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18/11/2010

Georges Sorel : un socialiste révolutionnaire !

Georges Sorel (1847-1922) fut un des grands animateurs du socialisme, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Proche dans son inspiration d’un Charles Péguy, il était aussi un réconciliateur de Marx et de Proudhon, il avait une vision hautement mystique et morale de la révolution, qui lui faisait haïr les réformistes « à la Jaurès », prêts disait-il à vendre la pureté des idéaux socialistes au nom d’une politique de conciliation avec la démocratie parlementaire et bourgeoise.

Pour Sorel, comme pour Proudhon, la finalité du combat pour la justice est d’abord morale : les hommes doivent rehausser leur caractère à travers exercice de la lutte. C’est précisément par l’action libre des syndicats que les classes ouvrières pourront préserver la grandeur de leur culture, à l’abri de toute politique purement politicienne. Sorel défendait par ailleurs des valeurs de producteurs, attachées au travail, à l’effort, à la créativité et au façonnage de la matière, par opposition aux valeurs décadentes des possédants, seulement soucieux de jouir et de profiter du travail des autres. Dans le monde bourgeois, c’est d’abord et avant tout l’hédonisme nihiliste qui révulsait Sorel, ainsi que l’absence de convictions qui lui est presque inévitablement corollaire, la petitesse d’âme, la mesquinerie, l’étroitesse de vue. Mais, paradoxalement, il n’y avait guère d’écart aux yeux du penseur entre la moralité de la bourgeoisie et celle des animateurs socialistes : s’il fustigeait la médiocrité du monde actuel de l’argent, qui n’avait plus même la force et la volonté dont témoignaient encore autrefois les grands capitaines d’industrie, il n’avait pas de mots assez durs pour la misère existentielle que l’on retrouvait selon lui dans toutes les compromissions réformistes, ou même souvent dans les actions de grèves ponctuelles menées par les travailleurs, capables de sacrifier la noblesse de leur combat pour acheter quelques avantages sociaux accordés à des fins purement clientélistes.


Aux grèves intéressées, Sorel demandait qu’on substitue l’idée d’une grève générale, empruntée à Fernand Pelloutier, et destinée à servir de mythe régénérateur pour le monde ouvrier. La grève générale, lançait-il, doit être menée dans un esprit de gratuité, avec pour ambition de réaliser la révolution dans ce qu’elle a de plus digne et de plus émancipateur pour le plus grand nombre. Elle ne doit pas relever d’une logique d’épicier, mais viser au contraire à une réforme éthique de la société ; c’est par elle, qui plus est, que le prolétariat pourra vraiment apprendre à être lui-même et à s’accomplir dans toutes ses plus remarquables potentialités.

Longtemps partisan des syndicats, Sorel sera pourtant immensément déçu par l’évolution de la lutte sociale. Il connaîtra de ce fait une période d’errance, qui l’amènera à louvoyer tour à tour du côté des royalistes, des nationalistes et des bolchéviques, avant de revenir finalement, non sans un certain scepticisme, à ses premières amours politiques. Mais, en dépit de ses multiples pérégrinations, Sorel aura très peu évolué dans ses idées, sur le fond, au fil de sa vie. Si son parcours personnel l’aura amené à se rapprocher successivement de groupes ou de mouvements différents, c’est qu’il aura chaque fois été déçu de voir que des idées aussi intransigeantes que les siennes pouvaient difficilement susciter un assentiment large et partagé. Aussi mourra-t-il en définitive passablement désillusionné...

Thibaul Isabel

 

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17/09/2010

Le symptôme d'une époque en crise. Eléments pour une pensée authentiquement rebelle

Article paru dans le numéro 41, Mars/Avril 2010, de Rébellion  

 

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   Notre entreprise coïncide avec le début du 21° siècle et l'épuisement des schémas idéologico-politiques du siècle précédent qui tentent, néanmoins, de se survivre à eux-mêmes sous l'étiquette du clivage droite/gauche. Ce qui ne signifie, d'ailleurs pas, que celui-ci va disparaître de si tôt puisqu'il est au cœur d'un dispositif central de représentation nécessaire à la défense du Système.

 

 

   Pour autant, il ne s'agit pas pour nous de faire du "nouveau" à tout prix. Les personnes qui se veulent des « innovateurs » en politique recyclent souvent les anciennes lubies avec un mauvais maquillage de marketing moderne. Nos références sont claires : elles s'inscrivent dans une longue tradition de rejet de la domination historique de l'économie marchande,  puis de celle croissante du capital. Ce rejet a pris la figure du socialisme au 19° siècle et s'est cristallisé de manière théorique et radicale dans l'expression ouvrière du communisme révolutionnaire. Nous nous référons ainsi au riche héritage du socialisme, en lui ajoutant l'importante contribution de Karl Marx et Friedrich Engels(et plus largement aux penseurs et courants nés de leur apports théoriques comme G. Lukacs, Guy Debord ou C. Castoriadis).

 

 

   Il ne s'agit pas non plus d'un énième « retour à Marx » qui signifierait que la théorie communiste serait enfin devenue adéquate à son idéal (ce qui n'a d'ailleurs pas de sens pour Marx lui-même "le communisme est le mouvement réel qui abolit les conditions existantes"). L'auteur du Capital à toujours insisté sur le fait que son analyse de la réalité ne relevait pas d'une théorie abstraite, mais de l'étude des conditions réelles et objectives de l'existence humaine. En effet la théorie révolutionnaire naît du sol des questions pratiques que se posent les hommes au cours de leur lutte historique et non d'une sphère autonome propre aux préoccupations d'intellectuels plus ou moins idéologues.

 

   Nous sommes un "symptôme", c'est-à-dire l'expression de la crise profonde rencontrée par le système capitaliste au stade du parachèvement de sa domination réelle sur tous les aspects de la vie sociale (appelée communément "mondialisation"). Le capitalisme ayant réalisé sa dynamique de domination totale, il se retrouve face à sa propre impasse en tant qu'il ne peut même plus assurer un semblant de développement cohérent pour l’Humanité.

