : «La part salariale de FRALIB coûte actuellement 15 centimes par paquet de thé. En Pologne, ça passe à 6 centimes. Ils veulent supprimer 182 emplois pour économiser 9 centimes par boîte ?».
Lors des événements en Tunisie, certains chefs d'entreprises du secteur textile ont évoqué l'éventualité de relocaliser en France une partie de leur production pour éviter les risques d'arrêts de celle-ci. Mais ils l'ont fait en demandant qu'une partie de leurs personnels tunisiens soit autorisée à immigrer en France pour continuer à produire avec les mêmes législations qu'en Tunisie (c'est-à-dire des salaires de misère et des rythmes de travail très souples pour les employeurs). L'Etat n'a pas donné suite à la démarche, mais l'idée est lancée.
On l'a compris, la relocalisation vers l'Europe pour avoir une impact positif doit être l'oeuvre d'un pouvoir qui serait au service du peuple. Elle doit servir les intérêts de la communauté et non le patronat. Il est d'ailleurs illusoire de croire que dans le cadre local, le capitalisme soit moins vorace. Au contraire, l'Histoire prouve que les «petits patrons» nationaux peuvent devenir de véritables prédateurs de leurs congénères, soumis qu'ils restent aux impératifs de la concurrence, dictés par la nature même du fonctionnement du capitalisme. Lorsqu'on voit la «success story» du groupe Leclerc, on est vacciné quant à l'éloge de la petite boutique.
La socialisation et le localisme
«Produire français pour exploiter français», non merci ! Dans le cadre d'une socialisation de la France et de l'Europe, nous devrons veiller à mettre en place un mode de production qui soit adapté aux besoins réels des populations européennes. Cela implique que l'activité productive soit dirigée vers le bien commun, qu'elle prenne en compte la préservation de la santé des travailleurs et la préservation de la nature. Une production qui pose aussi le problème du dépassement du salariat et donc de sa réorientation vers des finalités non mercantiles.
La socialisation se fonde sur l'assujettissement de l'économique au politique, la direction politique de l'économie nationale à travers la planification, la transformation des formes de la propriété et la considération du travail comme un service à la communauté générateur de droits politiques.
Cette situation n'est envisageable que dans la mesure où le rapport de force entre les classes commence à s'inverser en faveur des prolétaires à l'échelle de plusieurs pays européens. A partir de là, des mesures de gratuité, de réappropriation de moyens de production et de distribution deviennent possibles.
Le localisme doit être lié au socialisme pour porter un projet alternatif de société. Suivant le principe de subsidiarité, une Europe et une France authentiquement socialistes auront besoin d'être indépendantes dans un monde multi-polaire envers lequel s'appliquerait une politique aux antipodes des rapports de force impérialistes actuels. Pour ce faire une étroite collaboration devrait être envisagée avec les nations de tous les continents s'opposant au modèle de domination mondialiste.
Dans cette optique, l'Europe devra redéfinir ses propres besoins en se donnant les moyens adéquats de les satisfaire. Une planification de l'économie et un développement harmonieux devront s'appuyer sur un vaste réseau de communautés locales qui viseront à une participation collective à la vie économique, sociale et politique. Nous ne considérons pas la production économique comme un programme élaboré par des organismes bureaucratiques ou technocratiques. Comme pour le domaine de la souveraineté politique, des articulations nouvelles seront à créer afin de permettre l'élaboration d'un tissu social riche et vivant.
De nouveaux liens seront tissés entre les individus sur leurs lieux de vie et de travail. D'anciennes solidarités seront ranimées par une volonté de construire un avenir commun.
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Demain la relocalisation ?
Article paru dans le Rébellion n°51 - La notion de relocalisation de l’économie a fait son apparition dans les médias au cours des derniers mois, en vue de démontrer qu’il est possible de moraliser le capitalisme selon les termes de Nicolas Sarkozy, qu’un autre capitalisme est possible (1), … Née dans les milieux écologistes favorables à la décroissance, l’idée de relocalisation a fait l’objet d’une récupération de la part des milieux ultra-libéraux qui en dénature le sens.
Le démantèlement des frontières douanières qui s’est opéré dans le cadre de la mondialisation des échanges a permis, depuis le milieu des années 1990, aux multinationales de mettre en concurrence des salariés du monde entier, via le processus de délocalisation des moyen de production des pays (anciennement) industrialisés vers des pays où les coûts de production sont beaucoup plus faibles (Chine, sud-est asiatique, Pakistan, Inde, …). Les délocalisations massives, initialement limitées aux secteurs ne nécessitant pas de main d’œuvre qualifiée, ce sont peu à peu étendues à l’ensemble du système de production des pays occidentaux, causant désindustrialisation, chômage massif et paupérisation des classes moyennes. Cette tendance, décrite comme inéluctable par l’ensemble du système politico-médiatique, pourrait donc être inversée ? C’est ce que pourrait laisser croire le phénomène récent, bien que d’ampleur limitée, de relocalisation de certaines industries en Europe. Doit-on y voir une rétroaction bénéfique de la main invisible du marché, une prise de conscience salutaire des actionnaires devant les dysfonctionnements du système ?