 

 

L'essence du capital, est la mondialisation; il est la réalisation effective du devenir-monde de l'économie mondiale. Son but ultime - inhérent au cycle de la valorisation - se traduit dans la représentation idéologique dominante signifiée par le vocable de "mondialisme". Celui-ci est l'expression du fatalisme idéologique de toutes les classes dominantes prises de vertige face aux exigences de la loi du taux de profit. Le mondialisme est le « confort mental » que se donnent les classes dominantes (et l'oligarchie politique chargée de les représenter) dans un monde qu'elles ne maîtrisent plus. C'est le "destin" de la loi du taux de profit d’être une course débouchant sur le vide existentiel et le chaos social.

 

  " Malheureusement" pour le capital, celui-ci n'a pas réussi à éradiquer toute mémoire historique de des moments de lutte et de contradiction d'où émergèrent les consciences concevant sa critique radicale et la nécessité de dépasser les contradictions aliénantes de l'existence humaine. En produisant l'hégémonie de l'économie sur la vie sociale, le capital produit corrélativement le prolétariat. Pour autant, plus aucun lien organique - comme dans les anciennes structures communautaires - ne le lie à l'être social ("Gemeinwesen" chez Marx). De là, la possibilité pour le prolétariat de se nier en tant que classe objet du capital,  tout en niant la nécessité de l'existence pérenne de celui-ci. La conscience révolutionnaire suivant des phases d'avancée et de recul au cours de l'histoire, est l'expression de cette voie réelle de dépassement de l'aliénation sur laquelle le prolétariat a eu parfois l'audace de s'engager.

 

  Comme tout symptôme, notre action traduit une souffrance face à un monde devenu fou. Mais cela  n'est somme toute qu'un signal de nécessité de remise en ordre de ce qui doit l'être. Le réductionnisme de la machinerie capitaliste échouerait-il? L'instrumentalisation-manipulation des êtres rencontrerait-elle un obstacle? Oui, si nous pensons qu'il existe une essence de l'homme que Marx, d'ailleurs, situait sur le plan d'une ontologie de l'être social. Marx traite de la vieille  question philosophique de "l'être", tant sur le plan de la nature de la connaissance humaine et de ses avancées, que des relations pratiques que les hommes entretiennent entre eux et avec la nature  comme deux versants dialectiques de la même instance agissante; c'est cela que l'on peut qualifier d'ontologie de l'être social.

 

 On sait l'attachement de celui-ci envers l'idée aristotélicienne de l'homme comme animal politique. Il faut préciser qu'il ne s'agit pas dans la pensée marxienne de cerner une abstraction morte, ossifiée, d'une essence humaine mais au contraire de se référer à la praxis humaine et à ses diverses métamorphoses. Il y a bien là une question ancestrale de fondement, coeur de toute réflexion philosophique authentique. Il faut, afin de l'analyser, prendre le problème sous l'angle de la réalité imposée par le capital. Globalement, ce dernier entrave la praxis humaine, l'existence et le développement même des hommes vers sa plénitude.

 

Cela peut sembler étrange comme proposition, dans un monde pris de frénésie et où tout semble constamment "bouger". Tout aussi paradoxalement pourrait-on affirmer que le capital tend à faire disparaître toute relation sociale dans un monde, en effet, où tout le monde semble être en contact (virtuel) avec tout le monde. Mais il n'y a dans cette apparence qu'une inversion spectaculaire aliénante. L'inversion qui traduit la perte de l'essence, dit autrement, la paralysie de toute praxis autonome constituant les multiples communautés humaines. Elles sont actuellement quasiment vidées de toute substance vive autre que celle des exigences de la marchandise : ce que Marx désigne sous le concept de réification. Dit encore autrement, l'homme produit ce qui n'est pas lui, bien que la source en soit encore lui! Le capital, c'est la contradiction faite homme au sens de contradiction bien réelle au coeur de l'homme réel.

 

Alain de Benoist décrit particulièrement bien cette décomposition des liens humains et sociaux dans un « présent virtuel : « La société à l’ère de la mondialisation est une « société liquide », où les relations, les identités, les appartenances politiques et même les catégories de pensée deviennent à la fois polymorphes, éphémères et jetables. Les votes électoraux obéissent à un principe de rotation accélérée (au fil des années, on essaie tous les partis). Les engagements politiques, perdant tout caractère militant « sacerdotal », deviennent transitoires. Les luttes sociales s’inscrivent dans des laps de temps de plus en plus limités. Les liens amoureux obéissent au même principe. Le mariage d’amour étant la principale cause du divorce, mariages et liaisons durent de moins en moins longtemps. Il y a seulement dix ans, la durée moyenne d’un mariage dans les pays occidentaux était de sept ans. Elle n’est plus aujourd’hui que de dix-huit mois. Tout engagement à long terme, que ce soit dans le domaine politique ou dans le domaine amoureux, est assimilé à une perte de liberté ou devient incompréhensible. Fragilisation des liens ou des rapports humains, qu’ils soient intimes ou sociaux, désagrégation des solidarités durables, mais aussi sentiment d’impuissance (on a l’impression de ne plus rien maîtriser) qui fait naître des sentiments d’incertitude, d’angoisse et d’insécurité » (1) .

 

   Notre idée de "symptôme" est l' expression de la lutte portée par le capital au sein du rapport social et par voie de conséquence au sein de chaque exploité/aliéné. Le "symptôme" témoigne du fait que le capital n'a pas bloqué définitivement le processus historique et que son rêve fou d'expulser l'humain authentique comme référence au fondement de l'être social est purement utopique.

 

Dans un récent texte, que nous pouvons considérer comme une des analyses les plus riche sur les origines de la crise, Gilles Dauvé et Karl Nesic décrivent le rêve de la bourgeoisie, devenu notre cauchemar : « Une cause majeure de la crise actuelle, c'est la tentative du capitalisme de réaliser une de ses utopies. Contrairement à ce qui se dit parfois, la bourgeoisie ne rêve pas d'un univers robotisé ou hyper-policier, mais d'une société sans ouvriers, en tout cas sans salariés auxquels leur fonction donne une force de blocage possible. Dans ce but, depuis 1980, elle s'efforce de recomposer la population active des pays dits développés autour de trois groupes principaux : (1) les salariés travaillant dans des services peu qualifiés, en particulier « les services à la personne », mais aussi les travailleurs manuels encore indispensables à la circulation physique des marchandises (chauffeurs routiers, manutentionnaires, etc.), dispersés et réputés - à tort - incapables de se coaliser ; (2) les semi-qualifiés du tertiaire (parmi eux, les fameux « intellos précaires ») employés  dans l'enseignement, les médias, la publicité, la recherche, domaines désormais interpénétrés, et tout ce qui gravite autour des multiples facettes de la communication ; et (3) les qualifiés bien payés, gérant et organisant les deux premiers groupes. Malgré sa précarité et la modestie de ses revenus, l'ensemble n°2 partage les modes de pensée et, dans la mesure de ses moyens, de consommation du 3e : tous deux ont en effet en commun de réunir des « manipulateurs de symboles ». Il est d'ailleurs possible à une minorité de membres du 2e groupe d'intégrer le 3e. L'ensemble n°1, lui, n'a bien sûr accès qu'au « premier prix » des équipements et appareillages high-tech. Quant à aux supports matériels inévitables  (car tout ne saurait être virtualisé) d'une vie de plus en plus vouée à l'immatériel et à la connaissance, leur fabrication sera assurée ailleurs, loin, de préférence outre-mer (…) .  Systématiser le précaire, c'est pour le capital faire comme si le prolétaire était toujours en trop, en sursis, embauché en attendant de trouver au Maroc ou en Inde un salarié qui fera les mêmes tâches pour moins d'argent, jusqu'à ce qu'un automatisme encore plus poussé rende inutile l'intervention humaine.».

 

Sans exagérer, on peut affirmer que le capital mène alors une guerre sans merci contre le genre humain  au sens où il  instrumentalise/manipule sa généricité.  Expliquons : idéologie mondialiste, impérialisme tous azimuts, destruction des Nations, ravages de l'environnement, gouvernance mondiale, antiracisme spectaculaire de convenance, confiscation du savoir scientifique par les multinationales etc., sont autant de dispositifs tendant à bloquer l'émergence de la communauté humaine ("das Gemeinwesen" de Marx). Ils représentent des inversions parodiques du processus que Lukacs définissait comme passage qualitatif du genre en soi au genre pour soi, c'est-à-dire de la fin de la soumission du genre humain à la pure nécessité économique.

 

   Ce besoin de dépassement de l'aliénation se traduit - parfois maladroitement -  par la lente prise de conscience de l'impossibilité de mener une vie proprement humaine au sein du chaos social, économique, engendré par une paupérisation croissante du prolétariat. Aussi notre approche critique est-elle une réponse à la généralisation du mode de production capitaliste à toute la planète - en extension et en intensité - , à l'uniformisation des conditions d'existence imposée à tous les peuples, à ce que les camarades du groupe " L'Internationale" ont appelé la "société de l'indistinction". Comme l'écrivait Guy Debord : "tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation".

 

   En réponse à cette situation, nous pensons que la seule réponse politique qui vaille consiste à ne pas admettre les règles du jeu politique du système afin de les dénoncer comme discours, bavardage spectaculaire inconsistant, verbigération, tendant à imposer le mutisme à toute revendication existentielle qualitative. A ce stade du capitalisme, l'idéologie dominante parodie le passage qualitatif au genre pour soi (qui rappelons-le serait la fin de l'aliénation économique), car la réalité de la mondialisation est une espèce de vaste manipulation du genre humain devenu objet exclusif du processus de valorisation du capital.<

 

Notes :

1- Alain de Benoist, l'Homme Numérique, article de Spectacle du Monde ( Mars 2010). Disponible en ligne : http://www.lespectacledumonde.fr

2- Gilles Dauvé & Karl Nesic, Sortie d'Usine, Trop Loin. Mars 2010.

http://troploin0.free.fr/ii/index.php/textes/50-sortie-dusine

03/09/2010

Quantifier le mal-être : dépression et suicide

 

En complément du dossier " La crise de l'Homme Moderne", une analyse de Thibault Isabel sur la dépression et le suicide. Le numéro 42 est toujours disponible pour 4 euros à notre adresse postale. 

Dans quelle mesure l’étude des statistiques permet-elle de se faire une idée précise du moral des populations ? Les statistiques de la dépression posent particulièrement problème, à cet égard, dans le sens où l’on dispose de très peu d’enquêtes sérieuses sur la question. De plus, les études mises à notre disposition s’avèrent en général incomplètes et récentes, si bien qu’il est difficile de déterminer précisément de quelle façon le trouble a évolué au fil du temps. Le terme lui-même de « dépression » est équivoque : qu’est-ce qu’un « dépressif » ? S’agit-il d’une personne souffrant d’un « trouble dépressif majeur » tel que le définit le DSM-IV ou simplement d’un « déprimé », réactionnel ou chronique ? Selon qu’on adopte l’une ou l’autre de ces définitions, les scores que l’on obtiendra ne seront pas du tout les mêmes…

Toute statistique concernant la dépression est de surcroît subjective, puisqu’elle dépend nécessairement de l’importance médiatique qu’on accorde au phénomène. Comment évaluer l’évolution de l’humeur des individus ? Comment quantifier ce qui relève par définition du qualitatif ? Se sentir ou non dépressif relève d’un jugement éminemment personnel : lorsqu’une maladie aussi impalpable et fluctuante se répand dans les discours, tout le monde finit par penser qu’il en souffre. Les hommes et les femmes du Moyen Age ne pouvaient pas se sentir dépressifs, puisque le mot « dépression » n’existait même pas encore. Il en va bien sûr tout à fait différemment aujourd’hui.