Les raisons des relocalisations
Les véritables motifs de ces relocalisations correspondent à l’adaptation du système à de nouvelles contraintes découlant principalement :
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de l’augmentation du coût du pétrole liée à l’imminence du pic pétrolier qui causera, à plus ou moins long terme, la fin de la mondialisation. Les répercussions de ces hausses sur les prix des carburants condamnent les transports routiers, maritimes et aériens. Leurs premiers effets se font déjà sentir au travers d’augmentation du nombre de faillites des PME du secteur des transports routiers(2), de la destruction des flottes maritimes commerciales – le nombre de navires démantelés a été multiplié par 4 entre 2006 et 2010(3), des très faibles bénéfices réalisés par les compagnies aériennes, dont de nombreuses sont à la limite du dépôt de bilan, même parmi les plus grandes (cf. l’effondrement boursier du cours d’American Airlines(4), 3ème compagnie américaine et 4ème mondiale qui avait passé commande de 260 airbus et 200 boeings).
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de l’instabilité politique de nombreux pays où ont été effectuées les délocalisations, à l’instar des pays du Maghreb touchés par les révolutions du printemps arabe ou de la Chine où les révoltes se multiplient dans de nombreuses provinces, qui menace la pérennité des activités économiques délocalisées(5),
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des catastrophes naturelles dues aux aléas climatiques et aggravées par des changements d’occupation des sols anarchiques (déforestation et urbanisation sous l’effet de l’accroissement démographique), comme les inondations qui ont touché le sud est-asiatique à l’automne 2011, provoquant la fermeture d’un grand nombre d’usines produisant du matériel informatique et causant une pénurie de nombreux composants(5).
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du mécontentement croissant des peuples européens face à l’invasion du marché par des produits de mauvaise qualité, ou présentant des malfaçons, voire des risques pour la sécurité des utilisateurs (toxicité des peintures, non-respect des normes de sécurité en vigueur, …), originaires principalement de Chine, et à la concurrence déloyale dont sont victimes les travailleurs européens,
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de la dégradation de l’image de certaines marques dont la notoriété est basée sur la qualité, l’authenticité liée à un savoir-faire ou un terroir spécifique, ou le respect d’une certaine éthique (commerce « équitable »),
Les travailleurs européens n’ont donc pas à attendre de ce qui reste, pour le moment, un épiphénomène, une amélioration de leur sort, d’autant moins que certaines entreprises souhaitent également relocaliser sur le sol européen la main d’œuvre étrangère utilisée au préalable, comme ce fut le cas avec le groupe suédois Autoliv Isodelta qui a tenté de faire venir en France les ouvriers de son ancienne usine tunisienne sous couvert de stage(6).
Qu’est-ce que la relocalisation ?
La relocalisation est un thème au cœur de l’idéologie de la décroissance, constituant l’un des huit « R » du programme radical pour une décroissance sereine, conviviale et soutenable prônée par Serge Latouche. Elle consiste « bien sûr [à] produire localement pour l’essentiel les produits servant à la satisfaction des besoins de la population à partir d’entreprises locales financées par l’épargne collectée localement (7) ». A ce titre, elle favorise l’autonomie des communautés à l’échelle locale, régionale, nationale, ou européenne, en fonction de la nature de la production envisagée, en permettant aux populations de décider du type d’activité économique qu’elles souhaitent voir se développer sur leur territoire tout en contrôlant leur développement, ce qui en fait le corollaire, dans le domaine économique, du principe de subsidiarité et de la démocratie participative. Comme le souligne Serge Latouche : « Relocaliser s’entend aussi au niveau politique : cela signifie alors s’occuper des affaires publiques à l’échelle de son quartier, organisé en « petite république » (8)». L’idée de relocalisation se situe donc aux antipodes de l’idéologie marchande car elle affirme le primat du politique sur l’économique, et du sens de la mesure sur l’hybris libérale. Elle s’inscrit dans une logique de respect de la diversité des cultures et des modes de vie contre l’uniformisation et la rationalisation du monde issues des Lumières, que celles-ci aient lieu sous l’égide du centralisme jacobin, du planisme étatique ou de la mondialisation marchande. La relocalisation présuppose cependant une refonte complète du système politique actuel basé sur le contrat, et donc d’essence libérale, et son remplacement par une démocratie organique pour pouvoir être mise en application. Elle s’accompagnera nécessairement d’une relocalisation de ce qu’Alain de Benoist appelait récemment « l’armée de réserve du capital(9) ». Cette relocalisation a déjà commencé en Espagne, où, sous l’effet de la crise économique, le solde migratoire est négatif en 2011(10). Les nouvelles formes de contestation du système libéral, liées à l’intensification de la crise économique et financière, à l’image du mouvement « Occupy Wall Street » sont susceptibles de faire naître les conditions favorables à un changement de paradigme à l’échelle de l’Europe.
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Marianne, Oui, un autre capitalisme, c’est possible!, n°760, 12-18 novembre 2011.
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http://www.econav.org/IMG/pdf/articlerevuedesminesde_construction.pdf
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http://fr.euronews.net/2011/10/25/inondations-les-thailandais-en-conges-forces/
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Le Républicain Lorrain, Vraie fausse relocalisation refusée, p.6, 91(12), 13 janvier 2010.
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Serge Latouche, Petit traité de la décroissance sereine, 2007, Mille et une nuits, p. 63.
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Serge Latouche, Le pari de la décroissance, 2006, Fayard, p. 207.
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Alain de Benoist, Immigration, l’armée de réserve du capital, Eléments n°139, Avril 2011.
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Lola Huete Machado, Emigante, otra vez, El País Semanal, 11/12/2011 http://www.elpais.com/articulo/portada/Emigrantes/vez/elpepusoceps/20111211elpepspor_9/Tes
15:42 Publié dans Réflexion - Théorie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : serge latouche, localisme, décroissance, relocalisation, alain de benoist | Facebook | | Imprimer