Enfin, les statistiques de la dépression sont subjectives parce que chacun ne se confie pas de la même façon sur son état intérieur, ni ne se perçoit de la même façon, à situation psychologique égale. Il faut ainsi noter que les différences de sensibilité au désespoir et à l’angoisse en fonction du sexe ou de la génération peuvent partiellement s’expliquer par une tendance à sous-évaluer le mal-être ou à le sous-verbaliser chez certaines catégories de population, en particulier masculines et âgées. Selon les enquêtes, une femme aurait 1,4 fois plus de chance d’avoir développé un épisode dépressif qu’un homme ; quant au pic de fréquence des épisodes dépressifs, il surviendrait chez les 18-24 ans, alors que la tranche d’âge qui, d’après les questionnaires, resterait en revanche la plus hermétique à la dépression serait celle des 65-74 ans (avec environ 9% de prévalence). Mais jusqu’à quel point ces chiffres sont-ils fiables ? Les hommes et les vieillards, pour des raisons idéologiques et sociales, peuvent très bien éprouver davantage de honte que les femmes et les jeunes à l’idée de reconnaître un passage à vide, jusqu’à considérer la dépression comme tout à fait inavouable et humiliante, pour eux.

Devant de telles incertitudes, il serait donc salutaire de trouver des pistes de réflexion complémentaires. Et, dans cette perspective, on pourrait à bon droit se tourner vers les statistiques du suicide, d’autant qu’il existe un lien de corrélation assez fort entre les tentatives de mort volontaire et la dépression (on estime que 60% à 90% des suicidés sont dépressifs ou borderlines, et qu’environ 15% des personnes souffrant d’une dépression majeure finissent par se donner la mort). Emile Durkheim, dès la fin du XIXe siècle, a tenté d’établir un lien entre le taux de suicide et le bien-être existentiel des populations ou, si l’on veut, leur degré de « bonheur ». Plus une société est malheureuse et « anomique », plus les individus se suicident ; plus les individus sont heureux de vivre et intégrés dans des groupes structurés, en revanche, moins ils mettent fin à leurs jours. Le suicide reste indéniablement un phénomène marginal, dans toute société, mais son taux de prévalence donnerait cependant une indication forte sur le moral moyen des populations. L’avantage de la démarche de Durkheim est qu’elle permet d’avoir des statistiques plus facilement quantifiables et plus abondantes que les statistiques sur le mal de vivre en tant que tel…

Mais les études sur le suicide ne sont pas toujours pertinentes non plus pour analyser l’évolution du mal-être au fil du temps. Certes, une enquête coordonnée par le Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (rattaché à l’Inserm) a conclu que les taux de suicide déterminés par les statistiques officielles étaient sous-évalués d’environ 20%, mais que les statistiques sociodémographiques et géographiques du suicide changeaient peu après correction. Plusieurs enquêtes de contrôle ont abouti aux mêmes conclusions, ce qui permettrait a priori d’accorder un certain crédit aux chiffres avancés. Cependant, il importe de se souvenir que tout suicide n’est pas corrélé à un mal-être ; de plus, les personnes qui souffrent le plus ne mettent pas forcément fin à leurs jours pour autant. D’autres facteurs doivent être pris en compte, comme par exemple le jugement moral porté sur le suicide à une époque donnée, notamment sous l’angle religieux ou légal : il est probable que la réprobation des morts volontaires par certaines autorités ecclésiastiques a pu avoir une incidence considérable à différentes époques sur le passage à l’acte suicidaire, tout comme les lois qui, dans certains pays, criminalisent le suicide et prescrivent des poursuives pénales à l’encontre des ascendants ou descendants de ceux qui se donnent la mort. C’est en partie ce qu’a démontré le sociologue australien Riaz Hassan dans son étude sur Singapour, en expliquant que les écarts de taux de suicide entre les trois groupes ethniques qui composent la population – Chinois, Indiens et Malais – devaient être rapportés aux différences d’orientations religieuses et de visions du monde entre ces communautés1. Il faut tenir compte aussi – quoique de manière certainement très marginale – du suicide « héroïque », valorisé dans certaines cultures, comme aujourd’hui encore au Japon, où c’est par sens de l’honneur que certains individus, nullement déprimés par ailleurs, se sentent tenus de se donner la mort, pour effacer une honte ou un affront, épargner des tourments à leurs proches, etc.

On ne doit pas oublier pour terminer que les statistiques du suicide doivent être scrupuleusement distinguées des statistiques concernant les tentatives de suicide (qui sont au demeurant beaucoup moins précises, en raison d’un recensement extrêmement limité). Si les hommes sont nettement plus nombreux que les femmes à mettre fin à leurs jours, de même que les vieillards sont nettement plus nombreux que les jeunes à s’ôter la vie, il faut ainsi noter que les tentatives de suicide sont paradoxalement beaucoup plus nombreuses chez les femmes et chez les jeunes. On estime que 1,9 % de la population des 18 ans et plus présente un risque suicidaire élevé2 : 2 % chez les femmes et 1,7% chez les hommes3. A l’inverse, les décès par suicide sont plus souvent masculins : c’est le cas de 74% des suicides constatés en 2000 et le taux de mortalité par suicide des hommes est plus élevé dans toutes les tranches d’âges que celui des femmes. De même, contrairement au suicide proprement dit, dont le taux augmente avec l’âge, le risque suicidaire élevé apparaît plus important chez les jeunes (plus de 2,8 % des 18-29 ans présentent un risque élevé) pour décroître ensuite avec l’âge et atteindre seulement 1 % des personnes entre 60 et 74 ans.

Ainsi, ce sont en définitive les catégories de population qui déclarent le plus librement des symptômes de mal-être dans les enquêtes qui tentent le plus souvent de se suicider, mais ce sont ces mêmes catégories de population qui, dans les faits, succombent le moins souvent à leurs tentatives (nous parlons ici des femmes et des jeunes). Et, inversement, ce sont les catégories de population qui déclarent le moins de symptômes de mal-être qui, dans les faits, se donnent le plus souvent la mort (nous parlons ici des hommes et des vieillards). On peut donc imaginer que le mal-être se solde davantage chez certaines catégories de population par un appel au secours, tandis qu’il se solde en général par une issue plus fatale chez d’autres. Les hommes et les vieillards, qui doivent dans les représentations collectives faire preuve d’autonomie et être maîtres d’eux-mêmes, sans jamais constituer un fardeau moral pour leur entourage (qu’ils ont plutôt la charge de soutenir psychologiquement en cas de coup dur), sont peut-être culturellement moins incités que les femmes et les jeunes à appeler cet entourage au secours, de sorte qu’ils se plaignent moins ouvertement de troubles dépressifs, et de sorte aussi qu’ils recourent au suicide plus rarement, mais avec une plus grande détermination.

La mort volontaire ne constitue en tout cas que « le sommet de l’iceberg » des comportements d’autodestruction4. Seules 25 % des tentatives de suicide conduiraient à un contact avec un professionnel de services de soins de santé, et la plupart restent donc totalement impossibles à recenser. Une étude, menée sous l’égide de l’OMS dans 16 régions d’Europe et portant sur les années 1989 à 1992, a permis de mettre en évidence un taux moyen de 193 tentatives de suicide pour 100.000 habitants pour les femmes et de 140 pour les hommes, avec une grande variabilité en fonction de la région étudiée5.

En dépit de ces imperfections indéniables, les statistiques du suicide demeurent quoi qu’il en soit le seul moyen d’esquisser une étude diachronique du moral des populations, pour la période qui s’étend du début du XIXe siècle à aujourd’hui. Or, c’est seulement par le biais d’une étude diachronique qu’on pourra espérer mettre en lumière d’éventuelles corrélations entre la souffrance psychique et le développement des caractéristiques de la modernité.

Thibault Isabel

1 Riaz Hassan, A Way of Dying. Suicide in Singapore, Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1983.

2 En ce qui concerne les moins de 18 ans, voir Marie Choquet et Sylvie Ledoux : « Adolescents : enquête nationale », Inserm, Collection Analyses et prospectives, 1994.

3 Gérard Badeyan et Claudine Parayre : « Suicides et tentatives de suicide en France : une tentative de cadrage statistique », DREES, Etudes et Résultats n° 109, avril 2001.

4 R.F.W. Diekstra, « The epidemiology of suicide and parasuicide », Acta Psychiatr Scand, n°371, 1993, pp. 9-20 ; J.F.M. Kerkhof, « Attempted suicide : patterns and trends », in Keith Hawthon et Kees van Heeringen (dir.), The International Handbook of Suicide and Attempted Suicide, Chichester, Wiley, 2000, pp. 49-64.

5 Cf. A. Schmidtke, U. Bille Brahe et D. De Leo, « Attempted suicide in Europe : rates, trends and socio­demo­graphic characteristics of suicide attempters during the period 1989-1992. Results of the WHO/EURO Multi­centre Study on Parasuicide », Acta Psychiatr Scand, n°93, 1996, pp. 327-338.

 

03/05/2010

Les Nouveaux habits du Libéralisme

Développement durable, commerce équitable, investissements socialement responsables, fonds éthiques, etc. Tous ces termes positifs envahissent les chroniques économiques des médias et donnent l'impression d'une moralisation du système libéral, par une prise en compte de données extra-financières.

Tout a commencé avec l'apparition de fonds éthiques, instruments financiers créés à la demande des milieux religieux, nommés aussi « Fonds d'exclusion » car ils rejettent certains secteurs d'investissement : tabac, alcool, armement, jeux de hasard ainsi que l'industrie liée à la pornographie. A l'origine de cette demande éthique figurent des organismes chrétiens ainsi que les banques « vertes » de la finance islamique.

Le commerce équitable est aussi un principe éthique, inventé par les hollandais et les anglais, il vise à offrir un juste prix aux producteurs café, thé, coton, etc.) afin qu'ils puissent vivre décemment, malgré les spéculations boursières et l'emprise des intermédiaires. L'exemple le plus célèbre est le café Max Havelaar, dont on ignore souvent que le nom est le titre d'un célèbre roman de Eduard Douwes Dekker paru en Hollande en 1860, qui dénonçait les pratiques d'exploitation de la population de Java, dans la culture du café. En France, le commerce équitable est surtout représenté par Artisans du Monde, association qui vend à travers un réseau de boutiques, de l'artisanat et des produits du tiers monde, venant de coopératives.

Le concept de développement durable est beaucoup plus large, il apparaît pour la première fois en 1987 dans un rapport de la Commission Mondiale sur l'environnement, appelé rapport Brundtland ; sa définition est la suivante : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Cette idée de durabilité s'est s'imposée dans tous les domaines, économique, social, environnemental et culturel, d'autant que les dangers se précisent sur l'environnement : effet de serre, déforestation, crise énergétique, croissance démographique, etc. Ce concept n'est pas nouveau, mais dans les sociétés traditionnelles on n'en parlait pas, cela allait de soi.

Face à cette mobilisation en faveur de la responsabilité sociale et environnementale, le libéralisme a dû s'adapter et présenter un visage plus « éthique ». Alors pour que leurs actions boursières soient classées ISR (Investissement Socialement Responsable) et pour préserver leur image, les entreprises multiplient les publications et semblent vouloir jouer la carte de la transparence ; pour ce faire elles publient, en plus du rapport financier annuel, un rapport de développement durable, qui comprend deux volets :

1) Social : avec des infos sur différents thèmes : emplois, salaires, plans de formation, pyramide des ages, accords d'entreprises, plan d'intéressement, conditions de travail, concertation, etc.

2) Environnemental : lutte contre la pollution, diminution de la consommation d'énergie, traitement des déchets, coopération avec des associations qui oeuvrent pour la protection de l'environnement etc.

Edités sur papier glacé, rédigés par des cadres proches de la direction, ces rapports ne servent souvent qu'à maquiller la réalité et à obtenir une bonne appréciation de la part des agences de notation sociale, tel Vigéo, qui n'ont pas les moyens de vérifier les informations. Peut-on imaginer Coca-Cola, IBM ou Union Carbide dire la vérité ?

De même que les multinationales demandent aux cabinets d'audit de faire de faux rapports financiers, aux avocats d'affaires de contourner le droit, elles tentent de donner à leur course aux profits un visage éthique et en font même un argument de vente. Telle est la puissance de récupération de la société du spectacle.

Faut-il pour autant abandonner le développement durable à ses ennemis ? Non, l'urgence est trop proche et notre responsabilité vis à vis des générations suivantes nous l'interdit. Une des solutions serait d'impliquer les salariés dans le contrôle des informations, sociales et environnementales, publiées par l'entreprise, soit par l'intermédiaires des sections syndicales, du comité d'entreprise soit par démarche individuelle. La responsabilité individuelle est très importante, par exemple, si nous avons connaissance par un document à diffusion « restreinte », que notre entreprise pollue, en France ou à l'étranger, nous avons le devoir de diffuser l'information à la presse, aux ONG et aux agences de notations sociales.

Pour défendre la planète, sauver la faune, la flore et les peuples qui y vivent, nous devons nous considérer en état de mobilisation permanente et employer tous les moyens légaux ou illégaux (comme pour les OGM) pour transmettre à nos enfants, une planète DURABLE.

 

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17/04/2010

Réinventons la patrie ! (2)

Patrie et Socialisme

La Patrie à réinventer. Le Devenir du Socialisme

 

Article publié dans le numéro 39 de Rébellion Novembre/Décembre 2009

Deuxième partie de nos positions du dossier sur les régions, la Nation et l’Europe

 

 

 

Nous poursuivons ici l’analyse débutée dans le numéro 38 de Rébellion sur la question nationale. Au moment où le gouvernement de Nicolas Sarkozy entreprend une nouvelle campagne médiatique bidon autour de l’ « Identité Nationale », probablement pour faire oublier les dernières affaires révélatrices de son niveau de corruption et la faillite du « sarkozisme » face à la dure réalité d’un monde en crise, il nous paraît utile de réaffirmer certains principes fondamentaux et de présenter une alternative à ces écrans de fumée.

 

La Nation aux travailleurs !

Une rupture radicale doit être clairement faite, aussi bien, avec les conceptions réactionnaires et bourgeoises de l’idée nationale qu’avec les tenants d’une mondialisation « post nationale » (qu’ils soient des représentants des multinationales, des bobos altermondialistes ou les derniers rejetons des groupuscules gauchistes). L’enjeu est de faire le lien entre la question nationale et la question sociale, c'est-à-dire de poser clairement la priorité de la libération de la France et de l’Europe de la domination capitaliste, ce qui aurait par voie de conséquence une portée internationale essentielle.

Dans le cas français, le cadre national est riche en perspectives novatrices et révolutionnaires que nous ne devons pas laisser corrompre ou dénigrer par les discours démagogiques et les illusions de ses récupérateurs ou opposants. Historiquement porteuse d’un esprit frondeur et rebelle, la France est née de l’idée que toute injustice devait obligatoirement donner naissance à une résistance capable de la vaincre. Que la liberté de la Nation et de son Peuple ne pouvait être divisée, que la communauté nationale offrait à l’individu un cadre pour son épanouissement en lui garantissant la solidarité de l’ensemble de ses concitoyens. « Un grand peuple ne vit pas de son passé, comme un rentier de ses rentes » comme l’écrivait Bernanos, il nous appartient de redonner son sens à ses anciennes notions de justice, de liberté et de souveraineté populaire. L’oligarchie qui nous dirige ayant renié la Nation, les travailleurs doivent la réinventer et en faire tout autre chose.

 

C’est dans cette optique que nous mettons en exergue l’idée de Nation des travailleurs, signifiant avant toute chose le renversement du rapport de force entre le capital et le prolétariat (immense majorité de la population). La domination réelle du capital bien qu’ayant fait diminué en quantité relative la classe ouvrière traditionnelle (délocalisation et chômage de larges secteurs industriels) n’en a pas moins plongé la majorité des travailleurs et des chômeurs dans une situation de prolétarisation, c’est-à-dire de précarité grandissante du point de vue de leurs conditions d’existence la plus élémentaire. Face à cette attaque de grande envergure déclenchée par le capital (lutte de classe), la réponse adéquate ne passe pas par trente six mille chemins. Les illusions réformistes ont fait long feu. Il n’y a qu’une seule solution, celle de renverser le rapport de force, non pas simplement de manière ponctuelle en essayant, même si cela est légitime, de compenser les pertes « économiques » de niveau de vie mais en tentant d’établir une hégémonie politique en faveur du plus grand nombre : le prolétariat, et cela afin que ce dernier dépasse sa condition.

Le cadre national est l’instrument adéquat au sein duquel le prolétariat peut redonner sens à sa vie sans être atomisé dans une néo barbarie sociale, qui serait son seul horizon possible avec le maintien du système en place. Qu’on le veuille ou non, l’Etat républicain offre encore l’opportunité d’exercer la puissance souveraine et de choisir les grandes orientations comme celles de sortir de l’OTAN, du carcan d’impotence de l’UE en proposant aux autres peuples européens une voie autonome de destin, par exemple. De même sur le plan intérieur, il s’agit de combattre ce qui peut malheureusement apparaître comme une « fatalité » économique, la condition au plus haut point précaire et soumise à la contingence la plus arbitraire, imposée aux classes populaires par le capital.

 

La socialisation des conditions de production et de distribution n’a pas uniquement une portée économique. Sa signification l’outrepasse. Il s’agit de renverser les finalités de l’être social qui sont actuellement aliénées au productivisme et au consumérisme par le processus d’instrumentalisation/manipulation des consciences. Sans se faire d’illusions sur la nature humaine, nous pouvons raisonnablement soutenir la thèse selon laquelle le capital dans sa domination réelle (soumission du rapport social à l’économie productiviste) entrave toute créativité humaine chez la plupart des hommes. Le socialisme prend alors le sens de participation consciente de chacun aux décisions le concernant sur le plan social. C’est notre réponse à la question de l’identité nationale qui ne se situe pas dans une essence intemporelle mais dans un effort constructif et qualitatif de la part d’un peuple prenant ses destinées en mains, y compris dans le contexte international de la lutte de classe et de la lutte pour une vision culturelle d’ensemble (monde multipolaire dans lequel l’Europe a son mot à dire).

En France, la conscience nationale fut toujours naturellement liée à une conscience socialiste et révolutionnaire forte dans le mouvement ouvrier. Elle connaît aujourd’hui un regain d’intérêt causé par le fait que toutes les attaques dont sont victimes les travailleurs français viennent de la logique d’un capitalisme mondialisé. Pour cela, la Nation peut servir de base à la création d’un rapport de force politique favorable car elle est encore un frein à l’extension de la globalisation et un lieu d’expression pour la solidarité. Elle est un levier pour faire basculer le Peuple dans le combat pour sa libération nationale et sociale.

 

Le rôle de la Nation dans la construction du socialisme

Car le débat sur la question nationale nous ramène à celui du choix de société dans laquelle nous voulons vivre. Pour nous, qui combattons pour le socialisme, nous ne voulons pas nous libérer de l’oppression du capitalisme mondialiste, pour retomber sous le joug d’un capitalisme « national ».

Dans un premier temps, la (re)nationalisation totale des secteurs clés économiques et des services publics doit permettre de remettre au service du peuple, l’outil économique. Le retour dans le cadre national de larges pans de la production et de la distribution économique s’accompagne d’une socialisation progressive de la Nation. Ainsi les conseils d’entreprise seront amenés à diriger l’activité de ces nouvelles structures. Cela passe par une redéfinition des besoins et des moyens de les satisfaire par une praxis sociale non aliénante. La dimension de la coopération des producteurs doit être l’axe central de cette nouvelle praxis, celle qui justement ne les réduirait pas à être de simples agents économiques.

Cela a, par exemple, de vastes répercussions sur le rôle de la formation, de l’éducation qui doit fournir aux travailleurs les outils leur permettant d’intervenir « théoriquement » dans le cadre de leur activité (cf. les analyses de Marx lorsqu’il explique que le travail devient de plus en plus « théorique »).

 

A partir de là, il ne faut plus considérer la technique sous son seul aspect de l’arraisonnement du monde mais comme pratique dialectisée par l’enrichissement du lien social. C’est la réponse au débat biaisé sur la croissance /décroissance. La liberté est toujours au-delà de la nécessité, en conséquence il n’y a un destin de la domination technique productiviste à croissance exponentielle que parce que la téléologie propre à l’être social est sous l’emprise de la domination réelle du capital. Dit autrement, le travail n’est pas que du travail ! Il peut apparaître comme lien social non aliéné s’il débouche sur autre chose que sur la seule préoccupation de la nécessité économique.

Ontologiquement, il est moyen de produire et de reproduire ses conditions d’existence au sens large, en d’autres termes il ne permet pas seulement de vivre mais de « bien vivre », c’est-à-dire non dans l’illimité de la quête marchande et financière mais dans l’ouverture à sa signification communautaire et à la réalisation personnelle des individualités.

Concrètement, un système de production et de distribution socialiste prendra en compte d’autres critères que la recherche du profit. On peut imaginer sans mal que les conditions de travail, la recherche de la qualité des produits, la valorisation de la production décentralisée et locale, le respect des équilibres naturels, seront des objectifs tout à fait réalisables pour ce nouveau rapport social.

Cela le capital l’interdit à jamais. L’idée utopique qu’il existerait un « bon capitalisme populaire », basée sur les entrepreneurs de PME familiales à la démarche paternaliste et d’honnêtes petits actionnaires, est un doux rêve qui ne résiste pas aux faits. S’il est évident que nombreux d’entre eux souffrent des retombées de la mondialisation et des dérèglements de l’économie, et qu’ils glissent progressivement vers les couches populaires du fait de leur paupérisation, ils n’en peuvent pas pour autant donner la direction aux luttes de l’ensemble des travailleurs (trop attachés à la croyance en l’éternisation d’un « bon » capitalisme). Ils doivent prendre conscience que la socialisation progressive des rapports de production est la seule solution pour sortir de leur impasse actuelle, la collectivisation de vastes secteurs de l’économie (au sens défini ci-dessus) pouvant même représenter pour eux une amélioration de leurs conditions de vie.

 

Communautés locales et régions : un rôle crucial dans la socialisation

Au cœur de notre réflexion et de notre action, l’idée de la socialisation est à nos yeux la seule solution pour que chacun s’habitue à prendre une part active et consciente au travail qui a toujours une portée collective et cesse d’être instrument ou spectateur passif de la domination capitaliste. La socialisation doit s’appuyer sur des bases « saines » (c’est-à-dire non mercantiles et liées à l’idée de solidarité et d’un minimum de décence morale commune, la « common decency » d’Orwell) que représentent les rapports humains authentiques existant encore dans nos sociétés. Pour cela, les communautés locales constituées par des communes populaires auront un rôle important à jouer. Nous serons amenés à développer dans un futur article cette idée mais nous pouvons d’ores et déjà la définir comme étant une unité politique et territoriale assez proche de l’esprit des premiers soviets de la Révolution Russe ou du fédéralisme avancé par la Commune de Paris.

 

Partisan de la subsidiarité, nous pensons qu’une articulation est possible entre les divers niveaux de compétence. Il s’agit évidemment du fameux principe de subsidiarité évoqué par les instances de l’UE mais qui pour cette dernière est un peu comme l’Arlésienne que l’on attend toujours… Cela n’est d’ailleurs pas si étonnant que cela car ce principe se situe aux antipodes du fonctionnement de la société capitaliste, de ses nécessités fondamentales. La subsidiarité consiste si l’on veut le dire le plus simplement du monde à s’occuper de ce qui nous regarde ! Justement, la démocratie représentative si chère au capital contemporain consiste à nous faire croire que l’on s’occupe, grâce à elle, de ce qui nous regarde. Le citoyen y est invité à participer à sa propre mystification et à s’identifier aux décisions inhérentes au fonctionnement optimal du capital dans sa quête illimitée du profit. Restent alors quelques miettes de pouvoir et de prébendes concédées à ceux qui veulent bien entrer dans le jeu de la politique du système.

 

Il est étrange que l’on ait peu insisté sur la compatibilité du socialisme et de la subsidiarité. Le premier ne peut vraiment se concrétiser et répondre aux attentes des citoyens que par le moyen de leur large participation à l’élaboration des orientations les concernant le plus immédiatement, c’est-à-dire sur le plan local plus ou moins proche selon les circonstances. Quant au second, si l’on ne veut pas seulement l’envisager comme une simple figure de style, il ne peut gagner en contenu que dans la mesure où il pourrait donner forme aux aspirations les plus communautaires et non à l’imposition d’intérêts particuliers à la majorité.

C’est en ce sens, la concrétisation des termes du Contrat Social évoqué par Rousseau, qui a été trop souvent mal compris. Qu’ « il n’y ait pas de sociétés particulières dans l’Etat » écrit le philosophe. On croit devoir lire cette affirmation comme étant un plaidoyer pour la centralisation artificielle à tout prix. C’est à notre avis un contresens puisque l’auteur précise que s’il doit en exister (réalisme !) il faut alors favoriser leur multiplication ! Comment alors les articuler si l’on veut qu’en résulte la « volonté générale » (qui n’a rien d’abstraite !).

Réponse : par la subsidiarité, c’est-à-dire par l’espace public se dégageant de la discussion concernant ce qui semble être le plus pertinent pour telle ou telle instance communautaire existant à telle ou telle échelle ; les communautés plus larges (au sens d’instances de décisions à portée plus large comme la région par rapport à la commune et ainsi de suite) englobant celles du stade inférieur non pour les phagocyter mais pour leur donner les moyens d’exister dans un monde complexe (par exemple, questions de sécurité nationale, approvisionnements divers, etc.).

 

Sans entrer dans une description de notre futur qui serait utopique, qui ne perçoit qu’un tel fonctionnement porte en lui l’empreinte de la socialisation de nombreux facteurs de notre activité, de notre existence sociale ? Les nouvelles réalisations que le Socialisme apportera ainsi, laissent entrevoir un vaste champ du possible pour faire revivre les collectivités et communautés locales. L’attachement à des cultures enracinées ne sera nullement incompatible avec la participation à cette transformation radicale de la société. Elles trouveront leur place naturellement dans cette nouvelle organisation.

Mais nous devons préciser qu’une relative centralisation sera toujours nécessaire. Si la relocalisation de l’économie veut être efficace, elle doit être coordonnée au niveau de la France et de l’Europe par une planification intelligente dans le domaine de la production et de la distribution. Nous ne pouvons que souscrire à l’analyse d’un collectif issu du PCF sur la question de la centralisation: « Elle constitue la meilleure garantie dans l’élévation de la productivité, dans la lutte contre les gaspillages, dans la diminution de la bureaucratie. De plus, c’est elle qui assure un développement homogène de la communauté nationale sur l’ensemble du territoire. (…) La première des libertés locales reste la liberté de pouvoir atteindre un niveau de développement identique aux autres collectivités. (…) Un contre-exemple remarquable à l’efficacité de ces politiques peut être celui de l’Espagne où peuvent se côtoyer une Catalogne richissime et un Sud du pays en quasi sous-développement. L’homogénéité des niveaux de vie à l’intérieur du pays ne peut donc se faire que par une répartition des richesses par l’action de l’État central. En revanche, il convient que l’élaboration des politiques mises en œuvre par la nation soit un projet concerté, associant les citoyens de base, par l’intermédiaire de structures locales, aux pouvoirs importants, qui soit le fondement de la démocratie dans le pays. De même, il est impératif que la mise en place réelle des politiques de développement se fasse, sur le terrain, par des organismes responsables et révocables par les citoyens en cas d’incompétence, de mauvaise volonté ou de procédés douteux [1] ».

 

La crise économique et financière actuelle laisse entrevoir la possibilité de sortir du capitalisme. Il est nécessaire de décoloniser notre imaginaire de la marchandise, selon la formule de Serge Latouche (de son existence sensible/suprasensible, ajouterons-nous avec Marx), et de proposer une alternative viable au système capitaliste. Cette alternative ne saurait prendre la forme d’un inenvisageable retour à un mirifique âge d’or et ne sera en aucun cas unique, mais conforme au génie propre de chaque culture. Elle devra nécessairement tenir compte de la finitude de la Terre et de ses productions naturelles et sera donc libérée du tropisme du consumérisme. L’Europe, et plus généralement les pays du Nord, devront repenser intégralement leur système de production et de consommation pour le rendre compatible avec les limites des ressources naturelles. La théorie de la décroissance signifiant pour nous la fin de l’accumulation capitaliste, fin inhérente au socialisme, pourrait être le paradigme permettant de concilier le caractère prométhéen de la civilisation européenne (non réductible à l’économisme) et la réduction de notre empreinte écologique. Elle préconise entre autres choses de relocaliser la production des biens et des services, et par voie de conséquence, les emplois. Elle est en ce sens un frein à la mondialisation car elle conduit au réenracinement en s’opposant à la logique de la nomadisation. Elle s’articule logiquement avec une conception subsidiariste de la société dans le cadre d’une Europe réellement fédérale que nous appelons de nos vœux<.

 

NOTE

1>Collectif, « L’idéologie Européenne », Editions Adem, 2008.

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